L’immense continent Nord était coupé en deux par une longue chaîne de montagnes. Au sud, des terres riantes, arrosées par de longs fleuves, dont la Stral et le Sund, qui se jetaient dans la ville la plus riche du monde. Au nord, en revanche, on trouvait des terres arides et désolées. Dans ces étendues de steppe parsemées de broussailles, des nomades élevaient des chevaux. On y travaillait le bois dans les quelques forêts. On y chassait l’élan, le renard blanc ou l’ours.
Quelques cités profitaient des cours d’eau ou de carrières de marbre pour se développer. Parmi elles, certaines avaient grossi et des hommes puissants avaient commencé à y faire régner l’ordre.
Le fonctionnement clanique des tribus de nomades s’accommodait de ces petits villages fortifiés. Chaque chef menait ses affaires au sein de vastes étendues de plaines, avant de commercer dans ces points de rencontre.
C’est dans l’une de ces villes que Boskhan s’était couronné lui-même empereur. Ce seigneur de guerre et génie tactique avait écrasé la concurrence en quelques mois. A l’aide d’archers montés extrêmement mobiles, il avait mené des embuscades, des raids de pillage. Ses troupes vivaient sur le pays et ruinaient des hectares de terrain. Ses lieutenants n’hésitaient pas à réduire en esclavage des milliers d’habitants, condamnés à servir dans les champs. Le fourrage nécessaire à l’entretien de la cavalerie occupait une bonne partie du temps.
Boskhan établit sa cour et commença à recevoir des ambassades des quatre coins du monde. Stralsund fut la première ville d’importance à approcher le seigneur de guerre. Le Consul Olsen envoya sa cousine Roda, pas loin de soixante-dix ans, mais toujours alerte et l’esprit vif.
L’ancienne connaissait bien les terres du nord. Feu son époux avait oeuvré du côté de Hoorn, loin à l’Ouest. A son décès, elle avait traversé le continent jusqu’au Matriarcat de Tara, loin à l’Est. De cette longue expérience d’ambassadrice, elle en avait rié une leçon d’importance. Les Nordiens ne pensaient pas comme tout le monde.
La cour de Boskhan était un nid de vipères, peuplée de faux-culs incompétents. Mais le maître, en revanche, brillait par son intelligence. Il savait jouer les uns contre les autres. Il obtenait toujours ce qu’il voulait. Le danger qu’il représenterait serait difficile à contenir.
Tel était le rapport que Roda avait envoyé à Stralsund par palup voyageur. Elle y recommandait de tenter par tous les moyens de le freiner. Soudoyer des rivaux, alimenter des rumeurs. Dans l’idéal, une révolte sur sa base arrière pousserait Boskhan à rebrousser chemin. Il y perdrait du temps et des troupes.
Ce matin là, assise devant son miroir, elle brossa avec soin sa longue chevelure blanche. Elle disposait de serviteurs, bien sûr. La plupart du temps, c’était d’ailleurs un plaisir de se faire servir. Pour se coiffer, en revanche… Pendant que le peigne passait et repassait sur sa tignasse, elle réfléchit.
Il lui apparut que Boskhan était un type mégalomane et dangereux. Mais un génie militaire comme le monde n’en avait jamais connu. Il savait positionner ses troupes, et n’hésitait pas à se placer en première ligne. Il lisait les généraux adverses comme un livre ouvert. Pas étonnant que les autres chefs de clans aient cédé devant lui aussi facilement. L’homme,impitoyable, avait un jour décapité la moitié d’une armée ennemie pour l’exemple.
-Madame l’ambassadrice ? Un message pour vous.
La jeune fille aux couettes nouées par un ruban s’inclina devant l’ancêtre, qui cueillit le petit rouleau. Quel était son nom déjà… Petra ? Oui, Petra. Si jeune… Elle pourrait être sa fille. Non, sa petite fille.
Elle s’assura que le sceau n’avait pas été brisé, mais résista à l’envie d’en lire le contenu sans attendre.
-Vous avez bien nourri le palup ?
-Oui madame. Graines de tournesol, ses préférées.
-C’est bien, mon enfant. Aidez-moi à me relever.
La domestique s’approcha, tint le bras et laissa Roda s’appuyer sur elle. Ses genoux craquèrent. La vieillesse était un enfer. On se sentait toujours aussi jeune dans sa tête, mais le corps grinçait telle une porte rouillée. Foutues articulations.
Elle se dirigea vers la terrasse et s’assit pesamment sur une chaise. La jeune fille alla lui chercher une couverture. Les premiers frimas du printemps lui arrachèrent un sourire. Dans cette petite maison de village, elle pouvait encore observer la nature. Le chant des oiseaux, les premières fleurs écloses. Même si la horde de soudards de Boskhan avait étalé ses tentes dans tous les champs des alentours.
Elle attendit son thé, puis renvoya sa servante. Roda déplia alors le message - son cousin le Consul, bien sûr. Avec un soupir, elle tira son carnet d’une poche intérieure, aligna la feuille de papier pelure à côté de la page de gauche, et commença à transcrire le code secret qu’elle avait mis au point depuis des années.
“Cher cousine,
J’espère que le printemps vous apportera un peu de chaleur dans ces terres désolées. J’ai bien reçu votre dernier message. Je partage votre inquiétude. Nos espions nous font part de la présence d’éclaireurs aux environs de Buli. Merci de nous confirmer que B. Prend la direction du sud. Nous fortifions la ville.”
Roda pesta. Le confort de la petite maison ne serait bientôt plus qu’un souvenir. Il lui faudrait reprendre la route, des heures à cheval ou dans un carrosse qui lui scierait le fondement. Les hommes ne pouvaient-ils pas rester en place ? La route du sud… Mauvaise nouvelle. Et Stralsund, fortifiée ? Bon sang. Son cousin chiait dans ses chausses. Elle n’était pas loin d’en faire autant. Pourtant, elle n’était pas du genre à céder à la peur, d’habitude. Mais de Boskhan-là, il ferait cailler du lait dans le pis d’une vache.
-Petra, mon enfant, préparez nos affaires de voyage. Nous partons dans trois heures.
La jeune femme ne perdit pas de temps en questions. Elle fit une révérence et s’attela à regrouper les tenues de l’ambassadrice, qu’elle plia avec soin avant de les placer dans les coffres. Le nécessaire d’écriture, le miroir, la vaisselle… Roda voyageait léger, mais elle disposait tout de même d’une dizaine de serviteurs. Il y aurait aussi les cages des oiseaux messagers, des réserves de nourriture, diverses fournitures. Elle demanda à son intendant d’établir un inventaire complet de leurs possessions, et de dépenser sans compter pour compléter les stocks. Il s’inclina et bientôt, toute la ruche de sa maisonnée s’activa.
Pendant ce temps, Roda termina son thé, puis sortit.
Les habitants du village s’étaient enfermés chez eux. Pas question pour les femmes de sortir : les cohortes de cavaliers n’attendaient que cela pour les molester. Roda et son grand âge étaient tranquilles sur ce plan : le dernier homme qui l’avait chevauché avait passé l’arme à gauche depuis belle lurette.
Elle se dirigea vers la sortie du village, et repéra une grande tente bleutée un peu à l’écart. Il y avait foule dans le campement. Les hennissements des chevaux et les tintements des marteaux sur les enclumes résonnaient. Cette fin de matinée ne lui paraissait pas différente de d’habitude. Rien n’indiquait un départ imminent.
Devant la tente, une douzaine de soldats montaient la garde. Ils étaient équipés d’un plastron de cuir bouilli et d’une longue lance. Elle les ignora et rentra résolument dans la tente, sans qu’un d’entre eux n’ose l’en empêcher.
-Le bonjour, Pradesh. Alors, nous quittons ce bouge ?
-Madame l’ambassadrice.
Pradesh et son regard d’aigle hautain l’accueillit avec froideur. Roda se moquait de son avis. Le chambellan de l’empereur auto-proclamé servait simplement de truchement pour les ambassadeurs.
-Nous partons demain en effet. Notre seigneur Boskhan souhaite rejoindre l’océan.
-Ouais. Besoin d’air pur, tout ça. Epargnez-moi ces fadaises. Il a soif de conquêtes. Les jeunes adorent le sang. Ils ont l’impression d’exister à proportion du nombre de cadavres devant eux.
L’homme ne répondit pas. Il ne décidait pas, de toute façon. Roda grogna et tourna les talons. Elle n’apprendrait rien de plus. Elle décida de traîner dans le camp. La terre retournée par des milliers de pas et de sabots lui collaient aux chaussures et la gadoue giclait sur le bas de sa robe. Peu importait. Son rôle était de rassembler des informations, aussi laissa-t-elle traîner ses oreilles.
Autour des feux de camp, les hommes déjeunaient. Les marmites fumaient, des lapins rôtissaient et des tonneaux de bière étaient mis en perce. Les hommes profitaient du calme avant la tempête. Certains aiguisaient leurs lames. D’autres empennaient leurs flèches. Plus étonnant, des hordes de gamins gambadaient en riant au milieu des soldats. Les femmes lavaient les vêtements ou reprisaient des tenues. Le camp ressemblait à n’importe quelle petite ville, avec son lot de petits métiers. Sauf que le principal métier de tout ce petit monde restait de semer la mort bien plus que le blé.
Roda erra dans le camp un bon moment, saluant quelques capitaines croisés à l’occasion de rares réceptions. Elle aurait aimé voir Boskhan, mais l’homme évitait la compagnie des “Sudiens”, comme il les appelait. Elle n’était conviée que lorsqu’il avait besoin de ses services. Dans ces cas-là, il s’agissait principalement de jouer les traductrices avec des marchands de Stralsund. Le seigneur de guerre adorait le luxe. Epices, animaux rares, objets complexes… Il rêvait de bouches à feu et de poudre à canon. Stralsund possédait tout cela. Roda lisait la convoitise dans ses yeux lorsqu’il lui parlait ou rencontrait les négociants. Il désirait plus que tout être pris au sérieux par la plus grande puissance du monde, la ville-monde. Stralsund, par opportunisme commercial, lui échangeait tout un tas de marchandises. Mais pas d’armes. Surtout pas de bouche à feu.
Que les dieux épargnent le monde s’il parvenait à en obtenir.
Après deux heures à crapahuter dans le camp, la vieille ambassadrice rebroussa chemin. Elle avait une bonne idée de ce qui se passait. Le Consul de Stralsund avait raison. Boskhan prenait la route du sud. Buli finirait par tomber.
Il s’agissait d’une ville mineure, mais à l’importance stratégique. Elle se situait au pied des montagnes qui coupaient le continent en deux, et au bord de la mer de l’Est. Autrement dit, la cité contrôlait une bande de terre de quelques lieues et servait de point de passage obligé entre le nord et le sud.
Si Boskhan s’en emparait, il s’ouvrirait la route du sud. Roda regagna sa masure. Ses domestiques l’y attendaient, prêts au départ.
-Allez chercher la carriole.
Quitte à se geler le cul sur les routes, autant prendre de l’avance.
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