samedi 30 novembre 2019

Mikhail (1)

Le soleil implacable écrasait les dunes de sable. Oasis, la cité perdue au coeur du désert, faisait le dos rond.
Loin au coeur du continent sud, au carrefour des routes commerciales, Oasis attendait, alanguie, les heures plus fraîches du début de soirée puis glaciales de la nuit.
C’est cela qui surprenait les visiteurs : en nage et brûlés par la chaleur pendant des heures, emmitouflés dans des couvertures lorsque le ciel devenait noir d’encre, parsemé d’étoiles.
La ville comptait environ dix mille âmes en temps normal, mais lorsque le commerce battait son plein, elle pouvait en accueillir le double ou même le triple. De grands espaces se tenaient prêts pour les visiteurs, à la fois pour de lourdes tentes de toile, ou dans des bâtiments en pierre blanche à moitié enfoncés dans le sol. Entrepôts, auberges, bordels : le petit monde parallèle du commerce à  disposition.

Chaque grande république, chaque royaume marchand y envoyait des émissaires. Stralsund n’échappait pas à la règle. Mikhail Astarov jouait ce rôle depuis peu, et il peinait encore à comprendre les subtilités locales. Il faut dire que, natif de Hoorn, il se trouvait à plusieurs milliers de lieues de chez lui. Et que chez lui, il neigeait si souvent qu’il avait plutôt l’habitude d’un paysage blanc que d’étendues sableuses…
De la fenêtre étroite du caravansérail, le jeune homme aux cheveux blonds coupés courts et aux yeux bleu pâle observa le paysage désolé qui encerclait Oasis. Derrière lui, une fontaine glougloutait paresseusement. De l’eau au milieu de nulle part, un gâchis improbable. Il soupira. Dans une région où l’eau valait plus cher que tout, cette fontaine symbolisait la richesse de son hôte, l’éminent Amir Houssem. L’air, parfumé d’encens, lui piquait le nez.
-Mon ami, venez par ici ! Le thé est chaud, autant que ces charmantes demoiselles.
Le rire gras d’Amir tira Mikhail de sa rêverie. Le gros poussah, avachi dans un canapé confortable, pelotait deux gamines bien trop jeunes, dont les minauderies artificielles masquaient mal leur terreur. Les colères d’Amir étaient légendaires et elles ne tenaient pas à lui déplaire.
-Merci, Amir. Je vais accepter le thé, mais pas ces demoiselles…
-Ha ! J’ai des jeunes garçons si vous préférez, répondit-il.
Un claquement de doigt fit venir un serviteur, mais Mikhail, les yeux au ciel, secoua les mains.
-Non plus, je ne suis pas là pour cela. Je suis uniquement venu pour parler de nos affaires.
-Les affaires… Vous autres, du nord, êtes toujours trop pressés. Les affaires, les affaires… Ce sont celles du coeur et du corps qui comptent !
Et Amir se remit à caresser les gamines, qui gloussèrent de joie feinte.
-Votre hospitalité est un honneur et votre générosité sans limite. Malgré tout, j’ai bien peur que les demandes de mes employeurs ne deviennent insistantes. Les cargaisons de Stralsund croupissent dans des entrepôts depuis trop longtemps. Nos draperies et nos vins ne sont-ils pas d’excellente facture ?
-Toujours mon ami, toujours… c’est pour cela que nous aimons autant faire affaire avec vous. Mais nous aimerions bien d’autres choses.
Le regard soudain dur d’Amir n’échappa pas à Mikhail, ni même aux deux esclaves, qui ralentirent leurs caresses.
-Des armes, j’imagine.
-Des armes. Des bouches à feu et de la poudre noire.
Mikhail hocha la tête et écarta les mains.
-Vous n’ignorez pas que depuis le drame de Kalandra, Stralsund se montre extrêmement méfiant. Vendre des armes, ce n’est pas la philosophie de notre cité. Nous n’aimerions pas les retrouver sous les remparts de nos villes…
-Bah, Stralsund est loin, et je suis ici. Et mes concurrents manquent de patience. Les tribus du désert gâchent le commerce. Il faut les mater, pour que l’argent circule. Et vous autres Nordiens, vous aimez ça, l’argent, hmmm ?
Mikhail grimaça. Amir se révélait un interlocuteur aguerri.
-Je vais devoir en référer à ma hiérarchie. La décision reste du ressort du Consul.
-Va mon ami, va… Mais prend garde : même le palup le plus rapide mettra bien un mois à monter vers Stralsund. Et un mois à en revenir. Tes marchandises peuvent-elles patienter si longtemps ? Et de mon côté, mes épices ne risquent-elles pas de se gâter ? Je trouverai sans peine des acheteurs…
Mikhail s’inclina et prit congé. La colère le gagna. Ce fourbe d’Amir avait toutes les cartes en main. Ses hommes maîtrisaient l’essentiel du commerce d’Oasis et il détenait un quasi monopole sur les routes en provenance de Delta. Parmi les cargaisons, le sirân si convoité. Plusieurs caisses, une véritable fortune, que Stralsund revendrait au quadruple du prix dans les plus grandes cités du Nord.
Le jeune homme rentra dans ses quartiers et verrouilla la porte. Il disposait d’une grande chambre, avec des tapis précieux, des tableaux, des vases de fleurs. Il quitta ses chaussures. Le carrelage glacé sous ses pieds lui rappela les hivers à Hoorn. Il s’assit sur un lit trop mou et se prit la tête dans les mains.
Amir avait raison : il ne pouvait pas attendre la réponse du bureau du Consul à Stralsund. Il était responsable du comptoir à Oasis, entouré d’une dizaine de commis qui géraient les affaires courantes - comptabilité et recensement des ressources, rédaction des contrats. Une poignée de débardeurs, originaires de la ville, aidaient à faire transiter les marchandises. Le comptoir de Stralsund comprenait un entrepôt spacieux et des écuries pour les ânes, chevaux et dromadaires. Mais aucun de ces employés ne pouvait l’aider à prendre la décision.
Vendre des armes à Oasis. L’une des deux villes qui avait assiégé Kalandra pendant des mois, lors de l’alliance avec Al-Kufra. Stralsund avait défendu la cité du fleuve bec et ongles, y avait laissé des milliers de morts avant de briser le siège. Oasis ne disposait pas, à l’époque, de bouches à feu. Des armes de mort, projetant des boulets de pierre ou de fer à des centaines de pas, propulsés par un savant mélange de poudre noire. Des armes qui avaient révolutionné l’art de la guerre. Les ingénieurs de Stralsund maîtrisaient de mieux en mieux les techniques de fonderie. Le Consul tenait à ce que ce secret soit jalousement conservé, dans le cas où des seigneurs de guerre trop gourmands viendraient briser l’hégémonie de la république maritime.
Mais le Consul avait donné un ordre de mission très clair : écouler la marchandise, et récolter le maximum de sirân possible. Deux ordres contradictoires, pour un sacré cas de conscience.
Il s’allongea un instant les yeux dans le vague. Il se sentait pris au piège. Il n’y avait aucune bonne décision. Il se passa la main dans les cheveux, se gratta la barbe. Un verre. Il lui fallait un verre.
Il se leva, remit ses chaussures et sortit.
La nuit était tombée sur Oasis, et la ville s’animait. De la musique s’échappait de quelques tavernes. Il croisa des groupes de fêtards et jalousa leur bonne humeur. Au dessus de lui, le ciel noir constellé d’étoiles incitait à la rêverie. On se sentait si petit, dans le désert. Pas étonnant qu’il y eut un tel mysticisme.
Il choisit une auberge de bonne tenue, où se retrouvaient de nombreux Nordiens. L’enseigne, “La grue cendrée”, paraissait incongrue dans ce décor désertique. Le propriétaire, un natif de Kimberley, s’amusait de ce contraste. La devanture ne payait pas de mine : une large porte, deux grandes fenêtres de verre coloré et une mosaïque représentant l’oiseau en plein vol.
Mikhail entra dans une pièce surchauffée, où un pianiste jouait une gigue endiablée. Les vapeurs de tabac et d’alcool se mêlaient dans une alchimie peu agréable.
Les tables, bien remplies, accueillaient toute une foule de commis et de marchands venus de loin, qui retrouvaient ici quelques heures de leur patrie d’origine. La cave de la “Grue cendrée” avait de quoi satisfaire bon nombre de clients.
Il s’installa dans une alcôve libre et commanda un vin des coteaux de l’ouest de Stralsund. Il le sirota, perdu dans ses pensées. Son regard se noyait dans le fond rubis de cet excellent cru. Un mot le sortit de sa torpeur.
-Cet enfoiré d’Amir nous a bien roulé. Il n’a pas les marchandises. Il fait monter les enchères, mais il n’a rien !
-Comment le sais-tu ? demanda une deuxième voix.
-J’ai un informateur dans son personnel. Il m’a confirmé que les entrepôts d’Amir étaient vides. Des caisses vides, pour tromper son monde ! C’est un escroc…
Mikhail faillit s’étrangler et cracha à moitié son vin. Il releva la tête et se tourna vers les deux marchands de l’alcôve voisine. Deux hommes à la peau sombre relevèrent la tête et arrêtèrent leur discussion.
-Pardonnez-moi messires, je ne voulais pas surprendre votre conversation, mais je suis moi-même en affaires avec Amir… Mikhail Astarov, de Stralsund. Êtes-vous sûrs de votre source ?
Les deux hommes, méfiants, le jaugèrent. L’un hésitait, mais le second lâcha :
-Mouais. Vous vouliez lui acheter quoi ?
-Pour le coup, je vais garder cette information. Mais nous disposons de cargaisons de lainages, draps, vins et quelques produits travaillés, comme des horloges, qui patientent dans nos entrepôts. Nous sommes toujours preneurs d’épices, bien sûr, ajouta-t-il.
Les deux hommes se regardèrent. Et éclatèrent de rire.
-Ha ! C’est donc cela ! Le salaud d’Amir… il joue les intermédiaires… Il comptait nous vendre vos marchandises, et vous vendre les nôtres, sans aucun doute !
-Et s’engraisser avec une commission substantielle…
Mikhail se joignit aux rires. Les deux hommes se présentèrent comme des caravaniers pratiquant la route entre Delta et Oasis. Des grossistes bien rompus aux dangers du parcours, qui connaissaient bien les producteurs d’épices.
-Depuis des années, nos débouchés sont tributaires du bon vouloir d’Amir et de ses concurrents. Ils conservent jalousement leurs prérogatives, ici. Les droits de douanes sont prohibitifs. Et comme Oasis est la seule ville-étape… Il n’y a pas d’eau, ailleurs, pour implanter une rivale. Nous sommes obligés de passer ici. Cela nous coûterait bien trop de temps et d’argent de remonter directement vers Kalandra.
Les trois hommes échangèrent pendant un bon moment autour d’une bonne bouteille. Ils firent connaissance. Le duo décrivit Delta, les plantations d’épices. Mikhail leur parla de Hoorn et de Stralsund. Incrédules, ils pensèrent qu’il se moquait d’eux lorsqu’il évoqua la neige. La soirée passa de manière très agréable, avant qu’ils se séparent bons amis. Il se chargea bien sûr de l’addition.
Le lendemain soir, Mikhail, déguisé, quitta le comptoir. Il avait envoyé plusieurs commis vérifier les propos des caravaniers, afin de contrôler leur sérieux. L’enquête s’était révélée prometteuse. Mais il se savait sous surveillance d’Amir, aussi emprunta-t-il des portes secondaires, multiplia les tours et détours. Il changea même de tenue en cours de route. Une fois sûr d’avoir échappé à d’éventuels espions, il entra dans une taverne discrète et pénétra dans une arrière-salle.
 Il y rencontra à nouveau les deux hommes. Des chiffres furent avancés. Toujours dissimulés dans de grandes robes traditionnelles du sud, ils traversèrent la ville en direction des entrepôts.
Dans le plus grand secret, ils étudièrent la qualité de leurs marchandises respectives. De poignées de mains en signatures, l’échange fut assuré. Mikhail ajouta quelques coffres remplis de pièces d’or, et quelques cadeaux.
Stralsund disposait désormais de fournisseurs exclusifs sur la route de Delta.
Lorsqu’Amir l’invita, il hésita à décliner et à envoyer paître le gros marchand. Mais l’homme restait puissant, à Oasis. Il ne faudrait pas que Stralsund y perde son comptoir. Il s’y rendit donc et pénétra dans le caravansérail.
-Mon ami ! Prenez donc un verre et des gâteaux au miel. Parlons affaires…
-Si vite ? Vous ne vous montriez pas si hâtif la dernière fois.
Amir épongea son front et son rire sonna faux.
-C’est que, je m’adapte à vos pratiques…
-Ou que vous ne maîtrisez plus trop la situation, piqua Mikhail.
Le marchand plissa les yeux.
-Je n’aime pas trop vos manigances, Nordien…
-Je n’aime pas trop les mensonges, messire. Je me suis renseigné. Vous n’avez pas les marchandises que je cherchais. Vous avez tenté de me tromper une fois de trop. Vous n’aurez rien. Je vais prendre d’autres dispositions. Merci pour votre accueil.
Et Mikhail salua. Il sortit, tremblant. Il espérait que ce coup d’arrêt dans les négociations resterait sans conséquence. Il avait obtenu ses caisses de sirân. Pourvu que le prix payé ne soit pas trop lourd. Si le comptoir était mis à mal, le coup serait rude, très rude pour la richesse de Stralsund…




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