L’ambiance semblait lourde ce soir. Omikami Kaze ne vivait pas à Stralsund depuis très longtemps, mais elle pouvait ressentir la nervosité des clients de la taverne “Le Vieux Filet”. Pas de rires gras, pas de tapes dans le dos ou de chant de marin : chacun buvait, le nez dans sa chope, tourné vers lui-même.
Tout en nettoyant un verre avec un tissu à carreaux, la native du Matriarcat de Tara observait la salle. Le Vieux Filet était un bouge du quartier des Pêcheurs, comme on en trouvait des dizaines. La pièce commune mesurait trente pas sur trente, avec un comptoir en bois récupéré. Autour, des bancs brinquebalants et des tables construites à l’aide de vieux tonneaux. Le sol, de terre battue, collait sous les chaussures tant il était détrempé - à la fois à cause de l’orage qui faisait rage au dehors que par les boissons renversées par mégarde. Le tenancier avait tendance à se planquer à l’étage où il menait des affaires pas très nettes, et laissait la salle à son employée.
La jeune femme surveillait la foule. Une vingtaine d’hommes, des marins principalement. Probablement des pêcheurs retenus en ville par les intempéries, et qui noyaient dans l’alcool leur déception d’une journée de travail perdue. Il ne faisait pas bon partir sur les océans par un temps pareil.
Omikami ne comprenait pas encore toutes les conversations. La langue locale, chantante, tranchait beaucoup trop avec les rythmes gutturaux de sa région natale. Pire, les hommes de Stralsund se montraient bien trop expansifs et bavards, à agiter leurs mains sans aucun contrôle. Au Matriarcat, ils auraient été châtiés pour tant d’insolence. Ils ne savaient pas tenir leur place, ici. Les coutumes locales la perturbaient. Comme si tout était inversé.
Elle reposa son verre, et entreprit d’en laver consciencieusement un deuxième. Le Vieux Filet avait beau être une taverne minable coincée au fond d’une ruelle anonyme, elle tenait malgré tout à soigner le service. Elle n’avait de toute façon pas appris autrement qu’à une rigueur de tous les instants. Chaque bouteille était ainsi parfaitement alignée, au millimètre.
Le patron avait bien été le seul à accepter la présence d’une “face plate” dans son établissement. Les autres avaient renâclé à la vue de sa peau cuivrée, de ses yeux bridés et de ses longs cheveux noirs raides. Elle s’était pourtant appliquée. La position de Révérence - corps incliné, bras collés le long du corps, jambes tendues - figurait parmi les Huit Postures de Respect, que sa mère lui avait inculqué toute petite à grand renfort de coups de badine de saule.
Mais les sauvages du sud ne semblaient pas les connaître, et plus d’un tenancier avait ricané en la voyant ainsi. Sans parler de ceux qui lui avaient proposé de vendre son corps.
Omikami avait quitté le Matriarcat trois mois plus tôt. Les trois cités de la péninsule du Trèfle - Tara, Mara, Dara - lui paraissaient trop étroites. Et pas seulement sur le plan géographique… Des coutumes et des lois strictes, une religion rigoureuse, aucune place à l’imagination. Les jeunes apprenaient tôt le poids de la tradition, de la discipline et du respect aux anciens. Tout le contraire de la fantasque cité marchande de Stralsund.
-Zauriez une liqueur de pomme ?
La voix la fit tressaillir, au point qu’elle faillit laisser tomber le verre. Perdue dans ses pensées, elle n’avait pas fait attention au client accoudé au comptoir. L’homme au cheveux blancs, bedonnant, avait le visage rond et creusé de rides. Mal rasé, il avait tout du marin d’expérience qui fuyait sa femme au profit d’une bonne bouteille.
Omikami hocha la tête et se retourna vers l’étagère. Elle n’osait pas encore parler la langue locale, trop difficile. Elle en comprenait des bribes. Principalement le vocabulaire des alcools, ici. Elle servit son client, qui fila vers une table au milieu de la salle après lui avoir jeté craintivement deux pièces de cuivre.
Quel manque de discipline, songea-t-elle. Là où les hommes du Matriarcat se tuaient à la tâche en toute saison, sobres et soumis, ceux de Stralsund se perdaient dans la débauche la plus complète. Et le pire, c’est qu’elle en était complice.
Elle n’avait pas vraiment eu le choix. A l’adolescence, elle avait commencé à poser trop de questions sur le pourquoi des choses. Penser pouvait se révéler dangereux à Tara. Sa mère lui avait bien fait comprendre. Trop de séjours à la cave, dans le noir, au milieu des rats, et de coups de martinet. Omikami ne comprenait pas. Elle entendait des marins de passage évoquer des mondes si différents du sien, et elle n’avait pas le droit de poser des questions.
Chaque journée était à l’époque rigoureusement minutée. Levé à l’aube. Une heure d’exercices physiques éreintants, vêtue d’un simple pagne, quel que soit la saison. Un déjeuner frugal - fruits secs, tranche de pain de seigle, un verre de lait - puis des travaux collectifs. Ravaudage de filets de pêche. Ménage. Travail du bois. Préparation du pain. Repas, souvent un simple ragoût de poisson. Le tout entrecoupé de leçons à ânonner, de cérémonies religieuses parfumées à l’encens. Les mêmes processions, tête baissée, jour après jour. Les cours de lecture basés sur les saintes écritures, le calcul, l’histoire - de la grandeur du Matriarcat, bien sûr. Une vie en vase clos, sans surprise.
Perdue dans cette taverne décrépite à des milliers de lieues de chez elle, Omikami était libre. Même si les marins pouvaient parfois se montrer désagréables ou trop insistants, cela n’avait rien à voir avec une vie passée à s’incliner, se prosterner et à suivre les directives de la Matriarche.
La jeune femme s’était échappée juste avant son mariage - un simple contrat sans qu’elle ait choisi l’homme. Dissimulée dans un tonneau au milieu d’un chargement de pommes, elle avait surpris le marchand qui l’avait bien involontairement sorti de la cité de Tara. Elle avait erré de bourgades en hameaux, de villages en villes, à travers toute la côte Ouest, direction le sud. Au hasard, puis, au fil des conversations surprises autour d’elle, en direction de la ville mythique de Stralsund. Elle avait travaillé dur tout au long de son parcours, dormi dans des tas de foin ou en plein air. Pas la moindre tenue de rechange, d’argent ou quoi que ce soit, bien sûr.
Les voleurs et les maquereaux en avaient été pour leurs frais. Ils pensaient avoir à faire à une faible femme sans ressource, qui pourrait être prête à tout pour survivre. Ils s’étaient heurtés à la voie du Roseau.
Omakami n’avait apprécié de ses années de formation que les heures passées à répéter inlassablement les exercices de combat à mains nues traditionnels du Matriarcat. La voie du Roseau misait sur la souplesse, la vitesse, et des frappes au corps à des endroits précis, étudiés, à la force mesurée. Une voie du contrôle de soi essentielle, car elle se rapprochait de la volonté de discipline de fer imposée à toutes les femmes du pays. Après quelques échauffourées, les hommes avaient fini par se passer le mot. Et elle avait échoué à Stralsund, au Vieux Filet. Pas vraiment ce qu’elle avait imaginé en partant.
Un nouveau client s’approcha. Un petit homme à l’air indifférent, la cinquantaine, dégarni, qui chiquait un tabac d’une odeur infecte. Il demanda un alcool fort des îles du sud et sirota sa boisson, les yeux dans le vague et la chique calée dans sa joue droite.
Dans la salle, la nervosité était montée d’un cran. Les hommes murmuraient. Dans un coin, une partie de cartes avait attiré quelques quidams. A une autre table, un trio s’agitait de plus en plus. Un homme au visage rougeaud haussait le ton. La jeune femme ne comprenait rien à son sabir, mais cela sentait le roussi. Elle se prépara. C’était ainsi presque tous les soirs.
Comme elle le pressentait, le colosse alcoolisé se leva d’un bond en insultant son voisin, renversa la table et des couteaux apparurent. Omikami sauta par dessus le comptoir d’un bond souple et asséna la Caresse du Marteau, un coup sec du plat de la main sur l’avant-bras. Le couteau tomba, l’homme hurla, poignet brisé. Bientôt, d’autres marins s’en mêlèrent elle en neutralisa encore trois avant que la raison ne revienne. Les marins ivres furent expulsés sans ménagement, et les autres reprirent leurs chopes comme si rien ne s’était passé.
-Pas mal, mamzelle, lui souffla le petit homme du comptoir avec un clin d’oeil.
Il sirotait son vin avec lenteur, et une lueur d’intérêt s’était allumé dans ses yeux.
-Zêtes de quel coin ? Du nord j’parie. Triades ? J’y suis allé, quand j’étais jeune. Des femmes à vous rendre fou, pour sûr.
Omikami ne savait pas trop quoi lui répondre. Elle haussa donc les épaules et s’employa à restaurer la salle - tables, bancs, s’étaient renversés dans l’altercation - et nettoya consciencieusement les chopes.
-Zêtes en ville depuis longtemps ? Passque ça m’étonnerait que vous soyez à Stralsund pour récurer les chopines, avec un talent pour la bagarre comme ça. Vous gâchez vos talents, ici.
La jeune femme s’arrêta un instant, un regard indéchiffrable vers le petit client. A y regarder de plus près, il portait un uniforme marron élimé, sans doute celui du guet des Pêcheurs. Trois traits sur l’épaule. Un officier ? Probablement pas, il n’en avait pas l’allure.
-Me présente. Sergent Larsen. Tout le monde me surnomme caporal, mais bon, suis bien sergent. Au guet des Pêcheurs. Le capitaine Henrik est un chouette type, savez. Un grand homme même. Pas eu de meilleur patron depuis qu’je bosse. Il aimerait bien des agents comme vous, savez. On rencontre pas tous les jours des gens avec vot’talent pour la bagarre. La solde est honnête. Trente pièces d’argent par mois, on vous trouve aussi une chambre pour dormir. La tambouille du mess est potable. Et ya un chouette uniforme, zieutez. Au moins, zêtes pas dans un bouge pareil, qui sent la pisse et le rat crevé, avec des pochetrons. Ça vous tente ?
Omikami regarda le dénommé Larsen. Il avait l’air blasé, mais cela lui sembla une illusion. Il lui témoignait un réel intérêt et affichait un sourire chaleureux. Après tout, qu’avait-elle à perdre ?
Elle hocha la tête, posa la chope, étala le torchon avec application afin qu’il sèche bien, attrapa une besace sous le comptoir et se posta aux côtés du sergent.
-Dame, zêtes pressée vous. J’peux finir ma chopine avant de partir ? Pas que ça soit un nectar, m’enfin faut pas gâcher.
Pour la première fois depuis son arrivée à Stralsund, Omikami sourit.
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