lundi 11 novembre 2019

Manolo (1)


[Cette nouvelle est parue dans le recueil "Tous des monstres" de l'atelier d'écriture du Festival de l'Imaginaire "Autres mondes" de Lambesc en 2019, sous la direction de Pierre Gaulon.


**
“Mais tu vas descendre de là, bon à rien ?”
Le dompteur me regardait d’un air furieux. Alors je suis descendu de la passerelle. Quand je suis arrivé en bas, le pavé m’a fait mal au pied. Le port sentait la marée, comme du poisson pourri. Le soleil m’a brûlé les yeux, et la foule… Cette foule…
“Oh, regardez les monstres sont là ! Regardez le petit bossu ! On dirait qu’il a des yeux bizarres !”
Les cris d’excitation m’ont fait peur. Mais maman me disait toujours de relever la tête et de faire de mon mieux. Elle était gentille ma maman. Alors j’ai redressé la tête et ouvert grand mes yeux vairons.
“T’as encore mal fermé la cage, combien de fois je te l’ai dit !”
Le dompteur m’a donné un coup de fouet dans le dos. Ça a piqué, et je me suis tourné. J’aime pas quand il frappe ma bosse. Les gens ont ri, et le reste du cirque a regardé ailleurs.
“Allons, c’est un petit garçon, il peut faire des erreurs”, a dit monsieur Loyal avec indulgence. Un gros bonhomme aux grosses lèvres pleine de sucre. A cause du beignet bien gras qu’il mangeait.
“Un mignon petit garçon oui, il va apprendre”, a dit le clown en me dévisageant longtemps. J’aime pas son sourire. On dirait le serpent du musicien des îles.
“Ce gosse est un raté. Imaginez-le sur le trapèze”, s’est esclaffé l’acrobate, un grand type au corps d’athlète. Tout le monde a ri.
“Il l’a fait exprès, comme d’habitude”, a persiflé la diseuse de bonne aventure. Elle jubilait. Elle n’allait pas rater l’occasion de me dénoncer.
J’ai haussé les épaules. Oui, c’est vrai, j’avais mal attaché la cage.
J’avais pas envie d’aider le dompteur. Ni les autres.
Je préférais rester avec les monstres. Les soeurs siamoises, la femme à barbe, le nain. Ils étaient gentils avec moi, eux.
Alors le dompteur a refait claquer son fouet, lancé un chapelet de jurons, et tout le monde m’a laissé en secouant la tête.
Les roulottes étaient toutes descendues du gros bateau, les animaux attelés. Le cirque s’est ébranlé sous les acclamations de la foule.
“On fera sûrement fortune à Stralsund”, a dit le directeur, les yeux brillants.


**
Ce matin, j’étais bien, allongé dans le tas de paille. Un brin au bec, les mains derrière la tête, j’admirais les nuages. J’imaginais des batailles fantastiques. Je voyais des navires, des caravanes, des animaux étranges.
Là, ce nuage, à droite, il ressemblait un peu au lion du dompteur. Celui qui boitait après un coup de fouet vicieux de son maître.
J’ai levé la tête vers la cage. Le fauve mastiquait un long os d’un air satisfait. Il avait les babines en sang. Ses compagnes, elles aussi, se régalaient autour d’un joyeux festin. Elles tiraient sur des bouts d’entrailles. Y avait de quoi passer des heures à regarder ce spectacle. J’adorais les animaux.
J’ai souri. La nature ! J’ai poussé un soupir de bonheur, à deux doigts de me rendormir.
La nuit dernière, j’avais oublié de nourrir les fauves. Dommage aussi que le loquet de la cage soit grippé. Le dompteur m’avait dit d’y mettre un coup d’huile, mais j’avais oublié. Les nuages étaient bien plus intéressants.
Pour une fois, j’avais échappé aux coups de fouets de ce sale type. Il était tout le temps en colère, tout le temps en train de me gueuler dessus. Bizarre, j’avais pas eu du punition cette fois.
Je me suis renfoncé dans le tas de paille et j’ai repris ma sieste.
Derrière moi, les bêtes sauvages ont continué leur repas. De temps en temps, elles recrachaient un morceau de tissu rouge et or.

***
Droit comme un i. L’acrobate a levé les bras en souriant, séducteur, le corps arqué dans un salut glorieux. C’est qu’il aimait être vu, celui-là. Je l’avais vu grimper l’échelle avec grâce, les dents blanches et les cheveux gominés. Les femmes se pâmaient devant lui. Quel coq.
C’était le premier jour de spectacle. La foule s’était pressée auprès du chapiteau, attirée par les boniments du directeur et de monsieur Loyal. L’excitation gagnait le public. Après les animaux - enfin, pas les tigres, du coup - il y a eu un magicien, puis le défilé des monstres. Les gens ont beaucoup ri en voyant passer ma bosse. Les clowns sont entrés en scène, l’homme le plus fort du monde a suivi… Après tout un tas d’attractions, venait le clou de la soirée. L’acrobate.
Les musiciens ont donné le tempo, avec des roulements de tambour sonores. Je me suis installé confortablement au pied des gradins, les yeux écarquillés. C’était toujours un spectacle de le voir lâcher son trapèze, tourner sur lui-même et…
Droit comme un i.
Enfin, pas son corps. Sa chute. L’acrobate gisait dans une mare de sang, désarticulé. Ha ça, il se tenait moins droit, sûr.
Le plus curieux, c’est qu’il serrait encore dans son poing la barre du trapèze.
Les femmes ont crié. C’était trop aigu et ça m’a cassé les oreilles. L’affolement général autour du corps m’a fait sourire. Je n’allais pas non plus le pleurer, ce paon méprisant. C’était un coup dur pour le cirque, mais encore cet après-midi, il s’était moqué de mon infirmité quand j’avais voulu aider à installer le matériel. Il n’a pas arrêté de me faire des remarques sur la sécurité. J’étais parti furieux, sous ses moqueries. Je m’étais caché tout le reste de la journée dans la caravane des monstres, les yeux rougis. Les jumelles siamoises m’avaient consolé en me caressant les cheveux et en me contant des histoires.
Et voila que ce soir, l’acrobate était tombé. Aplati comme une crêpe. Pas beau à voir. Apparemment, un écrou mal serré sur la barre du trapèze. Elle était belle la sécurité.

***
Le troisième jour, le cirque ruminait. Plus de dompteur, plus d’acrobate. Plusieurs artistes menaçaient de partir. Ça faisait beaucoup de négligences, tout ça. Moi, je resterai dans tous les cas. Où je pourrai bien aller ? Un monstre comme moi… En plus, il pleuvait. Un ciel noir d’encre semblait avoir avalé le soleil. Y aurait pas foule pour la représentation de ce soir.
Dans ces cas-là, j’avais pas grand chose à faire. Après avoir lancé un bout de viande aux tigres, j’étais allé chaparder un beignet dans la roulotte de monsieur Loyal. Il en a toujours plein, mais il partage jamais. Un gros type qui aurait fait concurrence à l’homme le plus gros du monde. Mais comme il avait plus ou moins fondé le cirque, il jouait le rôle de monsieur Loyal, au lieu de défiler avec les monstres…  Pas question pour lui d’être vu avec nous.
“Eh là, petit, viens par ici !”
Pas moyen d’y échapper. Ça sentait la corvée à plein nez.
“Gamin, voila dix pièces de cuivre. Va me chercher de la farine et quelques beignets, ceux au sucre.”
J’ai soupiré, empoché les pièces et suis parti en ville les mains dans les poches. Bah, ça ferait l’occasion de flâner, même s’il pleuvait à verse. Stralsund était une grande ville, et le cirque se trouvait juste à côté de l’amphithéâtre, pas loin de la Maison de la justice et du quartier des Pêcheurs. Il y avait plein de vendeurs ambulants : des brochettes de grillades, des bols de soupe, des fruits… Même si le port sentait le poisson, il y avait aussi un mélange bizarre d’épices, de sucre, de sel et de bouses de vache. Un camelot m’a proposé des beignets, alors j’en ai pris un petit sachet. Et j’en ai mangé un, tant pis pour monsieur Loyal. Plus loin, une échoppe vendait un peu de tout. J’ai pris un sachet de farine, et comme il restait de la monnaie, quelques noisettes, pour picorer plus tard dans la journée. Je suis rentré au cirque en traînant des pieds. J’ai déposé le tout dans la réserve. Il trouverait bien ça tout seul, ce goinfre.
Je me suis caché tout l’après-midi dans la caravane des monstres après m’être séché, histoire d’éviter une autre corvée sous le déluge. Le nain m’a fait rire avec des histoires bizarres, puis j’ai aidé la femme à barbe à peigner son outil de travail.
Le soir, il y avait foule autour de la roulotte de monsieur Loyal. Je me suis faufilé entre deux artistes et j’ai vu le corps. Un gros corps ballonné, dégoulinant de gras et de sucre. Ça jacassait autour, certains étaient horrifiés. Les mot allergie et arachides ne me disaient rien, mais en tout cas, il était tout ce qu’il y a de plus mort.

***

Les premiers lâches n’ont pas traîné. Dès le lever du jour, un bon tiers des artistes avaient quitté la caravane. Plus de dompteur, d’acrobate, de monsieur Loyal… “A qui le tour?” se demandaient-ils. Ils ont crié sur le directeur en réclamant leur paie. Ce serait pas simple de lui soutirer des pièces, à celui-ci.
Il ne pleuvait plus, mais la représentation du soir n’aurait peut-être pas lieu. Faut dire que le guet municipal avait envoyé plusieurs agents poser des questions. Trois “accidents” de suite, ils avaient des doutes. C’était pas une bonne idée de partir maintenant : ils risquaient d’avoir le guet aux fesses, ces idiots.
Moi, je me suis promené autour des roulottes. Puis, j’ai trouvé un tas de foin, et j’ai roupillé. C’est la faim qui m’a réveillé. Je suis reparti vers la caravane des monstres. La bohémienne lavait son linge. Pas pudique pour deux sous, elle était torse nu en train d’étendre ses culottes. C’est alors que je l’ai vu, ce salopard. Le clown au regard de serpent se rinçait l’oeil, planqué derrière un tas de caisses. Jamais il leur foutrait la paix, aux filles.
J’ai déjeuné d’un bout de pain recouvert de sauce aux champignons. C’était pas le grand luxe, mais bon. Après avoir croqué une pomme, je suis encore allé rôder vers la roulotte de la bohémienne. Le clown pervers n’était plus là. Tant mieux. Je suis reparti faire un bout de sieste, avant que quelqu’un ne me donne du travail. En fin d’après-midi, je suis retourné vers la caravane des monstres. Y avait des bruits, ça s’échauffait là dedans… J’ai regardé par la fenêtre. Ce maudit clown ! Il en avait après les siamoises, cette ordure ! Une ça lui suffisait pas ! J’ai couru comme un dératé et j’ai trouvé un agent du guet. J’ai crié au viol, au meurtre, et l’agent a sifflé ses collègues. Ils ont couru vers la caravane. Le clown a entendu le sifflet, lui aussi. Il est sorti comme un diable de sa boite, débraillé et le froc baissé. Il avait l’air affolé. Il a remonté son pantalon comme il a pu et s’est mis à courir, pourchassé par trois agents du guet. Moi, j’ai foncé dans la caravane. Les filles, Cora et Cara, étaient en larmes. Elles essayaient de cacher leur poitrine et de remonter leur jupe. Je les ai aidées.
Plus tard, j’ai appris que le clown était mort. Il avait couru jusqu’au quai, avait glissé sur une algue ou un truc du genre, et s’était fracassé la tête sur une bitte d’amarrage. Ça, si c’est pas l’ironie du sort, je sais pas ce que c’est.

***
Je sens mon coeur battre à toute vitesse dans ma poitrine. Comme s’il allait s’arracher. Je cours, loin de cette roulotte pourpre. J’ai l’impression que des flots de sang me poursuivent.
Essoufflé. C’est pas possible. C’est pas arrivé. Faut que je reprenne mon souffle.
Les images m’assaillent. La diseuse de bonne aventure, le couteau planté dans son coeur. Le directeur, égorgé. Que va-t-on devenir ?
Mes yeux affolés parcourent le cirque. Personne ne bouge, personne ne me voit. Et cette odeur… Non, ne pas y penser.
Les taches sur le tapis. Un joli tapis venu des îles du sud, tressé. Ce sont les taches qui me viennent. Ce gâchis sur un si bel objet. On réussira pas à le nettoyer. Je pars d’un rire nerveux. Un tapis !
La soirée avait pourtant bien commencé. Le directeur m’avait envoyé chercher son chapeau dans la roulotte. J’avais pas envie. Elle pue, sa roulotte de vieux beau, avec ses onguents. Et puis, il y a son coffre, sa fortune. Il ne laisse personne rentrer, d’habitude. Mais là, les agents du guet le retenaient avec leurs questions.
Je me suis dépêché, j’ai pris le chapeau, et je suis sorti. Sur le chemin du chapiteau, j’ai croisé la voyante. On peut dire qu’elle n’a pas vu grand chose, celle-là ! Mon rire fou me secoue les tripes. Je revois le sang qui coule à gros bouillon du cou du directeur, ses gargouillis paniqués.
La diseuse de bonne aventure, on l’appelait. Quand je l’ai croisée, elle m’a demandé d’où je venais. J’ai répondu. Elle a souri d’un air carnassier et a filé de là où je venais. Elle avait les yeux qui brillaient de convoitise. C’est celle qui gueulait le plus fort pour avoir sa paie ce matin.
Quand j’ai donné le chapeau au directeur, je lui ai dit qui j’avais vu en route. Il est devenu blanc, et a foncé vers sa roulotte.
Oui. J’avais pas refermé la porte. En le suivant, j’ai tout vu.
Sur l’horizon, le soleil couchant brille de teintes écarlates. Un gros soleil, comme une pièce d’or. Une pièce d’or pleine de sang.

***
Le spectacle est fini, et c’est l’heure de remballer. La grande toile du chapiteau se replie, sous l’oeil morne des quelques artistes qui sont restés. Très peu, en réalité. Après tous ces accidents mortels, la superstition a poussé la plupart des membres du cirque à partir sans laisser d’adresse.
Moi, Manolo, le bossu aux yeux vairons, je suis resté. C’était trop compliqué de partir à l’aventure. J’avais pas envie de m’embêter. Plus confortable de rester avec les monstres. La roulotte des monstres, c’est notre maison. Notre chez nous. Où est-ce que j’irais, tout seuil ?
Je rêvasse sur le toit. Piccolo et son visage déformé compte ses pièces. Cornélia, la femme à barbe, attelle seule les chevaux en ronchonnant. Le nain reluque la bohémienne qui part de son côté. L’homme le plus gros du monde se hisse à l’arrière, un bout de gâteau à la main. Cora et Cara, se remettent bien de l’histoire du clown. Cora se coiffe, un miroir à la main, sous le regard un peu jaloux de sa siamoise moins jolie. Nous partons tous les sept. C’est bien, sept. Parait que c’est un chiffre qui porte bonheur.
“On fera sûrement fortune dans la ville voisine”, dit Piccolo, les yeux brillants.
FIN

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