Le voyageur qui se rendait à la pointe sud-est du continent nord y trouvait une ville très curieuse. La cité de Kimberley rayonnait à travers le monde. Pas autant que Stralsund, mais la cité restait connue pour son art de vivre.
La ville était bâtie sur une île luxuriante, camouflée au fond d’un lac côtier. Pour y accéder, les navires devaient contourner un cap, s’infiltrer entre deux collines par un petit bras de mer, avant de découvrir ce joyau dissimulé aux regards. Kimberley, la ville lacustre, ses toits en forme de coupoles, à l’ardoise bleutée. Les murs recouverts de passiflores, plongeantes, dont les fleurs en rosaces donnaient cette senteur si particulière.
On y célébrait les arts et la science. Son université réputée accueillait les chercheurs les plus prestigieux, qui passaient des heures à étudier de vieux manuscrits rares. Il n’y avait guère que l’académie de Stralsund pour éclipser celle de Kimberley.
Martha Wozniacki avait grandi à l’ombre de ce bâtiment prestigieux. Pour autant, elle ne faisait pas partie de la caste intellectuelle. Sa famille venait plutôt de l’artisanat. Son père tenait une quincaillerie banale, au fond d’une ruelle anonyme. Sa clientèle était celle de petites gens, à la recherche d’outils et d’accessoires pratiques.
Toute petite déjà, Martha avait tendance à fuir la boutique familiale. La clientèle de marins et d’ouvriers l’impressionnait. Elle se cachait pendant des heures, observant à la dérobée ces grands types costauds, au bras recouverts de tatouages, acheter des clous, des haches et d’autres outils de marins. Lorsque ses parents lui confiaient une commission, elle pouvait rester dix minutes devant la porte du client ou du fournisseur avant de trouver le courage de frapper à la porte.
L’école ne l’aidait pas plus et elle se retrouvait bien souvent seule, isolée. La compagnie des autres la mettait mal à l’aise.
Le seul moment où elle se sentait bien, c’est lorsqu’elle accompagnait son frère à ses cours d’escrime. La complicité avec Yanis éclipsait toutes les difficultés de la semaine. Et lorsqu’elle avait son sabre de bois en main, tout lui semblait plus facile.
Pendant des heures, elle multipliait les exercices. Comme si elle pourfendait un dragon. Elle se voyait telle une héroïne des contes que lui racontait sa mère.
-Plus souple, le bras ! Recommencez !
Le vieux maître d’armes se montrait très strict. Il s’agissait d’un vétéran, qui avait bourlingué un peu partout en tant que mercenaire. Les cheveux coupés ras, le visage marqué par une cicatrice, il avait conservé de ses campagnes une blessure à la jambe droite. En dépit de sa démarche claudicante, il impressionnait Martha. Il dirigeait sa troupe d’une dizaine d’élèves à l’aide d’un long bâton, ajustant les postures, réprimandant les erreurs d’un geste sec - et douloureux.
-L’instinct ne fait pas tout ! La technique et les réflexes vous sauveront plus souvent. Recommencez !
Et Martha recommençait. Les jambes cambrées, un peu souples, le buste droit, de côté afin d’offrir une cible plus fine, le bras ferme. Telle un automate, elle répétait ses mouvements.
Ce loisir étonnait beaucoup ses parents, qui s’étaient montrés bien réticents à l’idée de voir leur fille de six ans accompagner leur fils de dix-sept dans un tel endroit. Yanis n’était que le deuxième fils et n’hériterait pas de la boutique, et il s’était mis en tête de rejoindre les caravanes du continent sud, en tant que garde. Buté comme un âne, il n’en démordrait pas. Martha, la plus jeune d’une famille de sept enfants, serait sans doute mariée à un autre boutiquier dès l’adolescence, histoire de s’en débarrasser. Ce n’était pas que la famille la détestait, au contraire. Mais il s’agissait là de la coutume à Kimberley. Il ne serait venu à l’idée de personne d’y déroger.
Martha grandit et s’améliora. Toujours aussi réservée, la petite blonde boulotte s’affina à force d’exercices. Plus petite que la moyenne des enfants de son âge, mais plus musculeuse, elle restait une boule de nerfs, un oiseau effrayé, qui parlait peu et baissait les yeux face aux adultes. Ses grands yeux marrons au milieu d’une chevelure blonde ondulée, son nez en trompette et ses oreilles un peu décollées la désignait assez facilement comme la victime de moqueries. Son tempérament solitaire n’arrangeait rien.
Lorsqu’elle eut une douzaine d’années, plusieurs drames s’abattirent sur la famille. Le fils aîné quitta Kimberley après une brouille avec ses parents. Il s’était entiché d’une artiste de rue et la suivait à Stralsund. “Tu ne vivras pas d’amour et d’eau fraîche, imbécile!” hurla le père. “C’est une intrigante, elle n’est pas digne de confiance!” supplia sa mère. Martha trouva son frère aîné courageux. Il suivait ses rêves, non pas ceux de ses parents. Pourquoi diable devrait-on reprendre la même place dans ce monde que celle de ses ancêtres ? Quincailliers de père en fils depuis douze générations ?
Puis, Yanis, son frère préféré, partit à son tour. Il avait trouvé une place sur un navire de guerre de Kimberley, dans les troupes d’infanterie de marine, qui défendaient les caravelles de commerce des attaques de pirates. Il était resté sourd aux arguments de son père, qui aurait voulu qu’il reprenne l’échoppe en lieu et place de son bon à rien d’aîné. Peine perdue.
L’artisan avait vieilli d’un coup en perdant ses deux fils, en perdant l’espoir de voir sa boutique se perpétuer. Derrière, il comptait sur cinq filles destinées au mariage. Dont Martha, la dernière, qui ne s’intéressait absolument pas à son art et passait son temps à agiter un lourd bâton de bois en l’air.
Parade… riposte… Et je me fends, bien droit, genou plié, jambe arrière tendue… Parade, riposte et je me fends…
Dans sa tête, seule l’escrime comptait. Mais à Kimberley, l’armée refusait catégoriquement les femmes. Ses parents tentèrent bien de la priver d’escrime, mais la gamine finissait toujours par échapper à leur surveillance. Et le maître d’armes l’accueillait. Il s’était pris d’affection pour elle, comme la fille qu’il n’avait jamais eu.
A l’école, elle découvrit petit à petit qu’il existait d’autres coutumes. Dans la péninsule du Trèfle, loin au nord, les femmes avaient le pouvoir. A Hoorn, à l’orée des steppes, on vivait du commerce des fourrures dans une société où hommes et femmes travaillaient de la même manière. Dans les cités franches des montagnes comme Zu, les hommes se cantonnaient au métier des armes pendant que les femmes se chargeaient du commerce. Et à Stralsund… la liberté, chacun jugé selon ses mérites, l’éducation pour tous, les plus belles bibliothèques du monde…
Son professeur venant de Stralsund, Martha le soupçonnait de ne pas se montrer très objectif, mais il lui faisait tout de même miroiter tout un monde. Quel serait son destin, ici ?
Elle avait quatorze ans et son corps se transformait. Elle devenait femme et entendait dans son dos ses parents parler de la marier. Elle n’avait que quatorze ans ! Ses poupées lui tenaient encore compagnie dans ses moments de déprime - même si celles-ci étaient plutôt du genre à tenir une petite épée au côté. Les vieux clous de son père constituaient une rapière miniature tout à faire convenable.
-Le fils du teinturier ?
-Non, il n’est pas très dégourdi… Martha n’est que la cinquième fille, sa dot est petite et le père Mazuri en demanderait trop. Le gamin Passard ?
-Le fils du tanneur ? Pitié ! Il louche ! J’aimerai au moins que mes futurs petits-enfants me regardent dans les yeux !
Et voila, ses parents montaient leurs plans. Sans la consulter, bien sûr. Elle savait ce qui se tramait, alors qu’elle commençait à aider comme elle le pouvait dans la boutique. Ses soeurs étaient toutes parties, mariées sans avoir eu leur mot à dire. Des femmes soumises, bien comme il le fallait à Kimberley.
Pendant ce temps, son professeur distillait ses éloges de Stralsund, la ville où tout était possible. Il semait sans le vouloir des graines de rêve dans la tête de l’adolescente. Après tout, son frère aîné y vivait, non ?
La famille avait reçu une lettre, un jour. Il s’était marié avec sa danseuse de rue et annonçait la naissance de leur premier fils. Il avait trouvé une place dans une compagnie de théâtre du quartier de l’Académie. Il avait réussi à toucher du doigt son rêve.
Incapable de confronter ses parents sans baisser les yeux et tout accepter, il ne restait que la fuite. Elle demanda conseil à son maître d’armes, seule personne au monde en qui elle avait confiance en dehors de son frère Yanis. Mais Yanis naviguait les dieux savaient où.
-Echapper au mariage ? Ha ! C’est sûr que t’es pas fait pour ça, gamine. T’as le combat dans le sang, je l’ai vu tout de suite. Ici, tu tu fanerais aussi sûrement qu’une rose hors de l’eau. Ouais, c’est pas à Kimberley que tu te sentirais vivante. T’es pas faite pour la quincaillerie, pour sûr.
-Mais j’fais quoi alors ?
-Tes frangins, ils sont où ?
-Yanis est dans l’infanterie de marine… Et l’aîné, Juliusz, est à Stralsund. Il fait du théâtre.
-Ha ! Ouais, Stralsund. J’ai des amis, là-bas. Des maîtres d’armes. On en a vécu de belles ensemble… Mais gamine, t’as quoi, quatorze ans ? J’peux pas être complice de ça. Je veux bien te recommander là-bas, mais j’peux pas te laisser filer en douce sans qu’tes parents sachent rien. Faudra que tu les affrontes, un jour. Dis-toi que c’est ton prochain entraînement. A l’épée, au sabre, à la rapière, au fleuret, c’est pareil. On fait face.
Cette tirade lui fit l’effet d’une gifle. Faire face… Oui, après tout, elle n’avait jamais fait face à rien. Elle avait toujours laissé ses frères et soeurs assumer tout. Faire les courses, servir les clients, parler en public. Elle s’était cachée, tout ce temps.
Terrorisée et nerveuse, elle se recroquevilla sur elle-même dans un long duel intérieur. Une partie d’elle, armée d’une rapière invisible, luttait contre l’autre partie, cachée derrière un intangible bouclier.
Lorsque son père lui annonça l’accord avec le père Jussiaud, maître drapier, afin qu’elle épouse son fils Thomas contre une exclusivité commerciale, elle se sentit acculée. Et, comme les animaux sauvages, elle sortit ses griffes.
-Hors de question.
-Pardon ?
Rouge d’émotion, le coeur battant à tout rompre, elle se campa sur ses jambes, comme en posture de parade. Elle ne cria pas. Elle se contenta d’une colère froide.
-Je n’épouserai pas Thomas Jussiaud. Je ne deviendrai pas son épouse soumise avec douze enfants, à tenir la caisse d’un drapier. Je quitte Kimberley. Je vais rejoindre Juliusz à Stralsund. Là-bas, les femmes peuvent avoir un autre destin !
La soirée fut mémorable. Elle résista, encaissa les gifles et les insultes. Son père tentait de la plier à sa volonté, mais elle tint bon. Sa mère chercha à la protéger tant bien que mal, tout en essayant de la convaincre.
Elle finit par s’enfermer dans sa chambre. Elle s’empara d’un sac, y jeta quelques possessions. Un poignard, un peigne de nacre, une petite boite à bijoux, quelques vêtements de rechange. Elle hésita un instant et embarqua finalement sa poupée préférée, avec son clou-rapière. Comme un symbole, comme un but. Elle deviendrait cette poupée guerrière.
En pleine nuit, alors qu’elle entendait ses parents en pleine dispute, elle se glissa dans la cuisine, chipa du pain, du fromage et quelques pommes, et sortit de la maison à pas de loups.
Martha frappa à la porte de son maître d’armes. La voyant ainsi enveloppée dans une longue cape verte, besace au côté, et larmes aux yeux, il comprit de suite.
-Ils veulent pas qu’tu partes, c’est ça ?
Elle opina.
-Suis-moi.
Elle entra. Le maître d’armes la guida vers la piste et décrocha une rapière du mur, puis un fourreau et une ceinture.
-Prends-ça gamine. Te coupes pas avec.
Les yeux ronds, Martha accepta l’offrande avec révérence. Sa propre rapière ! Elle en testa l’équilibre, fit quelques moulinets souples. Elle n’avait jamais rien eu de plus beau en main.
-Tiens, gamine. Voila l’adresse, dit-il en lui tendant une feuille de papier. T’as l’argent pour la traversée ?
-Un peu… et quelques bijoux, mais j’aimerai autant pas les vendre tant qu’j’suis pas forcée…
-Mouais… Fais voir ? Mmm ça ira, je connais un marchand au port. On ira demain. Va dormir, t’as l’air d’en avoir besoin.
Enroulée dans sa cape, Martha ne ferma pas l’oeil de la nuit.
Le lendemain, le maître d’armes repoussa ses parents qui la cherchaient partout. Il mentit pour elle. Elle se jura de lui rendre au centuple son aide, et d’écrire à ses parents dès son arrivée à Stralsund.
Le marchand accepta de la prendre à bord, à condition qu’elle s’occupe de ses comptes. Elle savait lire, écrire et compter, et accepta. Trois mois plus tard, après bien des détours, elle débarqua à Stralsund. Elle venait de fêter ses quinze ans, au large.
Dans la ville-monde, elle retrouva l’ami du maître d’armes, qui poursuivit sa formation. Son frère l’hébergea un temps, mais il peinait déjà à joindre les deux bouts. Le milieu du théâtre payait mal et il avait un adorable bambin à s’occuper. Martha fondit devant son neveu et s’efforça de trouver du travail afin d’aider son hôte, engloutissant ses premiers gains dans des colifichets inutiles pour le petit.
Quatre ans de galère, de petits boulots en petits boulots. Elle se fit serveuse dans une taverne, elle aida à préparer le poisson sur les quais, à préparer les cordages ou les voiles. A dix-neuf ans, installée seule dans une chambre minuscule du quartier des Pêcheurs, sous les toits, elle découvrit dans la gazette locale une petite annonce.
Le guet des Pêcheurs recrutait.
Agente du guet ? Pourquoi pas ? C’était bien le seul métier où elle pourrait utiliser sa rapière non ? Rendre la justice… Oui, cela la tentait bien.
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