S’il y avait bien une chose à laquelle Ophélie Boulanger excellait, c’était bien s’intégrer dans un groupe. Bonne vivante, elle disposait d’une mine d’anecdotes hilarantes, fruit d’une enfance passée dans la pâtisserie de ses parents. Elle avait grandi dans le quartier des Pêcheurs, et la foule de clients de l’échoppe lui avaient donné un répertoire d’imitations et de personnages hauts en couleurs qui ne manquaient jamais de connaître son petit succès au guet.
L’inconvénient de grandir dans une pâtisserie, c’étaient les restes. C’est que tous les gâteaux ne se vendaient pas, et qu’il fallait bien souvent aider à les finir. Ou goûter les plats. D’où un certain embonpoint qui avait failli la faire échouer à intégrer le guet. L’examen écrit s’était bien passé, notamment les aspects comptables, grâce à son expérience à la boutique. Les tests physiques, notamment la course, en revanche… Heureusement, ses cours d’archerie avaient fait pencher la balance : elle se montrait plutôt adroite à cet exercice. Son caractère enjoué et naturel avaient séduit le capitaine, qui l’avaient donc recruté au poste.
Elle y tenait l’accueil, bavardant de tout et de rien avec les habitants du quartier comme ses collègues. Un moulin à paroles venu d’un moulin à farine… Ophélie était appréciée, bonne vivante, et adorait son travail. Du moins jusqu’à ce fameux jour.
Elle avait fini son service tard, encore une fois. La nuit était tombée de bonne heure. L’hiver s’annonçait assez rigoureux et petit nuage de vapeur s’échappait de ses lèvres. Elle se hâtait de rentrer chez ses parents. Le pavé, humide, glissait et un coup de gelée nocturne risquait de transformer les rues en patinoire. L’absence d’éclairage ne la rassurait pas non plus. Même avec la matraque accrochée à son flanc, elle n’était pas sûre de pouvoir sortir victorieuse d’une mauvaise rencontre.
La pâtisserie se situait rue des Farines, à deux pas du silo collectif de la cité. Elle distinguait déjà la lueur des lampes à l’intérieur. L’odeur de pain d’épice paraissait l’accueillir. Tout en chantonnant, elle toqua à la porte et entra.
La scène devant elle la laissa bouche bée. Cinq individus patibulaires peuplaient la boutique. Deux d’entre eux ceinturaient ses parents, armés de poignards qu’ils agitaient, à hauteur de cou.
-Déposez gentiment votre matraque sur le comptoir, mademoiselle. Ce serait dommage de se blesser avec.
L’individu qui lui parlait d’un ton si ironique était un homme de haute taille, sec comme l’amadou, le visage parcheminé. Une cicatrice atroce le défigurait sur la joue gauche. Mal rasé, les cheveux en bataille, l’homme revêtait un long manteau marron qui avait connu des jours meilleurs.
Ophélie, tétanisée, tremblait de tous ses membres. Les regards paniqués de sa mère et de son père lui firent monter les larmes aux yeux. Que voulaient ces types ? Elle n’eut pas d’autre choix que de déposer sa matraque. Elle recula, mains visibles.
-J’ai fait ce que vous vouliez, laissez-les partir, bredouilla-t-elle.
-Non.
L’homme sourit, gonfla sa poitrine, savourant sa victoire.
-D’abord, ils vont me signer un joli bout de papier. Et me donner 15% des recettes chaque jour, s’ils ne veulent pas se retrouver avec un… incident fâcheux. Un four dont le feu déborde un peu trop, ce serait tragique dans une aussi mignonnette échoppe…
Le bandit déambulait en parlant, tel un conquérant. Il soulevait les décorations, observait les petits personnages en pâte d’amande. Il croqua dans un sablé avec un air appréciateur.
-Oui, nous protégeons nos amis, dans ce quartier. Et vos parents sont nos bons amis. Cette protection a un coût - il faut bien vivre ! soupira l’homme.
-Qui êtes-vous ?
-Je manque à tous mes devoirs ! Giaccopo Cortenova, pour vous servir.
Cortenova ! La famille de contrebandiers ! On disait qu’ils avaient fait des égouts leur nid abject. Qu’ils approvisionnaient quiconque en marchandises illégales, au mépris des douanes.
-Vous faites dans le chantage maintenant ?
-Il faut bien diversifier ses activités, mademoiselle. Les temps sont rudes.
Les dents et poings serrés, Ophélie reprenait contenance.
-Vous savez que je travaille pour le guet. Je n’aurais aucun mal à vous faire tomber.
-Détrompez-vous ! C’est justement parce que vous êtes du guet que vous aller céder. Nous raffolons de rumeurs. Nous voulons tout savoir sur ce capitaine. Ce… Henrik ? Même pas de nom ? Juste un prénom ? Qu’importe. On le dit incorruptible. Tout le monde a un prix. Une faille. Nous voulons savoir. Et vous allez nous y aider.
-Et pourquoi diable ferai-je cela !
Cortenova s’approcha à pas lents de sa mère et dégaina sa lame. Il la passa tranquillement sur la joue, y fit une petite coupure bien nette. La mère tressaillit et un petit filet de sang dégoulina.
Ophélie, pâle comme la mort, poussa un cri de rage.
-Nous savons où ils habitent. Où habitent les frères, les cousins, toute la famille. Vous ne pourrez pas tous les protéger. Vous ne pourrez pas mettre un agent du guet derrière chacun d’entre eux. Surveiller toutes les boutiques. Incendie. Mauvaise chute. Une carriole qui se renverse… Nous sommes plein d’imagination.
C’est ainsi qu’Ophélie débuta sa double vie.
Le lendemain, elle se rendit au guet la mort dans l’âme. Fébrile, elle ne participa pas aux discussions, aux blagues potaches ni aux ragots. Tout le monde s’en étonna : elle prétexta des maux de ventre - pas vraiment feints d’ailleurs - et une mauvaise nuit. Le soir, Cortenova s’invita au dîner chez ses parents, accompagné de deux gardes du corps. Il fit comme chez lui, face à une famille folle de rage mais prise au piège.
-Ma petite Ophélie… Mes petits oisillons me signalent que votre attitude n’était pas très avenante aujourd’hui. Il va falloir y faire attention. Il ne faudrait pas que votre comportement intrigue. Cela serait fort dommage…
Le tout en se délectant d’un morceau de gigot, coupé à l’aide d’un poignard bien trop aiguisé au goût de la jeune femme. Le danger planait, et Cortenova se chargeait de lui rappeler.
Les semaines défilèrent avec la crainte. La jeune femme tenait son poste au guet, comme avant ou presque. A peine un soupçon de mélancolie, ou une nervosité accrue que l’on pouvait constater sur ses ongles rongés presque jusqu’au sang. Mais la bonne humeur et les anecdotes amusantes avaient repris vaille que vaille. Personne ne fit vraiment attention.
Elle se détestait. Elle ne supportait plus de trahir ses collègues. De distiller les informations qu’elle estimait les moins dangereuses, tout en camouflant ce qu’elle jugeait trop important.
Elle fut contrainte de se rendre complice de plusieurs méfaits en avertissant la famille Cortenova de descentes du guet sur des caches de contrebande. Chaque soir, des larmes de rage repoussaient son sommeil. Ses parents perdaient eux aussi leur joie de vivre et masquaient comme ils le pouvaient leur terreur auprès de leurs clients. Des bourses bien garnies filaient dans les poches des Cortenova. Plusieurs boutiques voisines semblaient victimes du même chantage. Et Ophélie ne voyait pas du tout comment s’en sortir.
Le capitaine Henrik lui semblait égal à lui-même, en revanche. Droit, honnête, juste. Il était peu bavard, mais allait droit au but. Méthodique, rigoureux. Ses dossiers, bien rangés, étaient verrouillés dans un secrétaire en marqueterie dont lui seul avait la clé. Ce n’était pas qu’il se méfiait de ses agents : il leur faisait entièrement confiance. Mais il semblait toujours… distant. Comme s’il refusait de participer vraiment à la vie de l’équipe. Certes, il était capitaine, et un officier ne devait pas se mêler à la troupe. Mais il n’avait pas vraiment de lien avec les sergents ou caporaux, non plus. A peine le sergent Larsen parvenait-il à la dérider. Le vieux maître d’armes manchot, Marcus, parvenait lui aussi à discuter avec lui un peu plus longtemps. On sentait chez le capitaine un fardeau extrêmement lourd à porter.
Ophélie observait, mémorisait et se haïssait de trahir un homme pour qui elle éprouvait le plus grand respect. Elle ne trouva rien. Cette manie qu’il avait de se tenir le flanc ? Comme si une vieille blessure se rappelait à ses souvenirs. Kalandra ? Il n’en parlait jamais, et se fermait encore plus lorsqu’il en entendait parler. S’il avait une faille, c’était là que les Cortenova devraient creuser. Mais de son côté, elle n’en savait pas plus.
La jeune femme ne connaissait à son chef aucune aventure, aucune maîtresse. Le capitaine Henrik ne jouait pas. Buvait modérément : un verre d’alcool des îles du sud de temps en temps, mais il pouvait ignorer sa bouteille pendant des semaines lorsqu’il se consacrait à un dossier difficile.
Les Cortenova s’impatientaient. Menaçaient, encore, d’augmenter leur pourcentage si elle ne leur était pas plus utile. Ophélie dut prendre des risques. Elle se rapprocha d’autres agents, des caporaux. Fort heureusement, son goût pour les potins était connu de tous et elle n’avait jamais vraiment de mal à engager la conversation et à obtenir des bribes d’informations. Au pire, on dirait encore “ha, quelle commère cette Ophélie !”
Pendant ce temps, elle attendait son heure. Elle cherchait un moyen d’échapper à la coupe des Cortenova. De mettre le guet sur la piste de ce chantage de masse sur tout un quartier. De faire tomber insidieusement quelques menus fretins de la famille de contrebandiers. Elle connut son lot de succès comme d’échecs.
L’occasion survint, enfin. Le Consul de Stralsund avait désigné l’un de ses cousins éloignés, Mark Olsen, comme superviseur de l’ensemble des postes de guet. Après l’affaire De Jong - ce capitaine du guet des Marchands qui avait assassiné sauvagement un riche négociant, avant de tenter de mutiler une chanteuse - les édiles de la ville avaient décidé d’inspecter chaque poste de guet à la recherche de brebis galeuses.
Ophélie n’échapperait en aucun cas à une inspection détaillée. Les Cortenova se feraient discrets, alors que les envoyés du superintendant viendraient en masse espionner le quartier. Il faudrait juste à la jeune femme semer quelques indices, quelques pistes… Un courrier anonyme ? Une reconnaissance de dettes ? Quelques documents judicieusement choisis et rapprochés “par hasard” dans un dossier… Les malfrats ne pourraient pas savoir si cela venait d’elle…
Alors que les agents de Mark Olsen devaient venir éplucher les comptes et les archives, la fille des pâtissiers, anxieuse, préparait ses pièges. D’une manière ou d’une autre, le chantage prendrait fin. Elle en avait assez de se montrer lâche. Elle était une agent du guet des Pêcheurs. L’intimidation, c’était terminé.
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