dimanche 1 décembre 2019

Hubert (1)

L’arrière-salle du “Joyeux drille” puait le rat crevé, le vieux tabac et l’alcool bon marché. Il s’y trouvait quatre grandes tables rondes, autour desquelles les joueurs de cartes se retrouvaient. Ils y dilapidaient leur solde ou leurs économies en quelques heures d’oubli. Ils avaient la passion du jeu, dévorante, qui rongeait leur libre arbitre et leur patience.

Parmi ces joueurs, Hubert Rivière faisait figure d’habitué. Il avait vingt-deux ans et une fortune en héritage. Il s’employait à le liquider consciencieusement, à grand renfort de déroutes dans les divers jeux à la mode, mais aussi dans les paris, les filles faciles et l’alcool. Ce n’était pas facile de se montrer aussi inventif pour dépenser les millions accumulés par ses ancêtres.
Il les emmerdait, tous autant qu’ils étaient.
Lorsqu’il était gamin, Hubert avait suivi les règles. Il avait appris son rôle dans la société. Celui d’un notable de la Citadelle, un héritier d’une famille de marchands richissimes. Plus tard, il prendrait la relève, montrerait son sens des affaires et épouserait une riche héritière. Si possible une Olsen, le plus proche possible du Consul.
“Allez vous faire foutre”, se dit Hubert en songeant à cette enfance ignorante. Il se concentra sur son jeu. Déplorable, bien sûr. Il avait une paire de dauphins, un cachalot et… une putain de sardine. Une sardine ! La carte la plus faible du jeu, celle que personne ne voulait avoir. Même en piochant les meilleures cartes lors des tours suivants, il lui faudrait sacrément bluffer pour inciter les autres à acheter son paquet.
Il garda malgré tout sa contenance et vida son verre de rhum avec application. Il sourit à la ronde. A ses côtés, une jolie blonde se collait à lui, lascive. Il l’avait payée, bien sûr. Outre sa paire de seins mise en valeur par un décolletée, elle servait de distraction et perturbait les autres joueurs.
Si son père voyait cela ! Il en aurait fait une syncope.
Monsieur rectitude. Monsieur pas un mot plus haut que l’autre. “L’honneur de la maison”, ce genre de conneries. Un honneur qui n’était qu’une façade. Hubert l’avait découvert par hasard.
Son père, Auguste Rivière, illustre financier, s’enrichissait sur le dos des autres. Ha ça, il contrôlait des mines, des plantations, des scieries et des fonderies un peu partout dans le continent sud. Mais toute cette petite industrie s’appuyait sur l’esclavage.
Une pratique rigoureusement interdite à Stralsund. Mais loin au sud, qui irait vérifier ?
Lorsque Hubert l’avait découvert, il n’y avait tout d’abord pas cru. Il avait confronté son père. Qui assumait tout. L’ordure.
Hubert avait claqué la porte en hurlant, comme un gosse en crise. Il avait quinze ans. Que pouvait-il faire d’autre que de rester ?
Lâche.
Il s’était assis sur ses principes et fait ce qu’on lui avait dit de faire. Deux ans plus tard, son père mourut, victime d’une attaque cardiaque. Bien fait pour lui.
Hubert avait hérité de tout. Il s’était empressé de liquider tout ce qui lui paraissait inhumain. Les concurrents, ces vautours, avaient saisi l’aubaine. Les enchères étaient montées, montées. Et aujourd’hui, le jeune rentier s’attelait à dépenser le sang et les rêves de milliers d’esclaves au cours d’une partie de cartes.
Une putain de sardine !
Il n’y avait qu’un moyen de gagner avec cette carte de merde. Une combinaison improbable, une suite parfaite de valeurs de zéro à six, avec la sardine en guise de zéro. Pour l’heure, il avait un zéro, deux douze et un quinze. Mal barré.
Hubert caressa le visage de la blonde et l’embrassa goulûment. Nul doute que cela ennuierait les autres joueurs. C’était le but. Leur faire perdre leur concentration.
Chacun se défaussa d’une carte. Hubert jeta son quinze, qui trouva immédiatement preneur. Il regarda les cartes de son adversaire et piocha le quatre généreusement laissé sur le tapis. Il paya le coût : quatre pièces. Et en récupéra quinze. Pas comme cela qu’il allait se ruiner. Il s’amusa à en glisser une dans le décolleté de sa partenaire, qui gloussa.
-Bon, on joue où on conte fleurette ? S’agaça le type à sa droite.
Hubert leva une main en guise d’excuse et contempla son jeu. Il lui manquait encore le deux, le trois et le six. Peu probable.
Le tour de table se termina, chacun des cinq joueurs désormais nanti de trois cartes. Le donneur leur ajouta une carte chacun : un deux, le maquereau. Ben ça, alors. Il y croirait presque.
Hubert termina son verra et claqua des doigts pour appeler le serveur. Petit, avec un air de fouine tombé dans le purin, le tenancier obtempéra et lui apporte une gnôle atroce, tout juste bonne à récurer les tuyaux. Cela ferait l’affaire.
Le jeune homme jeta l’un des deux dauphins - le douze - et patienta. Le tour de table lui amena joyeusement le trois. Il resta impassible.
L’affaire se corsait. En prenant le quatre et le trois, il laissait entrevoir aux autres un début de stratégie. Ils ne pouvaient pas forcément deviner qu’il avait déjà le un et le deux, mais, désormais, ils ne lâcheraient pas facilement le six ou le cinq de la même couleur. D’où la difficulté de réussir la série. Sa seule chance ? Piocher les deux sur les deux dernières manches. Sur soixante-quatre cartes, il faudrait une veine de cocu.
Les volutes de tabac plongeaient la pièce dans un brouillard âcre. Les joueurs des autres tables se montraient aussi peu bavards qu’à la sienne. Quel ennui.
Hubert aurait bien quitté l’arrière-salle et entreprit sa conquête du jour, mais il restait curieux. Curieux de voir si le cinq et le six sortiraient.
Il avait eu la même curiosité envers les affaires de sa famille. Lorsque son père était mort, il avait étudié toute la comptabilité, tous les contrats et actes de propriété. Sa fortune construite sur l’esclavage reposait sur la réputation. Celle d’un marchand honnête, qui payait ses traites à temps, qui vendait des produits de qualité dans des délais parfaitement respectés. Qui prêtait à un taux raisonnable et se montrait compréhensif.
Hubert s’attela à faire tout le contraire. Il ne savait pas trop d’où lui venait cette propension à l’auto-destruction. Peut-être des coups de ceinturon de son paternel.
La cinquième manche lui amena un six. Il en aurait ri. Il liquida son deuxième dauphin, ce qui fit hausser les sourcils à un autre joueur. Il s’empara de la carte, méfiant. Personne ne lâchait deux dauphins comme cela. Surtout pour prendre des cartes basses. Mais Hubert avait le nez dans les seins de la bonde, un verre de gnôle en mains et ne paraissait pas du tout concentré sur son jeu. Le quidam se rassura comme cela. C’était le but, bien sûr.
Le tour de table terminé, les joueurs entamèrent la phase de paris, la plus excitante du jeu. Les cinq joueurs disposaient donc de cinq cartes chacun. Il restait quarante-quatre cartes dans la pioche. Ils devaient miser sur leurs chances de gagner. Celui qui avait pris les deux dauphins paraissait sûr de lui. Un autre, nerveux, se rongeait les ongles. Lui devait avoir une main bâtarde, pas très faible, mais pas assez forte pour le rassurer. Le troisième faisait tourner son verre de vin d’un geste machinal. Il ne se rendait pas compte que quelques gouttes s’en échappaient pour s’écraser au sol. Le quatrième, enfin, avait placé ses cartes en éventail et les scrutait avec une telle attention qu’on eut dit qu’il allait changer leur valeur rien que par la pensée.
Hubert, lui, murmurait des blagues salaces à l’oreille de la jeune femme à son bras. Il ne savait même pas comment elle s’appelait. Il l’avait récupérée au bord d’une ruelle. Elle y attendait le client. Parmi la dizaine de prostituées du coin, c’était la moins moche. Et celle avec les plus gros seins, ce qui, il fallait bien l’avouer, était une arme maîtresse dans un bouge comme celui-ci. Un paquet de joueurs ne parvenaient pas à quitter sa poitrine des yeux.
Hubert annonça “la suite de la sardine” et déposa une centaine de pièces. Il pariait qu’il aurait les six premières cartes du jeu, de la même couleur, lorsque le donneur dévoilerait la sixième carte. Les quatre autres joueurs s’esclaffèrent. Cela n’arrivait jamais. Les autres misèrent à leur tour, mais bien moins que lui. Le pot serait respectable. Hubert s’en moquait de perdre.
Pour autant, il éclata de rire lorsqu’il reçu le cinq qui lui manquait. Il dévoila sa main, hilare.
Les autres, blêmes, jetèrent les leurs.
-Tu as triché, petit bâtard ! Rugit son voisin de droite, furieux.
-Ta blonde là, elle t’a dévoilé nos jeux !
—Ouais, pourriture d’aristo !
L’affaire se corsait. La blonde, inquiète, recula sur sa chaise, hésitante sur la marche à suivre. Hubert sirota son tort-boyaux.
-J’ai reçu cette carte du donneur en personne. Vous insinuez donc que ce respectable Horace et le non moins estimé propriétaire de cet établissement tentent de vous vider les poches autrement qu’avec du mauvais alcool ?
Son sourire ironique agaça encore plus les autres joueurs. L’un d’entre eux finit par se relever et, les poings serrés, lança une volée d’insultes avant de déguerpir. Les autres ruminèrent, mais aucun n’osa aller plus loin. Le tenancier à l’air de fouine avait en effet surgi derrière Hubert, flanqué de deux colosses armés de matraques. Il n’y aurait pas d’incident ce soir.
-Hubert, embarque ta donzelle et barre-toi. Et laisse un pourboire. Tu nous ramènes que des emmerdes, comme d’habitude.
-Toujours un plaisir.
Le petit bourgeois laissa la moitié de la mise, fit glisser l’autre moitié dans un petit sac, qu’il donna à la fille. Il sortit, le bras autour de sa taille, en hurlant : “tournée générale ! Sur mon compte, patron !”. Ce qui suscita un cri de joie de la quinzaine de joueurs.
Hubert et sa compagne quittèrent l’arrière-salle. Ils gravirent les marches qui les sortaient de la cave, puis traversèrent la partie auberge respectable de l’établissement.
Dehors, la nuit les accueillit. Il faisait frais. Il frissonna. Il avait oublié de prendre un manteau. En face, son carrosse l’attendait. Il dirigea la fille vers le fiacre, et ils montèrent tous deux. “A la maison”, dit-il au conducteur, qui lança les chevaux d’un claquement de fouet.
Le coche quitta le quartier des Pêcheurs et remonta la ville en direction de la Citadelle. A l’intérieur, Hubert commençait à déshabiller la fille. Après tout, il avait payé pour la soirée.
A sa grande surprise, elle sortit un couteau de son décolleté. Et le tint levé sous son menton.
-Maintenant, joli coeur, on va parler.
-Oula, on dirait que je n’ai pas choisi le bon numéro…
-On peut dire ça, oui.
Il y avait de quoi couper des envies. La fille expliqua qu’elle venait de Sirân, où son père travaillait dans une factorerie appartenant au père d’Hubert. Elle réclamait vengeance pour la mort de son paternel. “Crevé comme un chien!” assénait-elle, les yeux emplis de haine.
Il ne manquait plus que cela.
-Que voulez-vous ? De l’or ?
-La vengeance.
Hubert éclata de rire.
-La vengeance ? Mon père est mort. Les factoreries vendues. Les esclaves libérés. Je dilapide la fortune de ces ordures d’ancêtres au jeu, aux putes et à la gnôle. Sauf quand je gagne, comme ce soir. Que voulez-vous de plus ?
-Une position. Pour changer les lois. Il est temps de peser dans le monde, Hubert.
-Une position ?
-Oui. Vous allez devenir le meilleur marchand de la ville. Prendre la tête des guildes. Influencer le consul lui-même.
-Et pourquoi diable ferais-je autant d’efforts ?
-Parce que vous vous ennuyez. Pour vous, la vie est un jeu. Pas pour moi. Je vous propose donc le plus grand jeu du monde. Celui de Stralsund, le jeu où l’on devient riche ou mort. Vous avez les finances. J’ai les idées. Unissons nos forces et secouons le monde.
Putain, il était tombé sur une idéaliste. Aux gros seins, certes, mais une putain d’idéaliste.
-Eh bien, quelle flamme. J’en verserai presque une larme.
Un regard noir passa dans les yeux de la fille, qui resserra la prise sur le manche du couteau.
-Tu vas faire ce que je te dis, Hubert. Et tu auras ce que tu as en tête depuis que tu m’as choisie, moi, simplement parce que j’avais le plus beau décolleté. Je te connais. Je te suis depuis longtemps. Tu n’attends qu’une étincelle, un but dans la vie, autre que chier dans les bottes de ton père. Je te l’offre sur un plateau. Tu as libéré les esclaves ? Grand bien te fasse. C’est cette bonté d’âme qui fait que je t’ai choisi. Mais sache que tes concurrents les ont repris et remis au travail. Les ordures sont encore là. A toi de les mettre à genoux, de les ruiner, de les condamner. Ensemble, on peut les démolir aussi sûrement qu’avec la suite de la sardine. Coups bas, manipulations, dénonciation… On t’accusait de tricher, tout à l’heure ? Triche. Les pourritures qui ont tué mon père, celles qui ressemblent trait pour trait au tien, existent. Elles sont à côté de toi, dans les beaux manoirs de la Citadelle. Démolissons les.
Hubert hésita. On ne lui avait jamais parlé ainsi. Pourquoi pas, après tout. La vie était un jeu, non ? Le décolleté valait bien l’effort. Lorsque le fiacre s’arrêta devant son manoir, il en fit sortir la fille.
-Quel est ton nom, future madame Rivière ?
-Aurore.
-Bienvenue chez nous, Aurore.

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