lundi 11 novembre 2019

Kiara (1)

-Et merde !
Kiara dérapa sur un pavé détrempé. C’était bien le jour pour une course poursuite ! Un déluge s’abattait sur Stralsund en cet après-midi d’été. Un orage comme il en survenait si souvent à cette période. La ville portuaire vivait des heures chaudes et humides, alternant entre sécheresse et pluies diluviennes.
Et c’était forcément sous la flotte que la caporale du guet des Pêcheurs devait cavaler dans un dédale de ruelles salies sur les traces d’un petit vide-gousset. Le gamin filait, évitait avec agilité les charrettes et les passants.
-Pas question de te laisser filer, morveux ! Reviens ici ! Au nom de la loi !
Kiara trouvait cette phrase ridicule, mais son chef, le capitaine Henrik, la citait souvent. Avec son air sérieux et droit, il en imposait en déclinant cette sentence. “Au nom de la loi !”… chez elle, cela sonnait assez pathétique, surtout quand le contrevenant ne dépassait pas un mètre vingt. Mais elle en faisait désormais une question d’honneur.
Elle l’avait repéré sur le marché aux poissons, où elle patrouillait avec Michel Kervadec, un agent un peu plus jeune qu’elle. Le genre discret, timide, qui rougissait à moitié dès qu’il lui parlait. Elle sentait bien qu’il cherchait à la séduire, mais il était d’un ennui !

Finalement, le tire-laine l’avait bien arrangé. La main tremblante du gamin s’était emparée d’une bourse rebondie d’une manière assez remarquable, mais Kiara l’avait vue. Elle avait crié, le jeune voleur avait pâli et détalé. Et Kiara, sifflet en bouche, l’avait poursuivi, sans Michel, trop lent à réagir.
-Mais quel temps de merde… Reviens-là, toi !
Des lames d’eau s’affalaient sur la ville, et donc sur la caporale. Son casque protégeait vaguement sa longue chevelure brune, mais les mèches qui en dépassaient ruisselaient et lui cinglaient le visage. Le métal du casque résonnait sous les coups de boutoir des gouttes d’eau, lourdes comme du plomb.
Pas un son autour d’elle, autre que celui de l’orage faisant éclater les flaques. Son uniforme pesait une tonne, alourdi par la flotte.
-Bon sang, il va vraiment falloir qu’ils arrêtent la laine. Uniforme de merde, siffla-t-elle entre ses dents.
Elle chercha son souffle. C’est qu’il courait vite, le salopiaud. Mais il faiblissait. Il n’avait plus que quelques mètres d’avance. Il lui fallait encore tendre le bras… Encore un peu… Elle l’aurait !
Le gamin tourna soudain à gauche, et Kiara manqua de se vautrer sur un pavé glissant. Elle reprit son équilibre de justesse, mais avait perdu une dizaine de pas. Le gosse reprenait espoir.
-Mais lâche cette bourse au moins ! pesta-t-elle.
Il faisait de plus en plus noir, à mesure que les nuages peuplaient le ciel de Stralsund. La république marchande semblait victime de la vengeance des éléments, sans doute jaloux de tant de richesses rassemblées au même endroit. Les trésors des quatre coins du monde se retrouvaient ici, charriés par une noria de caravelles, mais tout le monde n’en profitait pas de la même manière. Pour un armateur richissime, on trouvait des dizaines de pauvres hères réduits aux miettes. Comme ce mioche affamé, qui devait peser trente kilos tout mouillé, désespéré au point de piquer une bourse trop tentante.
Kiara ne savait même plus trop où elle filait mais, tel un terrier en chasse, ne lâchait pas d’un pouce. Ses jambes la brûlaient, peu habituées à un tel effort - chaud à l’intérieur, glacé à l’extérieur, un mélange parfait - et ses poumons voulaient sortir de sa poitrine. Seul son orgueil la tenait. Question de principe.
Le gamin sinuait dans des ruelles désertes désormais, où l’on trouvait bien moins d’obstacles… mais une chaussée encore plus salie. Les pêcheurs et leurs familles balançaient leurs ordures à même le pavé, en dépit de toutes les recommandations des édiles de la cité. On y trouvait de tout, du rat crevé au chat décomposé, du seau de merde aux fruits pourris. L’orage allait laver tout cela, et sauvait au moins l’odorat de Kiara.
Épuisé, le gamin bifurqua encore. La caporale jubilait : par là, il allait retomber sur le quartier des Artisans, et il y aurait bien un solide boucher ou tanneur pour intercepter le gosse si elle parvenait à faire entendre son sifflet.
Il n’y eût finalement pas besoin : le gosse tourna encore une fois et s’étala par terre. Il venait de percuter un agent du quartier voisin, solide tel un mur de brique.
-Et bien, qu’avons-nous là ? déclara-t-il.
Kiara ralentit et, les mains sur les hanches, haleta :
-Mon voleur… ma prise…
Pas moyen de trouver mieux ! Elle soufflait comme un boeuf, trempée, les bottes souillées d’excréments indéterminés. L’uniforme était tâché par des bouts de poisson suite à une collision malheureuse avec un étal sur le quai. Un parfait exemple de la rigueur du capitaine Henrik et du guet des Pêcheurs… “Fait chier!” pensa-t-elle
-Belle course, caporale. Vous avez semble-t-il sauvé héroïquement une bourse de trois écus des mains d’un affreux voleur de neuf ans et demi environ, ironisa le nouveau venu.
-J’t’emmerde, répliqua-t-elle en saisissant le col de chemise du gosse.
Elle détailla l’intrus : grand, baraqué, les yeux bleus de glace, les cheveux blonds coupés très courts et pas du tout dégoulinant sous la pluie, l’uniforme parfaitement coupé, et un petit sourire ironique. Avec une petite fossette. Putain, qu’il était beau ce con !
Elle grommela, et entama le retour vers le quai.
-Voulez-vous de l’aide ?
Mais c’est qu’il la suivait en plus !
-Pas besoin de chien d’aveugle pour retrouver mon chemin, merci.
-Vous êtes tous aussi grognons, chez les Pêcheurs ?
-Nan, seulement les jours de pluie, connard.
-Mais c’est qu’il mordrait le lévrier !
Kiara s’arrêta, se retourna en furie.
-C’est quoi ton problème ?
-Oula, pardon mademoiselle, nous sommes partis du mauvais pied. Je me présente : Hugo Miranda, sergent du guet des Artisans, second du capitaine Cornel Kost. Je viens d’être nommé à ce poste, et je voulais simplement vous aider.
-Parce que je suis une faible femme en détresse ?
-Pas du tout ! Parce que vous êtes détrempée, à bout de souffle, que vous auriez bien besoin d’un repas chaud, par exemple à la taverne du Lapin qui fume, mais après un bon bain uniquement. Pour me faire pardonner.
Kiara le regarda avec des yeux ronds. “Je rêve où il me drague ?” se dit-elle.
-Un bon bain ? Je suis déjà en train de prendre une douche en ce moment même, figurez-vous.
-Je disais ça pour l’odeur.
Quel toupet ! Kiara piqua un fard. Même avec l’orage pour masquer son fumet, elle se doutait bien qu’elle ne sentait pas la rose. Poisson, merde et sueur. “Fait chier !”
Pendant cet échange, le gosse tournait la tête d’un agent à l’autre, désespéré.
-Euh, et moi ? dit-il d’une voix timide.
-Toi, ta gueule, cingla Kiara.
-Alors ? Le Lapin qui fume ?
-Toi, le bellâtre, t’as intérêt à payer l’addition. Ce soir, vingt heures.
Et Kiara le planta là, en se demandant bien pourquoi elle avait accepté un rendez-vous avec un parfait inconnu. Le tonnerre gronda, la pluie redoubla d’intensité. “Fait chier”, lança-t-elle en poussant le gamin vers le poste du guet.

***
Son rapport vite expédié - elle avait rendu la bourse à son propriétaire, asséné une taloche au gosse avant le laisser filer - Kiara se séchait près du feu. Le guet des Pêcheurs ronronnait en fin d’après-midi. Plusieurs agents avaient terminé leur journée. D’autres la commençaient à peine. La routine, rassurante. Kiara, les jambes lourdes après sa course, se sentait somnoler sous la chaleur. Michel s’approcha discrètement, une tasse de thé fumante à la main. La caporale grogna, hocha la tête, saisit la tasse et s’envoya une bonne lampée du thé au citron.
-Tro’haud ! Bafouilla-t-elle en recrachant une partie du liquide. Tempêtes ! L’uniforme en prenait encore une couche.
Elle soupira et repoussa son collègue qui cherchait à éponger les dégâts sans approcher trop de la poitrine rebondie de sa supérieure.
-Laisse tomber, je file aux bains, maugréa-t-elle.
Le capitaine comprendrait. Même s’il lui restait une heure de service. Elle avait assez bossé les jours précédents.
Kiara ressortit du poste et l’orage la martela encore. La tête enfoncée dans les épaules afin d’éviter les rigoles d’eau glacée dans le cou, elle fonça chez elle au petit trot. Elle choisit un uniforme propre, hésita avec une robe bien trop échancrée qu’elle avait achetée sur un coup de tête mais jamais porté. Elle se fustigea : elle n’était plus une jouvencelle qui battait des cils sur un joli minois, putain ! Mais un caporal du guet, pressentie pour devenir sergent et seconde du capitaine Henrik, le héros de Kalandra ! Une femme forte, indépendante. Elle jeta la robe sur le lit, enfonça l’uniforme et les chaussures propres dans un sac toilé, et fila aux bains.
Une heure plus tard, lavée, savonnée, apaisée, réchauffée, Kiara se prélassait sur un fauteuil confortable, pendant qu’une coiffeuse et une manucure obséquieux lui rendaient figure humaine. Une coquetterie inhabituelle chez elle. Mais qu’est-ce qu’il lui prenait ?
L’orage avait fini par renoncer à son sombre projet de noyer Stralsund, et un timide soleil revenait, pour quelques heures avant son coucher. L’horizon prenait déjà des couleurs orange et rose. L’océan assagi apportait ses odeurs de sel et d’iode.
Kiara prit le chemin de la taverne du Lapin qui fume. Ses bottes neuves luisaient, vernies et astiquées. L’uniforme propre, bien coupé, mettait en valeur ses galons dorés de caporale. Sa coiffure, parfaite, retombait du casque avec une précision calculée. Elle ne sentait plus que le jasmin - depuis quand un agent du guet se parfumait au jasmin, bordel ?
La caporale ne se reconnaissait plus. Mais elle avait passé une journée atroce. Autant tenter de bien la finir non ?
Le sergent Hugo Miranda était déjà là. Il avait l’air nerveux. Ha ! Bien fait pour lui. Il était impeccablement vêtu, droit comme un I, et lui fit un salut quasi réglementaire, avec le claquement de bottes en prime. Un peu trop, jugea-t-elle.
Mais putain, qu’il était beau !
-Je ne me suis pas présentée. Caporale Kiara Chimienti, du guet des Pêcheurs. C’est du jasmin, précisa-t-elle, alors que son vis-à-vis la dévisageait bouche bée.
-Bien plus agréable que le poisson pourri, je dois dire.
-En effet. J’espère que vous avez des sous, parce que j’ai la dalle.
-Un peu plus que trois écus, donc cela devrait aller.
-Ouais. Sale gosse.
-Vous y gagnez un bon repas. La course valait le coup non ?
-On verra. Ça dépend si vous êtes intéressant.
-A moi de jouer alors.
Miranda lui tint la porte, parfait galant homme, avec la courbette idoine et le petit sourire en coin. Il avait réservé une jolie table dans un coin tranquille. Petites bougies, un petit bouquet de fleurs, un vin des îles du sud. Il la fit rire avec des anecdotes truculentes. Oui, décidément, il faudrait qu’elle retrouve le gosse et qu’elle le remercie…

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