Dix ans plus tôt
D’aussi loin qu’il se souvienne, Balthazar Duclair appréciait le contact du bois. Sa douceur, sa chaleur. Ce côté brut, qu’il fallait patiner, lisser, ajuster. Le bois était un matériaux noble, que l’on pouvait façonner à sa guise.
En grandissant sous la férule sévère d’un maître menuisier, il avait découvert les spécificités des essences. Hêtre, orme, chêne, pin, ou même ébène et palissandre, et tant d’autres… Chacun proposait une texture unique, une dureté ou une souplesse. Il lui avait fallu des heures d’apprentissage douloureux, penché sur son établi, une gouge à la main, un ciseau à bois, une lime… afin de maîtriser petit à petit son art. Il avait ensuite suivi l’enseignement de nombreux maîtres - marqueteurs, layetiers, ébénistes, encadreurs… toutes les approches des métiers du bois, à la recherche de la perfection. Sa réputation avait grandi au fur et à mesure que les commandes affluaient. Il avait produit des boites, des meubles, des tableaux, des sculptures. Ses réalisations avaient même fait leur chemin dans les palais de la Citadelle. Le Consul lui-même utilisait un secrétaire fabriqué par ses soins.
Désormais âgé de soixante-dix ans, Balthazar vivait confortablement dans le quartier des Artisans. Il faisait partie des figures respectées de la Guilde, mais avait toujours refusé d’en prendre la tête.
Dans sa petite maison de brique rouge, il vivait avec sa femme, à qui il n’adressait pas beaucoup la parole. Les enfants ? Oui, il en avait eu, qui étaient grands maintenant, mariés, partis les dieux savaient où. Il ne s’en était pas beaucoup occupé. Son art l’exigeait.
Il devait réussir à maîtriser le bois. A le conquérir, mais avec douceur. Une main de fer dans un gant de velours. Il avait entendu cette expression, un jour, et elle décrivait parfaitement ce qu’il ressentait lorsqu’il exerçait. Et c’est ainsi que jour après jour, il se lançait le défi de réussir son chef d’oeuvre, la pièce parfaite, qui constituerait la quintessence de son art.
Au fil des années, son obsession avait fini par amuser ses confrères. On disait de lui qu’il ne finissait jamais ses pièces. Balthazar s’en moquait. Il respectait scrupuleusement les demandes de ses clients et livrait en temps et en heure. Les ragots ne le concernaient pas.
Un jour, un homme étrange se présenta dans son atelier. Nerveux, il posa de nombreuses questions sur le métier, sur les matériaux. Il aurait peut-être une commande à passer. Il s’enquit des délais. Petit à petit, Balthazar le considéra comme un client normal, quoi qu’apparemment mal à l’aise. Peut-être n’aimait-il pas trop parler aux gens.
L’individu était blond, de taille moyenne. Ses yeux verts fuyaient la conversation, comme incapables de regarder dans les yeux de quelqu’un d’autres. Il semblait robuste, avec un cou de taureau et des bras épais. Les mains paraissaient avoir travaillé dur. Balthazar regardait toujours les mains. On apprenait tant en les observant. Les siennes par exemple trahissaient une vie entière à manier le bois : poncées, patinées, crevassées. Des mains honnêtes.
Quelques semaines passèrent et il oublia la venue de cet étrange visiteur. L’artisan continua ses recherches. Il se passionnait pour la marqueterie ces derniers temps. L’agencement au millimètre de petits éléments d’essences différentes rendait la tâche particulièrement ardue. Il quittait souvent son atelier et prenait la direction du port. Les ruelles du quartier des Artisans formaient elles-mêmes un puzzle digne d’une marqueterie. On y trouvait des maisons en pierre, en brique, en bois. Des hauteurs variées, des rues sales et d’autres propres. Certaines, gagnées par le lierre, d’autres crevassées par la sécheresse. Chaque guilde avait réuni ses artisans dans certaines rues. Au bord du Sund, l’un des deux fleuves crasseux qui traversaient Stralsund, on trouvait les tanneurs, les bouchers, les meuniers, les scieries, les papeteries. Tous déviaient le cours du fleuve afin d’utiliser la force motrice de l’eau dans leurs moulins. Balthazar avait contribué à la fabrication de plusieurs roues.
L’eau prenait une couleur marron, salie par les rejets des teinturiers et le sang des bêtes. Quelques petits cours d’eau avaient été recouverts par les rues et transformés en canaux d’évacuation d’égouts. Le quartier empestait avec ce mélange insupportable, qui traduisait l’activité bouillonnante des artisans. Toutes les marchandises transitaient par des charrettes tirées par des boeufs, lesquels se vidaient en pleine rue. Les bouses étaient récupérées et renvoyées à la campagne comme engrais. Rien ne se perdait.
Balthazar traina quai des Marchands, discutant avec quelques fournisseurs habituels. Il mit la main sur des bois exotiques. Quelques planches d’acajou apporteraient un joli contraste avec l’ébène. Il trouva du balsa : une essence qu’il n’avait jamais rencontrée, légère comme une plume. A l’inverse, le teck pesait son poids. Il se fit livrer l’assortiment et réfléchit à son grand projet. Un coffret scuplté, peut-être ? Non, trop modeste. Un secrétaire ? Chacun des tiroirs issu d’un bois différent. Avec des tiroirs secrets, des mécanismes dissimulés… Les plans montèrent dans sa tête. Un vendeur de Hoorn le héla et lui proposa des variétés nordiques de bonne qualité. Il accepta l’offre et le vendeur lui proposa de l’ivoire. Des dents de morse, blanches comme la craie, qui fascinèrent Balthazar. Mais oui…La solution était là !
Fébrile, il paya sans négocier, à la grande surprise du marchand. Balthazar se précipita vers son atelier, suivant la charrette de livraison, pestant à chaque arrêt.
Une fois dans son atelier, son cerveau s’isola. Il n’entendit pas sa femme l’appeler pour le repas du soir. Elle vint voir ce qui l’occupait tant et ne fut pas étonnée. Il était reparti dans sa fièvre créatrice. Elle soupira et mangea seule.
L’artisan travailla toute la nuit, afin de tester chaque bois. Il lui fallait connaître leur réaction aux traitements, aux sculptures, savoir les ajuster, identifier les meilleures associations.
Le lendemain, il fut dérangé dans son travail par l’individu blond au cou de taureau. Il semblait plus sûr de lui.
-J’ai besoin d’un coffret. Et voici ce que je veux dessus.
L’homme tendit un dessin tracé à la mine sur un vieux parchemin. Il représentait une femme aux longs cheveux ondulés, qui s’avançait vers un homme assis sur un trône ouvragé. En arrière plan, des arbres gorgés de fruits lui firent penser à des jasmins.
-Je veux un coffret tout simple. Juste un double fond, et cette scène sculptée. C’est pour… un cadeau.
L’hésitation n’échappa pas à Balthazar. Mais après tout, peu importait. Les pièces d’or qui accompagnaient le dessin suffisaient amplement. Le projet était fort simple et ne demanderait pas trop de temps. Il aurait bien besoin de cet or pour son grand oeuvre de marqueterie. Il était certain qu’il lui manquait encore des essences de bois à ajouter.
-Ce sera prêt dans un mois, messire. La boîte en elle-même reste simple, mais le travail de sculpture demande du temps, et mes yeux ne sont plus aussi bons qu’avant, expliqua-t-il avec un sourire.
-Un mois… C’est bien long. Pour ce délai là, je veux le meilleur, alors. Coffret d’ébène et sculpture en ivoire. Vous savez faire non ?
Le regard de l’homme vers la dent de morse agaça Balthazar, mais il avait vraiment besoin de cet or. Cela compliquerait la commande et allait le ralentir dans son projet ! Il serra son bonnet dans les mains, en proie à un conflit intérieur, mais finit par hocher la tête. Les deux hommes se serrèrent la main.
-Revenez dans trois jours, je vous proposerai quelques plans et vous choisirez.
Ainsi fut fait, et Balthazar entama le travail. Il y consacrait la matinée, puis passait l’après-midi à préparer les plans de son chef d’oeuvre. Il prépara ses planches, ses éléments de marqueterie. La boite fut prête en une semaine - la commande était facile. La sculpture lui prit plus de temps. Il eut du mal à se plonger dans un travail si minutieux. Même avec ses bésicles, il souffrit le martyre et cette femme aux cheveux longs exigea plusieurs essais. Sacrifier de l’ivoire à ce point le mit dans des états de rage, et le terrorisait en même temps. Et s’il était trop vieux ? Et s’il mourrait avant d’avoir terminé son secrétaire ? Ou pire, s’il devenait aveugle et ne pouvait plus travailler ?
Sa frénésie de travail inquiéta même son épouse, qui avait de plus en plus de mal à sortir l’artisan de son atelier.
-Mais arrête-toi un peu ! Ne vois-tu pas que tu en oublies de vivre ?
Il resta sourd à ces arguments. A quoi bon vivre, si l’on n’entrait pas dans la légende ? Et son chef d’oeuvre resterait assurément comme le plus bel objet de la guilde. On parlerait de lui à ses apprentis comme un mythe, il en était sûr.
Un mois plus tard, l’homme au cou de taureau revint. Balthazar lui présenta le coffret d’ébène et d’ivoire, avec la belle femme sculptée, les arbres, l’homme sur le trône. Le client fit jouer le mécanisme tout simple, étudia le double fond et opina, satisfait.
-Vous avez bien travaillé, vieil homme. Vous avez bien mérité un supplément.
Balthazar sourit, et ne comprit pas le geste vif de l’individu. Il sentit simplement comme un coup de vent. Et lorsqu’il se pencha, il ne comprit pas pourquoi son tablier devenait rouge, tout comme ses mains. Son regard se voila, incrédule.
Un gargouillis étranglé sortit de sa bouche et il s’écroula à genoux, puis au sol.
L’homme essuya la lame de son poignard sur le tablier, s’empara de la boite et quitta l’échoppe.
Le dernier regard de Balthazar se porta sur les plans de son chef d’oeuvre. Une larme coula et se mêla à quelques copeaux de bois. Des rigoles rubis sinuèrent dans la sciure, entre des résidus d’ébène, d’acajou, de teck et de balsa.
Il n’avait pas imaginé sa marqueterie ainsi.
Sa femme le découvrit une heure plus tard. Son hurlement réveilla tout le quartier. Le temps que le capitaine Kost, du guet des Artisans, soit chargé de l’enquête, l’assassin avait déjà quitté Stralsund. Il admirait le coffret, un petit bijou d’art, à bord d’un navire à destination du sud. On l’attendait à Kalandra, où des affaires importantes y seraient bientôt menées.
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