Parfois, la situation de garde du corps se révélait bien moins ennuyeuse que prévue.
Le nez entre les seins d’une petite brune au corps de liane et au parfum de santal, Mark Olsen se perdait en rêverie. Ses mains se baladaient sur la peau cuivrée de la prostituée du bordel “Saveurs exotiques”, une maison de passe huppée de l’île de Jade.
A ses côtés, son maître. L’un des héritiers de la grande famille Olsen de Stralsund, un jeune chien fou de dix huit ans, que l’on annonçait comme principal prétendant à l’Amirauté. Il s’était vu confié le capitanat d’un navire de commerce, “L’Artémis”, mais il s’agissait d’un poste à peu près fantôme. De commerce il n’y avait guère. Celui que l’on surnommait l’Amiral préférait passer sa jeunesse d’île en île, de femmes en femmes - ou hommes, d’ailleurs - et perfectionnait sa connaissance en vins exotiques en testant scrupuleusement le maximum de crus.
Mark Olsen, lui, suivait. Membre mineur de cette grande famille, il avait été recruté par le Consul lui-même afin de suivre ce neveu encombrant dans ses pérégrinations et ses agapes.
D’où ce voyage à Jade. D’où cette opulente et savoureuse poitrine juste devant son nez. Oui, il y avait pire.
Lorsque la donzelle qui chevauchait l’Amiral dégaina un poignard, Mark Olsen montra qu’il n’était pas facilement déconcentré. Il repoussa sans ménagement sa propre compagnie et se propulsa vers l’arme du crime. Il repoussa avec hargne l’assassin déguisée en beauté nordique, abattit sa main et brisa le poignet de la furie. S’en suivit un corps à corps qui, en d’autres occasions, l’aurait bien excité. Mais Mark Olsen, plus grand et plus costaud, ne perdit pas de temps en galipettes. Il s’empara du poignard et acheva sans état d’âmes la blonde prostituée.
Les cris de la brune l’agacèrent et il hésita à faire le ménage. L’Amiral, à peine choqué, choisit pour sa part de se servir à nouveau du vin.
-Quel gâchis. Une si belle femme…
-Oui, mais elle vous aurait dessiné un joli sourire rouge sur votre cou, monseigneur.
-Je sais, Mark, je sais… Enfin, il y a de quoi débander n’est-ce-pas ?
Le garde du corps grimaça, et les regrets d’une soirée en galante compagnie le gagnèrent. La brune à la peau si douce demeurait sous le choc, assise dans un coin, secouée de sanglots. Oui, dommage.
-Partons d’ici, monseigneur. Ce bordel a perdu tout son intérêt.
Les deux hommes réajustèrent leur tenue. L’Amiral embarqua la carafe de vin avec lui, et ils descendirent. Une bourse bien garnie fut jetée à l’accueil, et l’Amiral ne put s’empêcher de lancer une réplique bien sentie :
-J’avais demandé une amante, pas une mante.
Mark s’esclaffa et secoua la tête. Le flegme de l’Amiral l’étonnait toujours.
La chaleur étouffante de la soirée fondit sur eux dès qu’ils mirent un pied dehors. L’île de Jade, tropicale, hébergeait un volcan qui lâchait à l’occasion quelques fumerolles inquiétantes. Les flancs de la montagne étaient recouverts de jungle où l’on dénichait oiseaux rares et épices précieuses. En bord de mer, la ville de Jade et ses maisons de pierre blanche, ses toits plats et son port actif semblait perpétuellement de mauvaise humeur. Les habitants acceptaient mal la poigne de fer de Stralsund sur leur commerce et leurs institutions. Les fanatiques religieux y pullulaient. La secte du Dernier souffle, qui vouait un culte à la déesse de l’air. Les partisans de Pangéa, la déesse multiple. Le Dieu cornu. Les dieux lutins des forêts. Tant d’autres.
L’assassin aux seins rebondis et à la longue chevelure blonde ne paraissait cependant pas originaire de l’île. Quel gâchis, se dit encore une fois Mark, qui aurait bien partagé la donzelle avec son maître. Non, une blonde comme cela, avec la peau de lait, ne pouvait venir que du nord. Loin au nord… Narval ? Hoorn ? Ou les terres des seigneurs des steppes ?
Mais pourquoi s’en prendre à un gamin fêtard de dix-huit ans ? Créer un incident diplomatique ?
Probable. Un héritier assassiné aurait sans aucun doute mené Stralsund à mener sa flotte sur Jade en représailles, voire débarquer des troupes à la recherche des coupables. Ce qui aurait augmenté le ressentiment local et conduit à la guerre civile.
Pendant que Mark Olsen rajustait son ceinturon et son fourreau de rapière, l’Amiral éclusa le reste de vin avant de jeter la carafe dans un bruit de verre.
-Bon, ce n’est pas le tout, mais il va falloir trouver un autre bordel.
La soirée allait être longue, songea Mark.
***
Le lendemain, l’Amiral s’extirpa d’un lit confortable aux très nombreux coussins moelleux. Trois jolies jeunes femmes dormaient encore à ses côtés. Il attrapa une bouteille de vin, mais il n’y restait pas grand chose dedans. Il soupira.
-Mark ? J’ai bien peur d’avoir déjà décuvé.
-Votre endurance me surprend toujours, excellence, répondit le garde du corps.
Ce dernier avait peu dormi. Il avait passé la nuit dans un fauteuil confortable, blotti dans un coin de la pièce, sa rapière sur les genoux. Il avait observé l’Amiral et ses conquêtes dans leurs agapes nocturnes. Après la tentative d’assassinat, il avait préféré garder la tête froide et laissé son compagnon profiter de la compagnie des trois prostituées. Le spectacle valait le coup et la concentration ne fut pas simple, mais Mark tint bon. Les acteurs endormis, il respira enfin et se concentra sur des gestes simples, comme aiguiser sa lame et observer les environs par la fenêtre.
-Quel programme ce jour, messire ?
-Ennuyeux, sans doute, soupira l’Amiral. Il me semble avoir une réunion à la Guilde des tisseurs. Puis une rencontre avec une ou deux grandes familles locales. On va sans doute me présenter de jolies héritières en essayant de me marier. Puis, comme d’habitude, nous nous éclipserons et nous trouverons une taverne crasseuse afin de commencer la soirée. Vous serez bien aimable de me trouver également une maison bien tenue où les demoiselles joueront de la harpe et danseront. J’ai besoin d’un peu plus de calme.
L’Amiral claqua dans ses mains et les trois jeunes femmes ensommeillées s’agitèrent, nues comme à leur naissance. Elles récupérèrent leurs vêtements en vrac et déguerpirent.
-Vous savez, messire, vous ne me facilitez pas la tâche.
-Où serait le sel de la vie, Mark ?
Ce dernier sourit. C’est sûr, on ne s’ennuyait pas avec l’Amiral.
-Ce dont vous avez besoin, c’est d’une galante compagnie, qui vous ferait la conversation et vous aiderait à vous détendre.
-Avec plaisir. Si elle n’a pas de poignard.
-Touché.
L’Amiral s’étira, se gratta le bas ventre, rota, attrapa une autre carafe et la vida cul-sec.
-Bon, habillons-nous.
***
Deux heures plus tard, le duo, vêtu de ses plus beaux atours, se présentait à la Guilde des Tisseurs. L’Amiral s’y comporta en héritier modèle, serra des mains, sourit, s’assura du bien être de tous. Il plaisanta et se fit charmeur avec des dames d’âge mûr. Rien ne transparaissait de la tentative de meurtre de la nuit précédente. Ce n’était jamais que la quatrième depuis leur départ de Stralsund…
Mark Olsen, une main sur le pommeau de sa rapière, suivait son maître comme une ombre. La réunion se transforma en réception, avec quatuor à cordes et une chanteuse à la voix divine - Dorotéa Taormina, une chanteuse de Kalandra disait-on, réfugiée là après avoir survécu au terrible siège qui venait de s’achever. Stralsund avait gagné, repoussant les cohortes d’Al-Kufra et Oasis, au prix de lourdes pertes. La chanteuse était superbe, la voix magique, mais le regard… Ce regard portait toute la douleur d’un monde. Il semblait éteint, mort d’une certaine manière. Hanté. Les dieux seuls savaient ce que cette femme avait vu.
Pendant que l’Amiral flirtait avec la jeune et folie fille d’un marchand de soie, Mark Olsen fut légèrement distrait par une autre invitée. Ce n’était sans doute pas la plus belle femme de la salle, mais il se dégageait quelque chose d’elle. Une démarche féline, un regard rieur, les hanches larges. Sa longue robe de soie bleue dévoilait ses épaules, et annonçait une poitrine généreuse. La femme lui jetait des coups d’oeil comme pour l’inviter à venir converser. Mark hésita. L’Amiral semblait en sécurité ici. On comptait une cinquantaine d’invités, quelques gardes du corps particuliers, des artistes. Lorsque la chanteuse termina son récital sous les applaudissements du public, les conversations reprirent.
-Vous êtes décidément bien sérieux, monsieur.
Mark Olsen sursauta. Il n’avait pas entendu la femme en bleu s’approcher. Quel garde du corps ! se morigéna-t-il.
-Il faut du sérieux dans mon métier, madame. Question de survie.
-Allons, votre précieux jeune compagnon est entre de bonnes mains. Vous avez bien le temps de m’offrir un verre, dit-elle en posant sa main sur son bras.
De près, elle était encore plus fascinante. Des pommettes saillantes, un nez droit, des sourcils épais et une chevelure brillante coiffée en une longue natte. Le parfum floral entêtant qui accompagnait cette mystérieuse femme le déstabilisa.
Il soupira et appela un serveur. Il commanda deux cocktails sucrés et se présenta.
-Mark Olsen, garde du corps de l’héritier de l’Amiral de Stralsund.
-Ginna D’Agostino, marchande et négociante en soieries.
Le garde du corps haussa les sourcils. Elle lui paraissait bien jeune.
-J’imagine ce que vous vous dites. Une femme, et trop jeune pour ce genre de métier.
Elle lisait dans ses pensées?
-J’ai hérité d’un père ambitieux, dont le navire a disparu dans une tempête. Puis, j’ai réussi un ou deux jolis coups et gagné des parts de marché. Et du respect, bien sûr.
-Si vous êtes ici ce soir, c’est que vous avez gagné votre place, madame, répondit Mark en levant son verre. Il pivota afin de se rapprocher de Ginna. Et de ne pas perdre l’Amiral de vue : son maître, un verre à la main, se lançait dans un long récit de ses voyages auprès de la gamine du marchand de soie. Elle devait avoir dix-sept ans, des yeux de biche et une timidité qui attirait l’Amiral comme une mouche sur du miel. S’il pouvait dévergonder la pucelle, il serait encore plus heureux…
Mark, rassuré par la situation, accepta la discussion avec son audacieuse compagne. Ginna d’Agostino se révéla une femme pleine d’esprit, lettrée, et ils échangèrent un long moment au sujet de la chanteuse Taormina, de quelques écrivains à la mode ou de la politique étrangère. Il tenta de ne pas trop s’engager sur les projets de Stralsund mais dut batailler à mots couverts afin de ne pas se laisser piéger. Ginna était une habile intrigante. Il n’était pas difficile de voir d’où venait ses succès commerciaux : une lucidité remarquable sur les événements, un sens de la prise de risque et une capacité à obtenir les informations.
La soirée se déroula de manière très agréable. Lorsque les premiers convives quittèrent la Guilde, Mark laissa à regrets Ginna et tira le bras de l’Amiral. Celui-ci commençait à parler trop fort et de manière bien trop hésitante : le vin lui était monté à la tête et la jeune héritière fit un geste de tête soulagé en direction du garde du corps.
-Mark, tu es un rabat-joie. Je l’avais presque levée, cette minette…
-Ce qui n’aurait pas été du plus bel effet diplomatique, messire.
L’Amiral grogna, mais se laissa conduire. Un carrosse les attendait et Mark s’appliqua à faire monter son maître à bord - mission complexe, tant le jeune homme tanguait. Une fois la corvée accomplie, il eut la surprise de voir Ginna derrière lui.
-Si vous avez un moment de temps libre… Je serai ravie de vous revoir, osa-t-elle.
-Ce serait un plaisir partagé, madame, répondit-il.
Il lui prit la main doucement et s’inclina, déposant un baiser de gentilhomme. Il lui sourit, la remercia de sa soirée.
Mark grimpa dans le carrosse, et, avec un ultime salut à la marchande de soies, fit démarrer le cocher.
-Messire, je pense qu’il serait important de rester quelques temps à Jade. La politique l’exige…
-Mouais, surtout cette femme. Avoue-le, elle te plait.
Mark se racla la gorge, mal à l’aise. L’Amiral poursuivit :
-Elle est pas mal. Trop ronde pour moi, mais une jolie paire de fesses. Il y aurait de quoi faire des choses…
-Oui, bon, ça va.
-Ooooh le petit garde du corps aimerait bien garder un autre corps, titilla l’Amiral d’une voix agaçante et rieuse, bien que rendue pâteuse par l’alcool.
-Vous êtes bourré, Amiral.
-Ouais. Et toi, t’es pas drôle. Mais on va quand même rester ici un peu, parce que je suis sympa.
L’Amiral sourit bêtement, puis vomit par dessus la fenêtre du carrosse, avant de se plonger la tête dans un coussin. Il ne tarda pas à ronfler.
Mark Olsen ferma les yeux un instant. L’odeur florale de Ginna ne le quittait plus. Et merde, ça n’allait pas l’aider dans sa mission…
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