Le marteau de justice s’abattit à plusieurs reprises. Le juge tenta de reprendre le contrôle d’une salle agitée. Les procès pour infanticide attiraient toujours les foules. Une sorte de curiosité morbide poussait des personnes forts respectables par ailleurs à repousser toute civilité aux orties.
“Ordure ! Pendez-le !”
Oui, les réactions ne la surprenaient pas. Rien ne surprenait Teresa Kouros dans une salle d’audience. Après plus de trente ans de carrière à reporter les procès pour le compte de la gazette de Stralsund, son chignon gris tiré en arrière et sa paire de gros verres sur le nez faisaient partie des meubles.
Elle soupira. La pendaison n’était plus en vigueur à Stralsund depuis à peu près deux siècles. Mais il y aurait toujours des types assoiffés de sang qui réclamerait des têtes. Même quand les preuves restaient finalement assez ténues, comme dans ce cas épineux.
L’homme, un menuisier d’une quarantaine d’années, était accusé d’avoir tué un garçon de quatre ans et d’avoir jeté son corps dans le Sund. Le gosse était le fils d’un voisin, un artisan aisé, et plutôt bien implanté dans sa guilde. Le menuisier, lui, était un homme manifestement limité sur le plan intellectuel. Son air ébahi, avec des gros yeux affolés, indiquait qu’il se demandait bien pour quelle raison il se trouvait là.
Un cas typique, que Teresa avait couvert bien des fois : un homme puissant victime d’un drame familial accusait un voisin simple d’esprit, lequel serait bien incapable de se défendre. Et, pauvre comme il l’était, il se retrouvait avec un avocat commis d’office, donc un débutant, alors que le petit bourgeois bénéficiait de tout le pouvoir de la guilde des menuisiers derrière lui.
La chroniqueuse judiciaire renifla. Le bruit, ainsi que son air hautain, suscita quelques murmures autour d’elle. Elle s’en moquait complètement. Ce n’était pas le genre à se préoccuper de cela.
Elle se concentra sur le jury. Ils étaient sept, nommés pour un an. On y trouvait un représentant par quartier. Celui des Temples était une femme, une religieuse de l’ordre des Oliviers. D’après l’expérience de Teresa, elle serait forcément influencée par l’âge de la victime. Pour l’Académie, un docteur de l’université. Un vieil homme, spécialisé en histoire. Lui aurait besoin de traces, de preuves concrètes. Il ne serait pas facilement influençable. Chez les Marchands, une négociante en vins. Une femme, probablement une mère de famille : aucun doute, elle serait favorable au maître menuisier. Ce serait sans aucune doute aussi le cas du maître-forgeron du quartier des Artisans. Corporatisme, songea-t-elle avec mépris. Toujours côté Sund, on trouvait un maître-pêcheur et un charpentier de marine, lequel représentait l’Arsenal. Les artisans étaient toujours sur-représentés dans ce type de procès, et ça ne jouait pas en faveur de l’accusé. Enfin, la Citadelle avait envoyé une membre de la famille au pouvoir, les Olsen. Celle-ci, âgée d’une cinquantaine d’années, semblait froide comme la glace, imperturbable. C’est elle qui mènerait le groupe, analysa Teresa. C’est elle que l’avocat commis d’office devrait convaincre.
A force de fouiner, la journaliste avait pu se faire une idée des circonstances de la mort de l’enfant.
Elle avait enquêté auprès des voisins, quitte à passer pour la fouille-merde de service. Peu importait. Sa curiosité l’emportait. Sa longue carrière était plutôt derrière elle que devant. Alors, l’avis des badauds… Une mère de famille angoissée avait répondu à ses questions, cachant son bout de chou derrière elle sur le palier de la porte. Il y avait souvent des cris et des disputes chez le maître-menuisier, disait-elle. Il rentrait tard, titubant. Plutôt le genre à finir sa soirée à la taverne qu’à s’occuper de ses enfants.
Un autre voisin avait corroboré les affirmations, avant de lui claquer la porte au nez. Il ne voulait pas d’ennuis, disait-il, et refuserait de témoigner. Il n’avait sans doute pas compris que Teresa ne représentait pas du tout la justice de la ville.
Le vieux mentor de Teresa lui avait martelé, à ses débuts, qu’une information devait être étayée par au moins trois sources distinctes, qui ne se connaissaient pas. Après le voisinage, elle alla secouer le palmier de vieux barbons de la guilde des menuisiers, qui lui claquèrent la porte au nez. Mais les guildes ne comptaient pas que de riches marchands ou artisans. Il y fourmillait quantité de domestique et, dans ce domaine, elle excellait. Elle n’eut guère de mal à délier les langues, moyennant quelques pots-de-vins - au propre comme au figuré.
On lui confirma sans peine le profil de l’accusateur : un homme sanguin, vindicatif, père de six enfants dont la victime était le plus jeune. Mais il ne s’occupait guère d’eux, à l’exception de l’aîné. Il était bel et bien alcoolique.
Teresa continua à creuser. Il lui sembla que le guet faisait plus ou moins de même. Dommage que le drame se soit déroulé dans le quartier des Artisans plutôt que dans celui des Pêcheurs. Elle faisait plus confiance au capitaine Henrik qu’au capitaine Kost. Ce dernier était certes sympathique, mais il n’avait aucune imagination.
Après le patron violent et alcoolique, elle s’interrogea sur la mère. Une jeune épouse, vingt ans plus jeune que son mari, qui sortait peu de chez elle, hormis pour aller aux thermes où elle retrouvait d’autres épouses de maîtres artisans. Jeune, désirable, apparemment battue par son mari… Teresa trouva assez rapidement une masseuse bavarde et amatrice de potins, qui évoqua d’un ton égrillard, à grand renfort de clins d’oeil, l’incartade de la jeune épousée avec le fils d’un concurrent de son mari. Classique.
L’imagination de Teresa fit le reste : l’enfant tué était sans doute illégitime, l’artisan l’avait appris et l’alcool avait fait le reste. Pour camoufler son méfait, il avait déniché le premier simple d’esprit qui passait et, avec le soutien de sa guilde - complice ou pantin, cela restait à définir - grandiloquait dans le tribunal en se posant en martyr.
Malgré tout, cela restait une supposition. Il manquait à Teresa la preuve concrète qui ajouterait tout le sel à son article. Un bon papier pouvait faire trembler les puissants. L’expérience et la réputation de la journaliste la rendait particulièrement influente : elle sentait parfois qu’elle pouvait détruire quelqu’un avec de simples mots. Cela la mettait parfois mal à l’aise. Et cela lui donnait surtout une pression folle. Il fallait d’autant plus soupeser ses phrases, d’autant plus argumenter, consolider, étayer ses propos. Chercher des preuves, là où le guet n’avançait parfois pas.
-Alors, qu’en pensez-vous, madame Kouros ?
L’homme qui la dérangeait dans ses pensées avançait avec sa jovialité coutumière. La soixantaine, les cheveux châtains mi-longs, de longs sourcils épais : Cornel Kost, capitaine du guet des Artisans, respirait la franchise. Elle s’entendait assez bien avec lui.
-Le pauvre type n’y est sans doute pour rien. Le père, si tant est qu’il est bien le père, en revanche… Enfin, ces benêts de jurés vont soutenir l’artisan, bien sûr. Question de caste, comme d’habitude.
Mal à l’aise, Kost se dandina sur place. La journaliste le mettait toujours mal à l’aise, avec son cynisme bien tranché.
-Il faut dire que toutes les preuves accusent le menuisier… On a retrouvé son foulard près du corps, et l’enfant a été tué par une gouge, qui manque justement dans l’établi de l’accusé.
-Mouais. Cela ne vous semble pas un peu facile ? Et le mobile ?
-Un coup de folie ?
-Ha !
Teresa Kouros secoua la tête. Quels bandes d’ânes. Ils rateraient un boeuf dans un couloir.
-Tellement facile. Un simple d’esprit, qui se trouve justement habiter à côté de la victime, qui, d’après les voisins, ne ferme jamais la porte de son atelier. Qui sourit tout le temps aux enfants et leur donne des friandises, donc passe pour un suspect auprès de petits bourgeois obsédés sexuels, qui voient dans ce type de geste le signe d’un pervers. Et le jury plongera, car la moitié des membres du conseil des Sept sont de la même caste que l’accusateur…
-Mais vous pourriez faire tourner l’enquête.
-Mais je pourrai faire tourner l’enquête. Sauf que je n’ai que des présomptions, des racontars, des témoins qui veulent bien me parler à moi, anonymement, mais pas à vous, le guet, officiellement.
-Et nous ne pouvons pas creuser.
-Si, vous pourriez, si vous arriviez à faire autre chose que de toucher votre cul avec vos deux mains.
Kost s’empourpra, choqué par la vulgarité de la journaliste. Elle lui lança un regard noir et lui tourna le dos.
La séance se poursuivit, avec des témoins à sens unique. Teresa resta par devoir, et écouta la litanie de sornettes. Le procès était truqué et la guilde protégeait l’un des siens jusqu’au bout. Elle sentait l’odeur de merde qui se dégageait de l’affaire.
Dans le public, on s’agitait. Une partie des andouilles qui assistaient à ce genre d’affaires s’excitait, attiré par le sang. L’autre partie, à la défense des pauvres contre les riches, se révoltait.
Les jurés restaient plus ou moins impassibles. Cornel Kost fut amené à présenter les résultats de son enquête, qui corroborait plus ou moins ce que Teresa avait elle-même déterré. Au moins le guet avait-il fait son boulot. La journaliste, pendant ce temps, observait le public. La mère de la victime, pâle comme la mort, semblait au bord du malaise.
Lorsque le juge annonça une pause, la journaliste sortit et suivit la jeune épouse. Le mari, lui, resta dans la salle, à fanfaronner, à s’indigner. Il avait trouvé l’audience parfaite : de nombreux maîtres de guilde l’entouraient.
Dehors, la grande place pavée qui entourait la maison de la Justice vivait au rythme de la fin de matinée. Des dizaines de vendeurs ambulants, de passants pressés. Le tribunal avait fière allure : un bâtiment massif surmonté d’une colonne dorée, quatre ailes aux colonnades à l’antique.
La mère éplorée s’était assise sur un banc et se prenait la tête dans les mains. Tout le monde l’avait oubliée, sauf Teresa.
-Je peux faire quelque chose pour vous ?
-Vous pouvez ramener mon fils de l’au-delà ?
Ouch. Elle l’avait bien cherché.
-Non, mais aider à rendre justice, oui.
La jeune femme éclata d’un rire triste.
-Vous ne pouvez rien faire contre lui.
Cela valait des aveux : le menuisier simple d’esprit n’était pas coupable.
-Je ne cherche que la vérité. C’est ce que je peux écrire - non, ce que je veux écrire. Et laisser la foule en tirer les conclusions elle-même. Je ne suis pas juge. Mais je peux remuer une telle merde qu’ils ne sauront pas comment la cacher.
-Et comment vous feriez ça ?
-En publiant votre version. Une interview exclusive.
-Vautour…
Teresa tiqua, mais elle l’avait mérité. Elle n’était pas très fier de ce genre de chasse à l’information, amis au bout de trente ans, elle avait entendu pire que cela.
-Pas faux. Mais même les vautours ont un rôle dans la chaîne de la vie. Ils font en sorte que la mort ne serve pas à rien.
La jeune femme lui lança un long regard. Elle se mordit les lèvres. Baissa la tête. Se tordit les mains. Et déballa tout.
La Gazette de Stralsund sortit le soir même. Les Guildes s’agitèrent. Ce n’était qu’une question de temps avant que le menuisier simple d’esprit ne sorte de là, et que le vrai coupable paie le prix.
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