Il se souvenait parfaitement de ce jour-là. Le capitaine du guet, le visage fermé, venait de frapper à la porte de la maison. Sa mère avait ouvert et compris d’un regard. Ses larmes intarissables hantaient encore Pieter van Ryn, quinze ans plus tard.
Ce jour-là, son père n’était pas rentré à la maison.
Il n’y eut plus, par la suite, de geste tendre, d’éclats de rire. Cette façon bien à lui de lui ébouriffer les cheveux. Sa voix chaleureuse qui l’encourageait. Ces histoires, qu’il racontait le soir. Celle du fou qui navigua hors du monde, celle du pêcheur et du calamar bleu… Tous ces contes que Pieter écoutait, les yeux ronds comme des billes.
Jan van Ryn appartenait au guet des Pêcheurs. Un homme simple, agent modèle. Il avait travaillé dur, gravi les échelons et obtenu ses galons de caporal. On le pressentait pour un poste de sergent. L’avenir s’ouvrait à lui, radieux. Un agent brillant et respecté, un homme prometteur d’une trentaine d’années. A ce rythme, qui sait, il finirait sans doute capitaine, disait-on de lui.
Pieter, son fils, l’admirait tant. Il le voyait comme un héros des contes d’antan, qui luttait contre les méchants.
Mais Jan était mort, ce jour-là. Assassiné lors d’un duel face à un mercenaire corrompu. Pieter, alors âgé de cinq ans, n’avait pas compris tout de suite pourquoi sa mère pleurait. Il avait mis quelques jours à admettre que son père ne rentrerait plus jamais.
Quinze ans plus tard, Pieter se retrouvait devant le guet des Pêcheurs. Au milieu d’une quarantaine d’hommes et de femmes de tous âges, il masquait comme il le pouvait sa nervosité. Le capitaine Henrik avait ouvert le recrutement de nouveaux agents. Le jeune homme comptait bien faire partie des heureux élus. Il le devait à son père.
On disait de ce capitaine qu’il était un héros, lui aussi. L’homme qui avait survécu au siège de Kalandra, avait rallié à lui les troupes de la rive Est et retenu les assaillants pendant des jours avant que les renforts n’arrivent. Il dirigeait le guet des Pêcheurs depuis dix ans et jamais le quartier n’avait été aussi sûr.
Les rumeurs faisaient état de nouvelles méthodes de recrutement et d’entraînement. Les agents ne ressemblaient plus du tout au ramassis de vauriens en uniforme dont le père de Pieter parlait. Jan aurait sans doute apprécié ce capitaine, se disait le jeune homme.
A vingt ans, Pieter s’était préparé depuis des années pour ce moment. Il avait forgé son corps à l’aide de lourds travaux de force, dès l’adolescence. Porteur, débardeur, marin parfois, il était désormais doté d’une musculature imposante. On ne manquait pas son gabarit d’armoire à glace, ses cheveux blonds coupés ras, ni ses yeux bleus, intenses. Pieter tenait à faire honneur à son père.
-Merci à tous d’être venus. Nous commencerons ce recrutement par un test écrit sur les us et coutumes de Stralsund. Il y aura ensuite quelques tests physiques. Les meilleurs d’entre vous seront ensuite retenus pour un entretien.
Le capitaine Henrik lui-même venait d’annoncer le programme. Un homme au visage sévère, les mains croisées dans le dos, le sabre au côté. Il ressemblait aux héros des contes de l’enfance de Pieter.
Ce dernier déglutit. Il frotta ses mains moites sur son pantalon et suivit la foule de candidats jusqu’à une salle où des tables et des chaises les attendaient. Sur chacune, un encrier, des feuilles de papier. En face, un grand bureau et une horloge mécanique.
-Installez-vous et patientez.
Pieter obéit, le regard braqué sur la feuille blanche devant lui. Un test écrit… Heureusement, il avait bénéficié de cours particuliers. Le décès de son père avait offert à la famille une médaille posthume et surtout une éducation complète à titre d’orphelin de Stralsund. L’écrit se passerait bien, n’est-ce pas ? Pieter avait l’impression d’avoir tout oublié.
-Retournez vos feuilles et commencez.
Pieter faillit écrire le prénom “Jan” au lieu du sien, mais se reprit à temps. Il devait réussir, pour son père.
Les questions lui parurent assez simples au début. De simples principes de bon sens et de bonne morale. Il prit confiance peu à peu, alors que la difficulté augmentait sur les dernières questions. Ses connaissances en droit restaient limitées, mais il fit de son mieux. C’était ce que Jan disait toujours. Faire de son mieux.
Il y avait même quelques questions de traduction. Pour le coup, Pieter ne sut que répondre : il ne parlait pas d’autre langue que la sienne et son anxiété réapparut. Et si cela le faisait recaler ?
-Fin de la séance dans cinq minutes. Hâtez-vous !
Cinq minutes ? Il lui restait encore dix questions ! Pieter accéléra comme il le put. Il ne devait pas échouer !
Les mains raides d’avoir temps écrit, les doigts couverts d’encre, il contempla avec désespoir ses pattes de mouches et les pâtés de tâches noires. Sa copie ne figurerait pas parmi les modèles du genre. Un regard sur sa voisine, à l’écriture parfaite, le mit au bord des larmes.
On les dirigea alors vers un terrain d’exercice, où ils passèrent de nombreux tests. Pieter s’en sortit bien mieux. Son tour de piste à la course fut l’un des plus rapides. Il s’en sortit très bien au parcours d’obstacles. Le tir à l’arc fut honorable, mais loin de la meilleure place. A l’épée en revanche, il gagna presque tous ses duels. Certains n’avaient visiblement jamais tenu une arme de leur vie, y compris la jeune femme à l’écriture parfaite. Pieter supposa qu’il fallait de tout dans une équipe.
Épuisé et en nage, Pieter suivit le groupe à l’intérieur. Des serviettes et du thé chaud les attendaient. Quelques minutes plus tard, on les guida vers le mess où leur fut offert un repas chaud. Pour la première fois, il observa les autres prétendants. Deux tiers d’hommes, un tiers de femmes, qui s’étaient plus ou moins regroupées à une table sur la gauche de l’entrée. Parmi les hommes, Pieter détailla quelques hommes mûrs, maigres et aux tenues rapiécées. Sans doute des pauvres hères qui profitaient de l’aubaine pour un repas gratuit…
A la fin de ce déjeuner frugal - un bol de soupe de légumes dans lequel baignaient quelques morceaux de poulet accompagné de pain de la veille, puis un fromage coulant, des pommes et un verre de thé au citron -, les candidats patientèrent. Les discussions furent rares entre tous ces inconnus réunis dans le même lieu. Pieter fut soulagé de voir qu’il n’était pas le seul à se faire du mauvais sang : la jeune femme blonde à l’écriture parfaite se rongeait les ongles. Un autre homme, maigre et pincé, semblait prier. Un autre se prenait la tête entre les mains. Une femme brune d’une quarantaine d’années faisait les cent pas, agaçant tous les autres.
-Merci à tous de votre participation. Nous allons appeler les dix meilleurs candidats du jour pour les entretiens. Si vous n’entendez pas votre nom, je suis navré de vous demander de rentrer chez vous et de retenter votre chance une autre fois, après de l’entraînement intensif et des révisions…
La litanie des noms débuta. “Barbara Kavcic…” La blonde à l’écriture parfaite leva les yeux au ciel en murmurant quelque chose et fila, un sourire nerveux aux lèvres. Elle se tortillait les mains, et quitta la salle en suivant les indications d’un sergent au crâne dégarni et à l’uniforme à la limite de la propreté.
Un deuxième nom, un troisième, un quatrième. Pieter comptait dans sa tête et paniqua lorsque le septième nom fut annoncé. Plus que trois chances ! Son père, Jan, devait le regarder d’en haut. Le jeune homme imagina son regard désapprobateur. Il avait échoué, c’était sûr.
“Pieter van Ryn… Pieter van Ryn ? Est-il encore ici ?”
Le colosse mit du temps à se rendre compte qu’on l’appelait. Fébrile, il se leva, tenta un salut moyennement réglementaire et, tremblant, suivit le sergent vers l’escalier. Il avait franchi la première étape !
Les autres candidats attendaient sur des chaises, dans un couloir à l’étage. Le capitaine Henrik gravit les marches à son tour, passa lentement devant chacun d’entre eux. Il semblait lire en eux comme dans un livre ouvert. Son regard le perçait à jour. Il n’avait pas connu Jan van Ryn, mais avait peut-être entendu parler de lui. Il verrait vite qu’il n’arrivait pas à la cheville de son père. Pieter ne parvenait pas à retenir sa jambe, parcourue de soubresauts nerveux, comme s’il battait la mesure d’une musique jouée par un instrument déglingué. Le capitaine verrait qu’il était un imposteur, c’était sûr…
La dénommée Barbara fut la première à pénétrer dans le bureau du capitaine. Pâle comme un linge, il sembla à Pieter qu’elle allait faire un malaise, là, devant la porte. Elle lui sembla dans un état de stress encore plus grand que lui et, honteusement, il se sentit un peu plus rassuré.
Son tour survint et Pieter entra dans le bureau du capitaine Henrik comme un condamné à mort.
-Asseyez-vous. Détendez-vous. Vous avez particulièrement bien réussi les tests physiques, et votre écrit était tout à fait passable. Vous figurez en bonne posture pour décrocher l’une des trois places en jeu.
En bonne posture ? Pieter sentait ses jambes flageoler. Il pensa à son père. A sa mère aussi, qui avait tant sacrifié pour lui. Il se sentait souvent coupable de ne pas lui dire à quel point il lui était redevable.
-Alors, monsieur van Ryn. Pour quelle raison souhaitez-vous rejoindre le guet des Pêcheurs ?
Les yeux ronds, Pieter hésita.
-Mon père en faisait partie, bredouilla-t-il.
-Votre père certes, mais vous, quelle est votre raison ? Personne n’est obligé de suivre les pas de son père…
Pieter n’avait jamais réfléchi à cela. Il lui semblait naturel de prendre la relève d’un père tombé au champ d’honneur. C’était le rôle d’un fils, non ? Il fronça les sourcils.
-Mon père est mort pour le guet, en défendant les citoyens face à un mercenaire enragé. J’estime de mon devoir de lui rendre hommage en défendant à mon tour les habitants du quartier. C’est une question d’honneur.
-L’honneur… Ah, l’honneur. Vaste débat. Tant de morts pour des questions d’honneur…
Le capitaine Henrik semblait perdu dans ses pensées. Il porta inconsciemment la main à son flanc et masqua mal une grimace de douleur. Pieter, d’un oeil furtif, observa la pièce. Un buffet imposant supportait une statuette de la justice et une horloge mécanique ouvragée. Un secrétaire aux tiroirs de marqueterie, et une grande fenêtre donnant sur la place. Une pièce sobre, à l’image du capitaine.
-Vous savez, monsieur van Ryn, je ne recrute pas des agents sur des critères familiaux. Chaque recrutement doit répondre à une question : quelles compétences apporterait ce nouvel agent ? Prenez la première candidate, Barbara Kavcik. Nous allons la recruter en dépit de tests physiques assez médiocres. Savez-vous pourquoi ? Car elle est absolument incollable en droit. Elle parle trois langues, et en déchiffre deux autres. Elle a étudié plusieurs années aux archives de la ville, qu’elle connaît comme sa poche. Voila les compétences qu’elle nous apporte. Et vous, monsieur van Ryn ?
Pieter pâlit. Voila qu’il allait échouer ! Quelles compétences pouvait-il apporter ? Il ne savait pas faire grand chose… Certainement pas parler trois langues et chercher aux archives ! Tiens, si, il savait quelque chose.
-Ma connaissance du quartier. J’ai grandi ici.
La voix plus ferme, plus confiante, il poursuivit.
-J’ai été débardeur, porteur, messager. J’ai écaillé du poisson, fabriqué des cordes, navigué, aussi. Je connais les hommes et les femmes d’ici, leurs rêves et leurs craintes. Mon père était caporal et est mort pour eux. Je veux faire aussi bien que lui, quitte à donner ma vie, pour protéger ces familles. Je suis costaud, j’apprends vite. J’ai suivi les cours d’un maître d’armes, qui m’estime passable à l’épée. Voila ce que je peux apporter.
-Bien, monsieur van Ryn, c’est ce que je voulais entendre. Ne vous torturez pas avec le passé. Vous n’êtes pas responsable de la mort de votre père. Votre père n’est pas non plus la raison pour laquelle vous serez recruté. Vous le serez sur vos propres mérites. Vos compétences, vos progrès, votre carrière, ne dépendent que de vous. Je préfère vous entendre parler sur ce ton confiant que de vous entendre pleurnicher sur votre enfance. Je déplore le meurtre de votre père, que je n’ai pas eu l’honneur de connaître. Mais nous cachons tous nos blessures internes. Nous tentons tous de les dépasser. Le passé est un poids bien souvent trop lourd… je suis bien placé pour le savoir, conclut-il, la main sur les côtes.
-Allez, patientez dans le couloir. Il me reste deux candidats à écouter avant de prendre ma décision.
Pieter, le coeur battant, sortit après un salut réglementaire, plus assuré que précédemment. Il ne restait plus grand monde dans le couloir : la dénommée Barbara, une autre femme brune et deux hommes, dont l’un succéda au jeune homme dans le bureau du capitaine. Ils étaient donc encore cinq pour trois places…
Il se dirigea vers la jeune femme blonde qui se tordait les mains.
-Le capitaine vient de m’expliquer pourquoi ils vous recrutaient. Félicitations, vous avez l’une des trois places, lui murmura-t-il.
Elle sursauta, le regarda comme un sauveur. Elle avait presque les larmes aux yeux. “Merci”, lui souffla-t-elle.
Pieter sourit, et patienta.
Quelques minutes plus tard, l’homme sortit en claquant la porte et descendit l’escalier en criant des noms d’oiseaux. Plus que quatre, pour trois places. Le dernier candidat entra à son tour. La femme brune et Pieter se regardèrent, anxieux. L’un des deux suivrait peut-être le même chemin de désespoir.
Ils furent cependant rassurés : le dernier, un homme relativement âgé, sortit en haussant les épaules et descendit l’escalier. Ils n’étaient plus que trois.
Le capitaine Henrik sortit et annonça : “bienvenus dans le guet des Pêcheurs. Le sergent Larsen va vous mener au vestiaire afin de prendre les mesures de vos uniformes et vous expliquera les règles de base. Demain matin, je vous recevrai afin de vous donner vos affectations. Agente Barbara Kavcik, agente Cristina Sundqvist et agent Pieter van Ryn, bienvenue. Ce soir, fêtez bien cela : le travail débutera demain.”
Les trois heureux élus se regardèrent, emplis d’émotion. Plusieurs autres agents vinrent les congratuler, leur taper dans le dos en riant. Le sergent Larsen approcha à son tour : “Ha, tiens, le fils de Jan. Il serait fier de toi, gamin. T’es son portrait craché, sauf que lui, il écrivait pas aussi bien.”
Pieter, étonné, sourit. “Pour toi papa”, songea-t-il.
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