dimanche 24 novembre 2019

Kristoff

Ils étaient encore là, ce matin. Les démons dans sa tête. Ils murmuraient des choses. L’incitaient à faire du mal.
-Tout le monde est contre toi, fait quelque chose…
-Taisez-vous, soupira-t-il.
Depuis tout petit, Kristoff Blom les entendait. Au départ, il ne comprenait pas, puis des phrases se formèrent. Il en avait parlé à ses parents, qui ne l’avaient pas cru. Les prêtres ? Non plus, pas plus que son maître. Alors dès l’âge de sept ans, il avait arrêté d’en parler.

Pourtant, il savait qu’elles étaient là. Les voix dans sa tête ne le laissaient jamais tranquille. Il piquait des crises, gamin. Il hurlait, se prenait la tête à deux mains, tirait sur ses cheveux. Sa famille, terrorisée, l’avait confié à des soigneurs, à la campagne. On avait tenté des traitements. On l’avait plongé dans l’eau glacée, frictionné avec des baumes, donné à manger des choses étranges. Des prêtres de plusieurs religions avaient tenté des exorcismes, des prières. Sans réussite. Alors sa famille l’avait laissé là, à pourrir au milieu des fous.
Il n’était pas fou, il en était persuadé. Il y avait juste… les voix.
-Il te regarde bizarrement celui-là, tu sais… Tu ne devrais pas te laisser faire…
Il avait commencé à murmurer des réponses à ces voix, lorsqu’il eut une dizaine d’années. Puis à répondre plus fort, afin de les faire taire. Certains disaient qu’il parlait tout seul, mais c’était faux. Il y avait les voix.
-Je ne suis pas fou, vous savez.
Cette assurance poussait les soigneurs à hocher la tête en souriant. On lui tapotait sur la tête. On lui donnait une infusion de plantes, qui l’abrutissait un peu. A l’adolescence, on lui donna des produits encore plus forts, qui le sonnaient et l’endormissaient. Les voix restaient, plus lointaines, mais toujours moqueuses, agressives, malveillantes.
Lorsque le sanatorium ferma, Kristoff se retrouva à la rue. Il tenta de retrouver sa famille, mais la maison appartenait désormais à d’autres personnes, qui appelèrent le guet lorsqu’il commença à crier pour repousser les voix. Elles appelaient au meurtre. Elles voulaient qu’il se débarrasse de ces gens qui occupaient son chez-lui.
Le guet l’embarqua, et il pourrit en prison quelques temps, avant qu’un avocat commis d’office ne parvienne à convaincre le juge qu’il n’avait rien fait de mal.
Une fois dehors, il chercha du travail. Il avait seize ans, dormait dehors et se sentait observé. Les voix le lui disaient, en tout cas. C’était sûr, on parlait dans son dos. On l’espionnait.
De plus en plus méfiant, Kristoff, doté d’une carrure de colosse, entra en conflit avec quelques vauriens, et échangea ses premiers coups. Les voix approuvèrent. Il se sentit mieux.
Il tenta de prendre la mer mais, sur un navire, il n’y avait guère de planque où échapper aux voix. L’équipage se révéla trop réduit pour se calmer avec une bonne bagarre. Il fut renvoyé, et dépensa sa première paie en alcool.
L’alcool l’aida. Les voix se turent, endormies. Il lui en fallut de plus en plus, toujours plus. Dès le matin. Pendant des années. Il se forgea une réputation et, lorsqu’il entrait dans une taverne, il était fréquent de voir la majeure partie des clients en partir immédiatement. Seuls d’autres ivrognes à la recherche d’une bonne bagarre restaient. Kristoff eut le nez fracassé, en brisa quelques-uns également. Il toucha quelques pièces pour des combats clandestins, qu’il dépensait immédiatement en vin afin de faire taire ces murmures sous son crâne.
Ce jour-là, Kristoff bredouilla, repoussa les voix comme il le put. Il serra les dents, se tint le crâne en se bouchant les oreilles. Il fredonna une comptine afin de masquer les démons, sans réussite. Sa main trembla vers le cruchon de vin. Vide. La panique le gagna. Il allait faire du mal aujourd’hui, sans vin.
Le visage mangé de barbe, les joues rouges, le nez marqué par l’alcool, amaigri, Kristoff ressemblait à un cadavre en sursis.
-Non, non, non…
Panique. Il lui fallait quelque chose et vite. Les voix…
-Brûle tout… Tue-les tous…
Détruire le monde, pour ne plus les entendre. Il résistait, mais il savait qu’un jour où l’autre, les voix gagneraient. Elles avaient déjà gagné par le passé.
Il sortit d’une taverne mal famée, où il avait trouvé refuge dans l’écurie. Des brins de paille dans les cheveux et la bouche pâteuse, il tituba vers une fontaine. Il plongea la tête dans l’eau glaciale, espérant noyer les voix. Un espoir bien naïf.
-Ils te regardent tous, ils parlent de toi…
Kristoff releva la tête, la tourna à droite, à gauche, les yeux papillonnant en direction des rares passants. Ils devaient le prendre pour un fou, mais il ne l’était pas : les voix ! Tout était de leur faute !
Il avisa un vieil homme et lui expliqua, mais le quidam s’affola et s’enfuit. Kristoff, les yeux injectés de sang, sentit la colère monter. On ne le croyait pas ! On le jugeait ! LES VOIX !
-Venge-toi, persiflèrent-elles.
Avec un sanglot, il supplia.
-Pitié, Pitié…
Rien n’y fit. Son cerveau en ébullition avait soif de sang, de feu, de fer.  Elles voulaient qu’il leur montre, à tous.
Alors, ce jour-là, son corps brisé par le manque d’alcool… Il craqua.
Sous la fureur, face au mépris de tous, parlant seul dans sa barbe, il rôda en ville. Il tabassa un jeune qui l’avait regardé de travers. Molesta une femme qui passa trop près de lui et lui déroba son sac. Avec les quelques pièces, il acheta un mauvais vin chez un marchand ambulant, mais l’alcool ne calma rien. Cela ne fit que l’énerver encore plus.
Comme un diable des vieilles légendes, il sema la terreur dans le quartier marchand. Il renversa une charrette, poignarda un marin pour un mot de travers. Les yeux fous, il tourna sur lui-même, mais la place se vida autour de lui avec des cris de panique. Le couteau brandi, Kristoff souffla comme un boeuf. Au sol, le marin se vidait de son sang.
Alors il courut et, hors d’haleine, chercha une solution. Son esprit embrumé par l’alcool luttait. Avec les voix, avec lui-même.
-T’as pas fait ça, t’as pas fait ça, se disait-il afin de se rassurer.
-Tu as bien fait ! Il le méritait ! Éructaient les voix.
Perdu. Kristoff était perdu, dans sa tête comme dans la ville.
Il cessa de courir, reprit son souffle les mains sur les hanches. Il s’aperçut qu’il n’avait pas lâché le couteau. La lame rougie de sang lâcha une goutte sur le pavé. Il l’observa un moment, sans comprendre. Pourquoi la lame était-elle rouge ?
Incrédule, il laissa tomber le couteau qui tinta sur le sol. Le bruit le sortit de sa torpeur et Kristoff s’écarta. D’un pas, puis de dix, puis de cent, en courant, loin, espérant laisser les voix derrière lui.
-Où penses-tu aller ? Murmurèrent-elles.
Il gémit. Les larmes aux yeux, il erra en ville. Autour de lui, la foule s’écartait. On le montrait du doigt. Les voix hurlèrent, ruèrent dans son esprit, mais, sonné, il ne leur prêta pas attention.
Ses pas le menèrent au bord du quai. Une forêt de mâts se trouvait devant lui, des centaines de navires prêts à conquérir le monde. Au loin, la rade de Stralsund apparaissait. Il distingua le phare qui en marquait l’entrée. Les odeurs de l’océan et des algues l’apaisèrent un peu. Le soleil au zénith rayonnait et peignait le port de couleurs chaudes. Une caravelle pénétrait dans la rade. Kristoff imagina les richesses à son bord. Il regarda avec fascination le navire manoeuvrer avec habileté, saisi par la beauté de l’immense coquille de noix qui venait de braver les dangers de la mer.
Derrière lui, une cavalcade. Une dizaine d’agents du guet s’approcha. Des hommes et des femmes bien entraînés, avec un plastron rutilant, des casques, et des épées. Ils formèrent une ligne, coupèrent les axes de fuite. Une poignée d’entre eux resta en retrait, et, arc bandé, le visa.
Kristoff n’avait plus de couteau. Les voix hurlèrent, appelèrent à charger la meute.
-Du sang du sang du sang du sang du sang !
La litanie ne s’arrêta plus. Kristoff serra les dents, hurla.
-LA FERME !
Les agents du guet sursautèrent, surpris face à cet homme qui se frappait la tête à coups de poings. Ils raffermirent leur prise sur leurs armes.
Kristoff recula.
-Au nom de la loi, rendez-vous ! Ordonna un sergent grisonnant aux moustaches imposantes.
-Elles ne veulent pas, supplia Kristoff.
-Qui ?
-Les voix…
Les agents du guet se regardèrent sans comprendre.
-Elles sont là, vous savez. Je ne suis pas fou. Mais elles ne veulent pas partir… Faites quelque chose, supplia-t-il.
La ligne du guet s’approcha, avec prudence. Kristoff recula, mais il se trouva vite au bord du quai. Il n’y avait que l’eau, derrière lui. Son pied droit hésita, à moitié dans le vide.
-En finir… en finir…
Ce n’était pas la même voix que d’habitude, ce qui le surprit et l’arrêta dans son geste. En finir ? Le silence se cachait-il là ?
Le guet ne se trouvait qu’à quelques pas lorsqu’une impulsion le fit obéir à cette nouvelle voix. Kristoff chargea avec un cri rauque, primal. Il frappa violemment le premier homme à sa gauche, avec un coup de poing digne d’un bûcheron. Le soldat s’abattit, sonné, et les autres se ruèrent au secours. Les lames des épées le percèrent, encore et encore, mais il ne s’arrêtait pas. Des flots de sang s’échappèrent de son corps et, pour la première fois, les voix se turent, masquées par la souffrance. Kristoff accueillit cette douleur avec bienveillance.
Petit à petit, un voile noir se forma. Il cracha du sang, s’écroula au sol.
-Suis… pas… fou… parties…
Le sergent haleta. Autour de lui, ses hommes reprirent leurs esprits au dessus du cadavre quasi méconnaissable. Plusieurs d’entre eux avaient le visage marqué de coups.
-Féroce, l’animal enragé, ricana l’un d’eux.
-Un malheureux oui. Il n’avait pas l’air normal, tempéra un autre.
Kristoff poussa un dernier râle et s’éteint, enfin en paix. Le silence l’accueillerait. Il n’y aurait plus de voix.

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