lundi 25 novembre 2019

Ignacio (1)

Loin au sud de Stralsund, les explorateurs des temps passés avaient découvert de nombreuses îles vierges. Des volcans parsemés au milieu de l’océan, aux flancs recouverts de jungles. Ils les nommèrent Coriandre, Safran ou Jade. Ces véritables joyaux, au climat agréable, aux fruits exotiques et aux eaux chaudes attirèrent bon nombre de marchands, qui commencèrent à exploiter les ressources. Bientôt, le commerce du bois et de certaines épices rares tourna à plein régime et enrichit la famille Olsen, la famille fondatrice de Stralsund.
Les marins ne tardèrent pas à trouver un gigantesque continent encore plus au sud. Ils débarquèrent et bâtirent un comptoir, au débouché d’un fleuve immense, l’Emeraude.

Les populations locales furent ravies de commercer. Elles reçurent des marchandises venues du nord lointain. Les métaux, tels le cuivre ou l’étain, la laine, le vin, inondèrent les premiers comptoirs et transitèrent le long du fleuve, droit vers le sud, franchissant le désert vers la ville des origines, Delta. Là encore, les premiers arrivés bâtirent des fortunes. Les Olsen, encore eux, furent les plus habiles. Leur fortune leur permit d’embellir Stralsund, qui devient la ville la plus riche du monde. Ils attirèrent artistes et architectes, érigèrent des palais et des remparts, et firent de leur ville la plaque tournante du commerce mondial. Ils envoyèrent tous leurs héritiers dans les plus grandes villes comme dans les plus petits villages, prirent le contrôle de manufactures, de domaines viticoles, de scieries, d’élevages. Les comptoirs Olsen pullulaient.
Parmi tous les comptoirs, Sirân se révéla le plus pérenne. Le nom venait de l’épice la plus rare, la plus recherchée, la plus coûteuse. Une épice aux propriétés mystérieuses selon certains. On parlait de magie, sans que personne n’ait réellement pu prouver quoi que ce fut. Produit en quantités infimes, le sirân valait plus que l’or et certains auraient tué père et mère pour quelques grammes.
Sirân, la ville, avait grossi, comme une pustule sur le flanc d’un lépreux. La ville avait épousé de manière anarchique une colline surplombant le fleuve. Des milliers de petites maisons comme autant de cubes jetés par un gamin capricieux. La ville sentait la bouse, la marée et les algues. A l’entrée de la rade, les Olsen avaient fait bâtir un phare de trente mètres, en pierre blanche. La construction massive illuminait l’horizon à des lieues de distance, avertissant les marins inquiets que la sécurité du port approchait.
Si les navires pouvaient faire escale, il était déconseillé pour les marins de relâcher leur vigilance. Sirân était une chausse-trappe, un bouge immonde où la loi ne régnait pas.
Les Olsen avaient investi une fortune dans cette ville, sans jamais réussir à la mettre au pas. Sirân avait poussé comme une ville de pionniers, où chacun menait sa loi : celle du plus fort. On y trouvait des mercenaires qui se vendaient au plus offrant. Ils protégeaient les convois de marchandises venues du sud lointain. Les richesses innombrables de la ville échappaient en grande partie à ses propres habitants. Les hommes et les femmes des villages alentours rêvaient de jours meilleurs et affluaient, plein d’espoir, avant de déchanter au bout de deux jours. Les miséreux crevaient dans la rue sans que personne ne leur jette un regard - si ce n’est pour détrousser les cadavres. Les femmes seules ne tardaient pas à finir dans les bordels, de gré ou de force. Les enfants ? Leur sort n’était pas meilleur.
Au milieu de Sirân, sur la grande place d’un quai parsemé de palmiers, les marins qui débarquaient se précipitaient vers les tavernes et auberges, chacun selon ses moyens. Et surtout vers les bordels.
Dans le “Joyeux drille”, un bouge mal famé, Ignacio Malavita sirotait son douzième verre du soir. Il commençait à peine à sentir la douce chaleur de l’ivresse. A soixante-quinze ans, il faisait partie des meubles. C’était un petit bonhomme noueux, au visage parcheminé. Le cheveux rare, blanc comme la neige des pays du nord. Ses yeux voyaient mal et ses mains tremblaient. Il ne naviguait plus depuis des années et survivait en se faisant payer à boire contre de belles histoires de marin.
Personne ne le prenait au sérieux, surtout lorsqu’il commençait à bredouiller.
-T’sais… j’ai tout vu là-bas. Tout. L’monde… bah… c’est tout rond, t’sais ? T’en fais l’tour. J’leur ai dit, aux Olsen. M’ont craché dessus. Salauds.
Les propos incohérent du vieillard alcoolique amusaient la galerie. Les habitués se jouaient des novices en les envoyant près de l’ancien, sorte de bizutage qui coûtait aux minots une partie de leur solde. Tous pensaient mieux tenir l’alcool que le débris, mais Ignacio avait de l’entraînement. Des décennies à lever le coude à Sirân. Son estomac était bien rôdé.
En début de soirée, avant de commencer son travail - oublier minutieusement tous ses souvenirs en les noyant dans une gnôle bon marché - l’ancien marin pouvait encore raconter son histoire. Personne ne la croyait, bien sûr.
-Me suis engagé comme mousse à neuf ans, commençait-il. Les traversées vers Coriandre, je les connais par coeur. Les récifs, les tempêtes… J’ai navigué pendant quarante ans, avant que ma guibole ne m’emmerde. Coriandre… Jade, Safran, Sirân. J’ai fait tout l’tour de l’océan. Même allé jusqu’à Kern. C’est par là que la caraque sur laquelle je bossais, la “Belle ardoise” - un nom de merde, s’tu veux mon avis, a dérivé. Autant que ma langue se dessèche… Merci gamin, t’es un bon minot. T’as plus d’oreilles que de cervelle… sacrée prise au vent hein ! Mais t’as bon coeur.
Et Ignacio avalait sa première lampée. Au fil de son récit, les phrases perdaient en cohérence. Il revenait sur des détails, se perdait en descriptions, bredouillait de plus en plus. Il en voulait aux Olsen, surtout, et commençait alors à tourner en boucle.
Les plus patients finissaient par l’entendre raconter l’histoire de la Cité blanche.
-On allait vers Kern, à l’est là… on descendait droit sud depuis Kimberley. S’facile par là. Tout droit, plein sud. Kern, c’est moche. Un putain de caillou moisi, s’tu veux mon avis. Pis bon, ya eu la tempête là… des paquets de flotte sur la gueule… j’préfère un bon picrate dans l’gosier, s’tu vois c’qu’j’veux dire. Merci gamin…
Et Ignacio racontait. Perdue dans une tempête au large de Kern, la “Belle ardoise” avait dérivé, mât brisé, voile arrachée. Toute une nuit la caraque ballottée par les flots avait résisté. Plusieurs marins étaient tombés à l’eau -”le vieux Steve, un bon gars, le bras arraché… pas beau à voir” - et, au matin, sur une mer d’huile, le navire avait erré au milieu du vide.
-L’capitaine avait clamsé, écrasé par une vergue. Moche. Ça avait fait une tâche toute rouge sur le pont… Ouais, aussi rouge que ce nectar, merci monsieur !
Un verre de rouge à bas prix plus tard, liquidé cul-sec, le vieux marin reprenait d’une voix incertaine.
-On savait plus où on était. Une dizaine de gars, qu’il restait. Des mecs qu’en avaient, mais pas un pour savoir lire une carte. Des jean-foutre ! On a rafistolé. C’est là qu’ma guibole a morflé, minot. J’ai cru la perdre, mais Tomas, un mec comme mon frère, à la vie à la mort, l’a badigeonné ma jambe avec du rhum. Un sacré gâchis, s’tu veux mon avis. Ouais, le même rhum que là-bas… Merci mon gars.
La foule de novices entourait le vieux au milieu de son histoire. Les habitués, qui avaient entendu mille fois l’histoire, laissaient les recrues et filaient à l’étage, une fille à moitié nue au bras. Le “Joyeux drille” vidait les bourses des marins dans tous les sens du terme.
-Pis là, au milieu de nulle part, on colle un gars au hunier. Le type cherche, s’esquinte les yeux sur l’océan. V’la que ce con se met à hurler “terre !”. Il a vu une mouette ou deux, l’est sûr de son coup. On comprend pas trop pourquoi il montre l’autre bout, l’Est. La boussole est formelle. L’Est. On s’dit qu’on a dérivé, que c’est Kern. Font un pinard fameux… Ouais, celui-ci… celui avec l’étiquette rouge là. Merci mon gars.
Une lampée plus tard, l’ancêtre, le visage couperosé, la barbe ruisselante de mauvais alcool, reprenait.
-On va vers l’est. L’ciel est noir comme l’trou du cul d’la Janine là-haut, t’sais, la Deltasienne… fameuse, mon jeunôt, elle te dépucelle en un rien de temps… T’as trempé ton biscuit déjà gamin ? Traîne pas… la mer fait pas d’cadeau, ça s’rait con de mourir puceau…  A la santé des morts !
La taverne bien garnie levait son verre. Et il y avait toujours un type à la bonne fortune et au coeur sensible qui offrait la tournée générale. Ignacio enchaînait avec un nouveau verre et reprenait.
-Mais à l’est, là-bas… c’était pas Kern. Le type au hunier crie Terre, encore. On la voit aussi, nous autres. Ya des rochers, des tâches vertes, blanches. On s’rapproche. On dirait une ville. Au départ, j’me dis que c’est Sirân, rapport aux maisons blanches. Mais s’pas possible, on va vers l’est, on est loin de Sirân. Et bah mon gars, c’était des putains de tours blanches. Aussi hautes que le phare d’ici… Une dizaine de tours, une ville entière. Imposantes. On sait pas c’que c’est. Ya des bateaux au large, mais entre temps, le ciel se gâte. Ça commence à reprendre. La putain de tempête. Un vent à décorner les cocus… T’es marié mon gars ? Pendant que tu trompes ta femme avec les putes du Joyeux, elle fait quoi ta drôlesse ?
La foule éclatait de rire, et il y avait toujours un comique pour remercier le bon mot avec un fond de verre.
-T’as un bon fond toi… pas comme le fond de ce verre, qui arrive trop vite… Bref, la tornade arrive, pire que la première. Un ciel tout noir, des vents à n’en plus finir. On est repoussé vers l’Ouest. Ya encore deux marins qui tombent, on prie la dame des Océans comme jamais. J’lui manque plus jamais de respect, ça non. Le sel et le pain, toujours.
Ignacio arrêtait là son récit. Il marmonnait dans sa barbe. On distinguait “putain d’Olsen”, et il n’y avait pas moyen d’en tirer un mot de plus.
L’histoire du vieil alcoolique et des tours blanches avait fait le tour de Sirân. Le ”Joyeux drille” l’autorisait à rester là. Son histoire attirait le client. Au bout de la nuit, les femmes de joie épuisées fermaient le rade, avec Ignacio à l’intérieur, la tête écroulée sur le comptoir, des filets de bave se mêlant au fond des verres renversés.
La patronne prenait un chiffon et l’essuyait avec patience.
-Allez papa, t’as assez bu pour ce soir.
Avec l’aide d’un garde costaud, elle portait son père dans une chambrette et le bordait dans sa paillasse.
-Putain d’Olsen… j’dirai rien, promis… Rien sur la ville aux tours blanches… T’y retourneras sans moi, j’le sais. Tu t’f’ras du fric sans moi. Comme d’habitude… Ya rien pour Ignacio. Que d’la misère.
Et il s’endormait. La fille d’Ignacio ne savait pas trop si elle devait croire son vieux marin de père. Il y avait peut-être, loin à l’est, des terres inexplorées et des peuples inconnus qui avaient construit une cité aux tours blanches. Mais ce n’était pas elle, une ancienne pute devenue mère maquerelle, qui irait le prouver.
Elle fermait alors le ”Joyeux drille”. Dehors, des jeunes mousses aux poches vides et des rêves plein la tête, roupillaient dans leur propre vomi. Demain, ils reprendraient la mer. Qui sait, un jour, l’un d’entre eux trouverait peut-être les tours blanches.

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