Pour Shazam, ces noms ne correspondaient pas à grand chose. Pour lui, la richesse se trouvait juste devant lui, sous la forme d’une bourse bien garnie qui se balançait sur les hanches d’un gros marchand vêtu d’une tunique bleue.
L’affaire ne s’annonçait pas sous les meilleurs auspices. La foule, compacte, lui permettrait de camoufler son larcin. Cependant, il ne faudrait pas que la victime sente une vibration, d’une part. Et d’autre part, il faudrait au gamin des rues s’échapper rapidement.
Or, un gamin crasseux serait visible comme le nez au milieu de la figure dans une foule de riches bourgeois et de capitaines. L’apprenti vide-gousset, dissimulé derrière une colonne le long d’un mur, passa la langue sur ses lèvres, l’esprit en intenses réflexions. Il avait besoin de cet or. Il jeta un œil de tous les côtés : cette bourse lui parut la plus accessible. Un temps d’observation plus long le fit grimacer : ce foutu porc avait un garde du corps ! Un grand type aux épaules en trapèze, des battoirs énormes au bout des bras. S’il le choppait…
Shazam pesta, lança un juron à faire pâlir un régiment de vieux soldats. Une mère de famille qui passait par là lui lança un regard noir et cacha les oreilles de son chiard, un gosse atroce aux yeux globuleux. Shazam lui tira la langue et se rencogna dans sa planque.
Bon, pas le choix, il lui fallait trouver un truc. C’était sa plus grande qualité : l’imagination.
Il repéra un bout de papier par terre et un plan germa. Il piocha le message. Incapable de lire quoi que ce soit, il le roula et l’attacha avec un bout de ficelle. “Au moins, j’ai maintenant une bonne raison de traîner dans le coin : me voila messager”, se dit-il.
Avec assurance, il s’avança au milieu de la foule. Plutôt petit pour son âge et maigre comme un clou, il parvint sans peine à s’infiltrer au milieu des adultes. Dans sa main droite, le faux message. Dans la main gauche, une lame dépassait dans sa paume.
Première mission : détourner l’attention. Il tira la manche du garde du corps.
-M’sieur, la dame là-bas, elle voudrait vous parler, dit-il en désignant la mère de famille avec le gosse aux yeux immondes.
-Quoi ? Fous le camp trou du cul !
-Mais elle vous trouve charmant, vous savez, supplia Shazam.
Incrédule, le garde du corps tourna la tête et, le temps d’un souffle, Shazam tira la manche d’un autre marchand.
-M’sieur, un message pour vous, de la capitainerie…
Il en bouscula un troisième, qui, se retourna avec colère et commença à s’en prendre au garde du corps. En quelques manoeuvres, le gamin s’était rapproché de sa cible. Plusieurs personnes, confuses désormais, cherchaient à se déplacer dans la foule trop serrée, s’invectivaient et commençaient à se bousculer. Le brouhaha des conversations masquait parfaitement son déplacement.
Shazam ressortit pour sa part de l’autre côté de l’attroupement. D’un geste vif, sa lame avait tranché la ficelle qui retenait la bourse.
-Une bonne chose de faite, dit-il.
Il s’éloigna sans hâte - courir maintenant aurait attiré l’attention - et prit la direction d’une ruelle adjacente. Deux rues plus loin, il accéléra, courut vers le quartier voisin avant de s’arrêter au bord d’une fontaine en sifflotant.
-Une bonne journée de travail !
Il dénoua la bourse et compta son butin : décevant. La bourse était certes lourde, mais il n’avait gagné qu’un canif, une petite statuette de la déesse de la mer et une poignée de pièces de cuivre.
-Fait chier.
Ce n’était pas avec cela qu’il pourrait rembourser les Cortenova.
De colère, il balança la bourse dans la flotte, mais garda le contenu dans sa poche. Toujours ça de pris. Un camelot vendait des brochettes de poulet au curry et les odeurs de bouffe lui mirent l’eau à la bouche. Les piécettes suffirent à lui payer son repas du jour.
Désormais, il lui faudrait trouver une autre cible. Revenir devant la Bourse s’annoncerait compliqué.
Il soupira et se creusa la tête. Il y aurait peut être des rupins sur le grand boulevard du quartier de l’Académie. Les théâtres fourmillaient de richards au bras de donzelles enrubannées dans des robes à froufrous. Des costumes qui coûtaient aussi cher que ce que Shazam pouvait manger en cinq ans. Connards.
Assis sur la margelle de la fontaine, le gamin balança ses jambes. Fallait se montrer futé. Parmi ses amis, certains l’étaient plus que d’autres. Diane, par exemple, la petite rousse au sale caractère, savait lire et portait des messages à travers la ville. Shazam ne connaissait pas plus endurante : elle courait comme un chat, et tournait même autour du guet pour porter leurs messages. Traîtresse.
Son meilleur pote Elias, lui, avait hérité d’un bout de barque et avait ainsi un chez lui où dormir. Lui aussi portait des messages. La dernière fois qu’ils s’étaient vus, Elias minaudait auprès d’une bourgeoise de la Citadelle. Traître, lui aussi.
Pour Shazam, il était hors de question de travailler honnêtement. Et puis quoi, encore ? S’escrimer des heures pour une poignée de pièces qui partiraient de toute façon dans les poches des riches ? Alors qu’il suffisait de se servir ?
Il termina sa brochette. Il y avait sans doute un truc que lui seul savait faire. Il réfléchit à ses qualités : débrouillard, du bagout, discret. Ses défauts : il ne savait pas lire et préférait roupiller dans un coin discret plutôt que de bosser.
-Bah voila, ça c’est un beau profil, s’amusa-t-il.
Débrouillard, du bagout et discret quand il le fallait… l’audace, toujours de l’audace. Il fallait saisir les opportunités. Il se releva et erra dans les rues, à l’affût. Il sifflota un air à la mode - “Ma donzelle aux cuisses fines…”
Il passa devant une échoppe dont le propriétaire discutait activement à l’intérieur. Dehors, sur des présentoirs, Shazam put se servir sans être vu et repartit calmement en croquant une pomme.
-Pff, à peine mûre, rala-t-il.
La vie était pleine d’opportunités, il suffisait d’ouvrir les yeux. Il vola un foulard qui pendait d’un fil, bouscula un homme pressé - pardon monsieur, je ne vous avais pas vu ! - et hop, il lui avait fait les poches.
Le reste de la journée fut tout aussi productif, et, bientôt, il avait rempli la besace qu’il avait volé dans l’après-midi. Restait à écouler le butin.
Il se dirigea vers le quartier des Pêcheurs, le plus mal famé de la ville. Les Cortenova, la confrérie locale, dominaient les marchés parallèles. Le vieux Salomon était un receleur honnête - ce qui voulait dire qu’il escroquait moins ses clients que les autres.
Shazam entra dans sa boutique de prêteur sur gages avec entrain.
-Salut Sal’ ! J’ai trouvé deux-trois trucs en route…
-Le bonjour Shazam. Trouvé, dis-tu ? Les gens sont décidément distraits, s’amusa le vieil homme.
Salomon, le crâne parcheminé et décoré de quelques touffes de cheveux blancs, contempla le gamin avec un sourire indulgent. Puis, il chaussa ses bésicles et étudia le butin.
-Joli foulard… un couteau banal… Pas mal la statuette, jolie fabrique.
-Cette bondieuserie vaut quelque chose ? J’ai failli balancer ce truc à la flotte.
-Ha, Shazam, jeune ignorant. Si tu veux faire carrière, il va falloir que tu apprennes la vraie valeur de ce que tu voles…
-Bah, c’est juste une gonzesse sculptée dans un caillou…
-Cette gonzesse, comme tu dis, c’est Inaya, déesse originaire de Jade. Protectrice des gens de mer. Ce caillou vert, c’est justement du jade, qui a donné son nom à l’île. Les superstitieux paient cher pour ce genre de colifichets, surtout lorsqu’une tempête s’annonce. Vu la qualité de la pierre et le détail dans la sculpture, ce “truc” se revendra sans doute une trentaine de pièces de cuivre.
-Trente pièces pour ça ? Dingue ! S’étonna Shazam.
-Trente pièces pour moi. Pour toi, ça fera huit.
-Quoi ?
-Il faut bien que je vive, répondit le vieux Salomon, un sourire carnassier au visage.
-C’est de l’escroquerie ! Tu te fais… euh… quinze de marge !
-Vingt-deux. Si tu veux faire carrière, apprends à compter. Et c’est à prendre ou à laisser. Il serait dommage que je doive prévenir le guet qu’un malandrin a déposé ce très joli objet dans ma boutique, après l’avoir subtilisé à un honnête marchand.
Shazam ronchonna, mais n’avait pas le choix. Il s’empara des huit pièces. Salomon lui donna deux de plus pour le foulard, une pour le canif, et le quelques autres pour les bricoles restantes.
-Toujours un plaisir de faire affaire avec toi, jeune Shazam.
-Ouais, c’est ça, grommela le gamin en sortant.
Pas avec ça qu’il allait payer les Cortenova. Et comme par hasard, Fernando, un lieutenant qui prenait des grands airs avec ses fringues bien coupés, l’attendait devant la porte.
-Shazam, mon ami ! Je pensais justement à ta dette.
-Eh merde, souffla le gosse.
-Tu te souviens de ta dette, n’est-ce pas ? Combien, cent cinquante pièces de cuivre ? Pour les soins de ta soeur, c’est cela ?
Les poings serrés, Shazam, les larmes aux yeux, fixa le lieutenant dans les yeux.
-Ordure… ça t’amuse de laisser ma soeur crever ?
-Le cycle de la vie.
-Va chier.
-Ttt… attention, chaque insulte te coûtera une pièce de plus.
Shazam résista à l’envie de s’endetter d’une bonne centaine de pièces, et ravala quelques jolis jurons.
-Tiens, vampire. En v’la déjà cinquante. Le reste… je fais ce que je peux.
-Cinquante pièces de cuivre… petite journée. Mais je suis généreux. Je prends et, si tu acceptes une petite mission, j’efface ta dette.
-Quelle mission ? Demanda Shazam avec prudence.
-Oh, rien de plus que ce que tu sais faire. Un… déplacement d’objet, des poches de quelqu’un vers les nôtres.
-Pourquoi tu le fais pas toi-même ?
-Disons que je parie sur ton avenir au sein de notre confrérie.
Et c’est ainsi que Shazam se retrouva dans le quartier des théâtres en pleine nuit, planqué dans sous un porche. Il observa le passage des bourgeois bien habillés avec rancoeur. Il savait que Fernando traînait dans un coin, avec une tenue qui ne dénoterait pas. Le rôle de Shazam était simple : voler une sacoche dont le contenu intéressait beaucoup le clan Cortenova. Fernando ferait diversion, Shazam couperait la lanière et décamperait le plus vite possible.
La cible sortit d’une échoppe d’imprimeur. Un homme bedonnant d’une cinquantaine d’années, le cheveu gras et le souffle court. Il suait et empestait l’alcool à dix pas. Shazam l’observa chercher sa respiration en même temps que sa clé. L’homme verrouilla sa porte et ferma son manteau. Le sac pendait sur son côté.
Fernando s’approcha et héla l’imprimeur.
-Messire, un mot s’il vous plait !
-J’suis pressé, ronchonna le type, qui hâta le pas.
-Ce ne sera pas long.
Fernando fit un signe et un autre gros bras survint par derrière, sortit une matraque et expédia l’imprimeur au pays des rêves.
-Shazam, prend la besace et porte-la chez Salomon. Magne-toi.
Ce n’était pas ce qui était prévu, mais le gamin des rues opina. Il prit la lourde besace.
-Et t’avise pas de regarder dedans. Si tu y touches, tu retrouveras ta sœur en petits cubes dans une mangeoire à cochons.
-Compris…
Pendant que Fernando et son complice portaient l’imprimeur chez lui, Shazam détala sans demander son reste et traversa la ville.
La seule difficulté serait d’esquiver le guet. Mais avec le chambard en ville en ce moment, l’évasion de l’ancien capitaine De Jong, les cognes seraient bien trop occupés.
Shazam longea les quais, franchit le pont Bleu, dépassa le palais de la Justice, et s’engouffra dans le dédale des ruelles du quartier des Pêcheurs.
Hors d’haleine, il poussa brutalement la porte de la boutique de Salomon. Une odeur âcre l’accueillit.
-C’est quoi ce bordel ?
Salomon gisait dans une mare de sang, la gorge tranchée et les yeux grands ouverts vers le plafond.
-Putain… là, j’suis dans la merde…
Shazam serra la besace contre lui. “Faut que je trouve une planque”, se dit-il.
Paniqué, il sortit et détala. La barque d’Elias ? Ouais, son pote ferait bien ça pour lui…
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