Dans le petit monde du commerce, Giovanni Di Solari s’était forgé une belle réputation. Il savait saisir les opportunités. Le principe restait simple : écouter, analyser, et fournir les bonnes marchandises au bon endroit au bon moment. Chaque produit pouvait trouver son client. Il suffisait de se donner la peine de chercher la bonne information. Et il excellait dans ce domaine.
A Kimberley, il avait débuté dans le commerce des vins. L’île de Kern en produisait un passable, mais loin de valoir les crus de la côte sud, tenus par les marchands de Stralsund. Qu’importe : puisque le vin de Kern ne s’écoulerait pas dans la grande métropole, il suffisait de le proposer là où la concurrence n’existait pas. Giovanni plaça ses quelques fonds dans deux navires marchands, qu’il envoya sur toute la côte Ouest. Non pas dans les grands centres urbains, mais dans les petites îles et leurs tavernes oubliées. Il inonda les marchés avec de la piquette à bas prix, puis, une fois installé en quasi monopole, augmenta petit à petit le tarif.
Les bénéfices furent investis dans du personnel compétent pour les plantations viticoles, afin d’améliorer la qualité et viser un public plus vaste de centres urbains un peu plus gros. Et ainsi de suite. Les vignes Di Solari, à Kern, faisaient partie, vingt ans plus tard, des plus grands crus.
La guilde des Marchands de Kimberley l‘avait rejeté pendant des années. Il avait vécu cela comme une humiliation : lui, un négociant brillant, refusé par ces vieilles barbes ? Qu’ils continuent donc à ramper devant Stralsund ! L’ambitieux marchand trouva des alliés, plus ou moins honnêtes. Il élimina un concurrent en soudoyant des pirates. Il maria son fils avec la fille unique d’un spécialiste en soieries, et s’empara de tout un secteur d’activité. Il mena en sous-main une campagne de dénigrement d’un troisième. Quel bonheur de détenir des secrets : Di Solari payait cher des employés d’auberges de luxe et de bordels afin de dénicher des activités inavouables.
Après tant d’efforts, il s’était acheté une respectabilité à l’aide de mécenat. Grand connaisseur d’art, il avait rapatrié à Kimberley quelques toiles célèbres d’artistes locaux, financé des statues, même des bains publics.
La guilde l’avait enfin accueilli les bras ouverts - plusieurs membres de l’assemblée plénière étaient devenus ses pantins - et il avait diversifié ses activités. Afin de ne pas dépendre de prestataires volatiles, il avait monté ses propres tonnelleries, ses propres verreries pour les bouteilles… Giovanni Di Solari était un homme riche, très riche. A Kimberley. Mais cette ville de second plan ne lui suffisait pas.
Lorsque l’on était un marchand d’envergure, une seule ville comptait : Stralsund, l’entrepôt du monde. Les cours des marchandises s’y définissaient à la Bourse de commerce. Les tractations dans les ambassades du quartier de la Citadelle faisaient et défaisaient les fortunes. On trouvait sur ses quais des produits incroyables, introuvables dans les autres ports. Il y avait dans cette cité des représentants de toutes les régions du monde, et on pouvait tout obtenir, à condition d’y mettre le prix.
Après quarante ans de travail acharné, Di Solari, âgé de soixante quatre ans, les cheveux gris et de plus en plus rares, le ventre bien rebondi, décrocha enfin son poste d’ambassadeur de Kimberley à Stralsund. Il avait été contraint de graisser nombre de pattes, de flatter, de dénoncer - anonymement bien sûr - et d’écraser un certain nombre de concurrents, mais le jeu en valait la chandelle. Il entrait désormais dans la cour des grands. Lorsque son navire amiral, le “Soleil noir”, entra dans la rade, son coeur se gonfla d’orgueil. La partie commençait, enfin. Il traversa la ville avec l’envie d’en découdre, refusant de se laisser impressionner par le faste des des maisons bourgeoises comme par le luxe des grands domaines de la Ville haute.
L’ambassade de Kimberley faisait fort heureusement partie des plus belles de la Citadelle. La vaste propriété, avec un parc arboré et des massifs de fleurs rares, se situait à deux pas du palais du Consul. Di Solari y avait ses entrées et discutait d’égal à égal avec la famille Olsen au pouvoir. Il laissait traîner ses oreilles, invitait le beau monde à ses fêtes dispendieuses, dans le seul et unique but de savoir qui faisait quoi, qui parlait à qui. Les intérêts de Kimberley primaient… non, bien sûr que non. Les siens primaient, puis ceux de Kimberley.
C’est lors d’une réception à l’ambassade de Narval qu’il fit la connaissance du capitaine Henrik. Un parvenu, sans aucun doute. On le disait originaire d’un village de paysans. Qu’il avait rejoint l’armée, avant de mener une compagnie et de sauver Kalandra. On disait qu’il dirigeait le guet des Pêcheurs, le plus pouilleux de la ville, d’une main de fer. Di Solari fut très étonné de le voir au bras de la divine Dorotéa Taormina, une ancienne chanteuse à la voix exceptionnelle, dotée d’une culture et d’une érudition rare. Difficile de trouver couple plus mal assorti.
Mais le plus intéressant de la soirée fut de le voir en très longue discussion avec Mark Olsen. Le bras droit du Consul lui-même… Si le gant de fer de ce capitaine obtenait plus de pouvoir, ce n’était pas très bon signe. La chute de ce crétin de capitaine de Jong, du guet des Marchands, n’avait déjà pas arrangé ses affaires.
Le laxisme de ce bouffon avait permis à Di Solari de faire entrer en ville ses marchandises à des tarifs très abordables : le montant des taxes se trouvait bien plus modeste que ceux des concurrents, moyennant une commission pour de Jong et ses sbires. Un mal nécessaire. Mais ce Henrik… On voyait bien qu’il n’était pas à sa place. Il regardait la foule de la réception comme un petit poisson au milieu d’un banc de requins. Il se tenait le flanc, les jointures des mains blanchies, les dents serrées. Un type trop sérieux. Il faudrait faire quelque chose s’il prenait du grade.
Le lendemain, Di Solari prit les premières mesures. Il donna des ordres à ses larbins, afin de dévier quelques routes commerciales. Le quai des Marchands n’était plus sûr. Il répartirait ses marchandises dans des navires plus petits. Il les ferait accoster un peu plus loin, et entrer en ville par charrettes. Les contraintes seraient bien plus grandes, mais il fallait se faire oublier quelque peu, le temps de voir où le vent allait tourner.
Le soir même, alors qu’il se délassait, un verre de vin rouge des coteaux du sud à la main - même après tant d’années d’effort, son propre vin de Kern n’arrivait pas à la cheville de ce nectar de Stralsund - il fut surpris par un bruit étrange.
-Paolo ! Que se passe-t-il ?
Le domestique ne répondit pas. Di Solari quitta son fauteuil, contrarié. Les portes en bois sculpté de son petit salon privé s’ouvrirent violemment et une troupe de coupe-jarets patibulaires fit irruption. A leur tête, le regard fou de de Jong, capitaine déchu et l’une des trois têtes du réseau Opale, qui faisait tourner en bourrique le guet. Un De Jong à peine évadé, libéré en pleine via Oktora par ses complices au prix d’un massacre public.
Chez lui, devant ses tableaux de maître, ses vases précieux et ses sculptures originales.
-Que faites-vous ici ?
-Giovanni, mon ami ! Pas la peine de se mettre dans tous vos états. Mes amis et moi allons simplement rester quelques temps chez vous. Les temps sont durs, vous savez bien.
Le criminel accompagna sa tirade d’un regard de dément, tout en se curant les ongles avec un poignard bien trop aiguisé au goût du marchand. Di Solari pâlit, ébaucha un geste vers sa sonnette…
-T-t-t-t… Pas de ça entre nous. Votre personnel a pris congé ce soir, afin de ne pas déranger notre petite discussion…
La dizaine de malfrats ricana et commença à s’installer sur les canapés, à fouiner dans ses buffets. Des verres et des bouteilles apparurent. Ses bouteilles, ses crus précieux !
Blême, Di Solari fut repoussé sans ménagement dans son fauteuil par un grand échalas chauve aux yeux ronds, inquiétants. De Jong s’approcha.
-Et maintenant, tu vas faire tout ce qu’on va te dire…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire