Le quartier de l’Académie s’étendait le long de la Stral, l’un des deux fleuves, avec le Sund, qui se mêlaient avant de se jeter dans la mer. Stralsund était ainsi coupé en trois : au nord, le quartier de la Citadelle, celui du pouvoir et des ambassades. A l’ouest, le quartier Marchand, l’Académie et le quartier des Temples. A l’est, les quartiers industrieux : quai des Pêcheurs, Arsenal et quartier des Artisans.
On trouvait dans le quartier de l’Académie tous les lieux de savoir. Université, imprimeurs, salles de théâtre… un quartier bourgeois, aisé, aux maisons propres, aux rues soigneusement pavées, arborées. Les riches marchands y investissaient, faute de pouvoir atteindre leur rêve d’une maison sur la Citadelle.
Le quartier hébergeait aussi une immense bibliothèque, et le bâtiment des Archives - sauf les archives militaires, strictement confidentielles et jalousement conservées dans la caserne de la Citadelle.
Les Archives étaient installées dans un immeuble allongé, aux colonnades antiques, surmontées de statues représentant les sept mers. Des allégories féminines bien trop dévêtues au goût de Barbara Kavcik, agente du guet des Pêcheurs depuis peu.
Son capitaine lui avait assigné une tâche répétitive, mais qui correspondait à ses compétences en droit et en langues étrangères. Il s’agissait d’étudier les rôles d’embarquement de plusieurs navires en provenance de l’île de Jade, que l’on soupçonnait d’un certain nombre de malversations. Une fois les navires et équipages identifiés, il faudrait chercher leur trace dans les documents de la capitainerie, ainsi que dans les archives des différents guets municipaux.
Une tâche ingrate, longue, minutieuse, et solitaire : cela lui convenait très bien. Compulser pendant des heures les actes notariés des guildes marchandes l’avait beaucoup occupé pendant ses études. Mais cela ne rapportait pas grand chose. Ses parents, originaires du quai des Pêcheurs où ils officiaient comme notaires, auraient préféré qu’elle reprenne le flambeau familial. Elle ne s’en sentait pas capable.
Cela avait toujours été sa faiblesse. Un manque criant de confiance en soi, une nervosité spectaculaire. Elle se faisait des noeuds au ventre dès qu’on lui demandait quelque chose. Machinalement, elle se tordait les mains s’il fallait parler en public. Les Archives étaient devenues son refuge. Et surtout, c’était là que travaillait Bertrand Delestre.
L’homme d’une quarantaine d’années, de taille moyenne et aux cheveux noirs bouclés, avait gravi tous les échelons. Archiviste en chef après une carrière de copiste, il connaissait les lieux par coeur. Il savait se montrer affable, toujours prêt à guider les visiteurs et à les aider dans leurs recherches. Barbara l’observait souvent de loin sans jamais oser l’approcher.
Il l’impressionnait, avec son nez d’aigle, son regard perçant et sa rigueur. Lorsqu’il surveillait la grande salle commune, il s’installait à un bureau en chêne et passait quelques minutes à aligner scrupuleusement son matériel. Encrier, plume, parchemins, feuilles, registres, rouleaux. Aux Archives, tout restait à sa place, et il n’était pas rare d’entendre Delestre morigéner ses collègues plus jeunes : “L’organisation est la clé d’une recherche réussie.” Un mantra que Barbara avait pris à coeur et s’efforcer d’appliquer.
Elle entama donc ses recherches… sans trop savoir par quoi commencer. “L’organisation…” Pas le choix, il faudrait demander à l’Archiviste en chef.
Les mains serrées, en se mordant les lèvres, la jeune femme hésita, repoussa, avant de prendre son courage à deux mains et d’approcher du bureau. Delestre leva le nez et la regarda par dessus ses bésicles, lui lança un sourire chaleureux.
-Que puis-je pour vous madame ?
-Bon… bonjour… je m’appelle Barbara Kavcik, je débute au guet des Pêcheurs…
-Ah, sous les ordres du capitaine Henrik ?
-Oui…
-Un grand homme. Nous avons ici de nombreuses archives des campagnes militaires de Stralsund, et son nom figure en bonne place dans la triste affaire de Kalandra.
-Je ne le connais pas encore très bien, j’ai commencé il y a quelques jours à peine…
Elle expliqua en bredouillant le motif de sa recherche. Bertrand Delestre la regardait bien trop intensément et elle se sentit rougir. Ce n’était de sa part que de la concentration, n’est-ce pas ?
Il prit quelques instants de réflexion et se leva afin de l’orienter vers les bons registres.
-Voici les archives de la capitainerie des Pêcheurs, triées par année. Ils conservent ceux des quatre derniers mois, mais le reste est ici. Vous recherchez un navire en particulier ?
-Trois, en fait, que nous soupçonnons de contrebande. Le “Fier bras”, le “Lagon bleu” et le “Daurade”. Ils viendraient de Jade…
-Je vais vous aider. Prenons les trois dernières années.
Cette déclaration spontanée la prit de cours. Son coeur s’accéléra. Il s’empara de deux registres et lui confia le troisième en souriant. Il la dirigea vers une table de travail. Ils s’installèrent, côte à côte. Elle pouvait sentir son odeur de vieux parchemin et d’encre, des odeurs qu’elle assimilait au calme de ce lieu, un lieu protégé du monde, de l’agressivité qu’elle avait pu subir, enfant. La pression familiale, l’exigence, les coups de trique parfois. Les moqueries d’autres enfants.
Barbara passa machinalement une mèche de cheveux bruns derrière son oreille et tenta d’évacuer la distraction de la présence de l’archiviste à ses côtés. Sa nervosité devait se sentir, car Delestre s’efforçait de faire la conversation en commentant ce qu’il trouvait dans son registre. Il ne semblait finalement pas plus à l’aise, car ses messages tombaient à plat et n’apportaient pas grand chose. Était-il aussi nerveux qu’elle ? D’une certaine manière, cette idée la rassura et elle pu se concentrer un peu plus sur sa recherche.
Finalement perdus dans leurs livres, ils tournaient les pages, guidant leur lecture de longs tableaux et de longues listes avec leur doigt, murmurant des noms et des noms de navires.
Ils trouvèrent plusieurs mentions des trois navires incriminés, notèrent les noms des capitaines et les références qui les mèneraient vers d’autres registres où l’on trouverait les rôles d’équipages. Leur travail en commun avança de plus en plus vite à mesure qu’ils apprenaient l’un de l’autre. Ils finirent en un rien de temps par travailler en symbiose parfaite, chacun apportant ses points forts pour compenser les points faibles de l’autre. Ils parlaient plusieurs langues chacun, mais pas les mêmes. Ils établissaient des connexions entre noms et bateaux, remontant la piste. Tous les deux se montraient aussi rigoureux, méticuleux.
Tout juste Bertrand Delestre s’absenta-t-il quelques minutes et apporta des tasses de thé parfumé et des petits biscuits secs, qu’ils partagèrent en silence, hésitants. Barbara se sentait tout de même de plus en plus à l’aise.
Après quelques heures de recherche, l’archiviste lui parut encore plus maladroit. Lorsqu’elle entendit une horloge mécanique sonner, elle comprit.
-Déesse des océans, mais je vous ai retenu bien après la fermeture ! Je suis désolée, je suis désolée !
Elle entreprit de rassembler ses notes et ses plumes et de les enfourner en vrac dans sa besace.
-Non, je vous en prie, ne vous inquiétez pas… Je… n’ai pas grand chose de prévu ce soir, vous savez…
-Moi non plus… mais ce n’est pas une raison !
Elle se dirigea vers la sortie et il la suivit lentement.
-Je serai là demain pour terminer votre recherche…
-Je ne voudrai pas abuser de votre gentillesse…
Il sourit, la rassura et ils se quittèrent gauchement.
Barbara passa la soirée à se torturer l’esprit, à se demander si elle n’imaginait pas une romance de gazette à deux sous. Elle dîna frugalement d’une soupe de légumes, dans une toute petite soupente du quartier des Pêcheurs. Elle ne souhaitait plus, depuis longtemps, vivre chez ses parents. Elle dormit comme un loir, même si plusieurs rêves la laissèrent dans un état confus à son réveil. Des rêves remplis d’encre, de plumes, de lignes de vieux registres, et surtout d’un archiviste…
Elle ne put guère attendre et se trouva dès l’aube devant la porte des Archives. Il était là, lui aussi, tendit le bras pour lui serrer la main. Ce premier contact physique lui laissa des papillons dans le ventre. Ce n’était pas normal, se fustigea-t-elle.
Mais la matinée défila à toute vitesse, avec une efficacité accrue, car ils avaient désormais leur organisation. “L’organisation est la clé d’une recherche réussie”, se dit-elle. Elle en rit intérieurement. Lorsqu’il lui demanda la raison de sa bonne humeur, elle lui cita cette phrase et il éclata de rire. Un rire chaleureux, qui l’enveloppa comme une couverture douce et réconfortante. Si elle avait encore cette manie de replacer une mèche derrière son oreille, elle n’était plus nerveuse et laissait ses mains tranquilles.
Delestre aussi se montrait plus à l’aise et il eut l’audace de l’inviter à déjeuner. Il choisit une petite taverne près de l’université, “Le Plumier” - forcément ! - où ils savourèrent une terrine de volailles aux girolles, un gratin de courgettes délicatement parfumé aux fines herbes, et une tarte aux pommes toute simple en apparence. Barbara fut surprise d’y trouver un goût inédit, qui réhaussait la saveur du dessert.
-De la cardamome, expliqua Delestre avec un clin d’oeil complice.
Ils n’avaient pas vraiment envie de se replonger dans les registres, après cela. Lorsque la main tremblante de Bertrand osa replacer sa mèche de cheveux derrière son oreille, Barbara, tétanisée, ne sut comment réagir. Elle décida finalement de s’abandonner à cette caresse légère.
Ils reprirent finalement le chemin des Archives. Il restait quelques mois de rôles d’équipage à compulser, synthétiser, comparer. Barbara voulait terminer cette tâche fastidieuse au plus vite, afin de prouver sa valeur au capitaine Henrik. Mais une part d’elle souhaitait que ces recherches ne se terminent jamais. Qu’elle passe des jours et des jours aux côtés de Bertrand, à traquer des textes étonnants, à étudier des mystères antiques dans de vieux rouleaux aux écritures inconnues. A discuter jusqu’au bout de la nuit d’Histoire et de légendes.
Elle eut l’impression qu’ils étaient seuls au monde, sur le chemin du retour. La foule autour d’eux, les appels des camelots, les gamins des rues surexcités : rien ne comptait. Rien d’autre que la main de Bertrand dans la sienne, rien que sa voix contant la légende d’une terre lointaine, très à l’ouest, où des marins perdus prétendaient avoir trouvé une cité en or.
Barbara s’en moquait. Elle avait déjà trouvé son trésor.
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