Sarah Cattermole avait contemplé le spectacle pendant des heures depuis la fenêtre grande ouverte de son appentis, indifférente au froid. Le silence l’avait particulièrement marquée. Ces gros flocons, denses, tombant sans un bruit, s’écrasant au sol, se mêlant aux feuilles, aux arbres, aux toits. Recouvrant tout. Parfois, une tâche de couleur incongrue échappait aux assauts glacés. Il s’agissait souvent d’une brique rouge qui ressortait et transformait un tableau complètement blanc par ailleurs.
Elle vivait au deuxième et dernier étage d’un petit immeuble de briques, près du port de Narval. Sa chambre ne comptait qu’une seule pièce de six mètres sur cinq, ce qui lui semblait assez respectable. Un poêle chauffait péniblement la pièce. Dans un coin, une paillasse lui servait de couchage. On trouvait également une petite table et deux chaises - pourquoi deux, alors qu’elle ne recevait personne ? - et une grande armoire où elle rangeait vêtements et vaisselle. L'autre moitié de la chambre lui servait d’atelier.
Un chevalet, une grande toile, quelques pinceaux, des bocaux et des pigments… La fenêtre à sa droite lui offrait gratuitement les plus beaux modèles. Elle peignait plusieurs heures par jour, et perdait bien trop souvent la notion du temps. Des navires par dizaines, des scènes de rues, esquissées nerveusement au fusain, avant de colorer par petites touches à l’huile.
Ses parents avaient jugé sa passion futile. Une passade de jeunesse, qui disparaîtrait au mariage, disaient-ils. Sarah avait choisi d’y consacrer sa vie, à la recherche de l’oeuvre ultime, la toile qui marquerait les esprits et la ferait entrer dans la légende. Jour après jour, elle tentait d’atteindre ce rêve pour l’heure inaccessible.
Certains jours de désespoir, elle restait au lit pendant des heures, elle brisait ses cadres, déchirait ses toiles imparfaites. Elle vendait peu : une fois par semaine, au marché, elle déposait ses productions les moins ratées et les proposait aux passants et aux voyageurs. Quelques marchands des terres lointaines lui prenaient parfois une toile et les quelques piécettes obtenues lui permettaient d’acheter son matériel, ses pinceaux et pigments.
Elle avait déjà vendu son corps pour quelques toiles vierges.
La misère, bien souvent, la privait de nourriture. Le ventre vide, elle peignait cette misère, observant dans la rue des habitants encore plus pauvres qu’elle. Cette mère de famille au visage émacié qui mendiait, adossée à un entrepôt luxueux. Ce gamin des rues qui vendait la gazette du jour en hurlant à plein poumons. Ces marins au visage buriné, pipe à la bouche, qui discutaient au milieu des tonneaux. Toute cette litanie de petits métiers qui peuplait Narval.
Ces portraits, elle les conservait pour elle, comme autant de témoignages d’une vie, d’une ville, autant d’émotions.
Les couleurs occupaient son esprit. Sarah ne voyait pas ce qui l’entourait comme tout le monde. Elle y voyait l’agencement des bleus, des bruns, des rouges, des jaunes. Bleu ? Non, elle y voyait bien plus : indigo, azur, aigue-marine, cobalt… Il y avait tant de nuances !
Cet hiver blanc la lassait. Elle manquait de lumière. Le soleil se couchait bien trop tôt. Les longues soirées en solitaire lui coûtaient trop cher en bougies. Lorsqu’elle sortait, elle marchait au milieu d’un monde blanc, moucheté de petites teintes de couleurs. Elle avait essayé d’en saisir le sens mais avait échoué et sa toile, décevante, n’avait pas trouvé preneur.
Elle se disait parfois que ses parents avaient raison. Peut-être qu’ils accepteraient de la revoir chez eux, de lui trouver un mari, une situation, comme la fille revenue d’un long voyage. Seul son orgueil l’arrêtait.
Au milieu de cet hiver-là, alors que ses dernières pièces avaient disparu contre du bois et des bougies, Sarah Cattermole se rendit au marché, un grand sac au côté. Elle portait plusieurs toiles à la vente. Des scènes de navires, des gros voiliers avec des scènes de vie portuaire en tout petit au premier plan. Par hasard se trouvait aussi un portrait, celui d’un vieux marin au visage ridé, au regard bien plus vivant que son corps presque éteint. Le crâne surmonté d’un bonnet bleu cobalt, ses yeux aussi bleu que l’océan, la pipe au bec. Elle ne s’était pas aperçue qu’il était dans son sac, mêlé aux paysages.
-Permettez madame ?
Un homme de haute stature, la tête couverte d’un chapeau en hauteur, vêtu d’une redingote à la mode, l’interpellait. Il désignait de sa canne à pommeau d’argent le portrait.
-Vous l’avez peint ?
-Oui… je n’avais pas prévu de le vendre, se méfia-t-elle.
-Vous êtes douée pour les portraits. Pas pour les paysages. Ils sont d’un banal… Mais le portrait là… Vous avez saisi son âme…
Surprise et un peu vexée, Sarah ne sut quoi répondre.
-Avez-vous d’autres portraits ?
-Pardon ?
-Je vous demande si vous avez d’autres portraits.
Sarah opina timidement. L’homme aisé lui demanda s’il pouvait les voir et, sans trop savoir comment, elle se trouva à montrer le chemin à ce riche bourgeois. Elle avait honte de montrer sa chambre de miséreuse. Pourtant, il la suivit calmement, accompagné d’un domestique guindé à l’air désapprobateur.
Elle grimpa les deux étages, ouvrit sa porte et déposa son sac de tableaux dans un coin de la pièce. L’homme entra à sa suite et jeta un regard inexpressif à la ronde. Le domestique, lui, sortit un mouchoir qu’il se mit sur le nez et ne put s’empêcher de renifler de dégoût. Sarah eut honte.
-Vous ne devriez pas être ici monseigneur…
-Laissez-moi seul responsable de mes choix, madame. Montrez-moi.
Elle ouvrit une malle et sortit ses tableaux. Celui de la femme mendiante, celui du crieur de journaux, des marins et de bien d’autres habitants du port de Narval.
L’homme s’en empara, religieusement, et les amena vers la fenêtre. Sous le soleil d’hiver, il étudia ses tracés et ses couleurs sans un mot. De temps en temps, il hochait la tête et son doigt suivait les contours d’un mauve, d’un grenat, d’un cuivre.
-Vous gâchez vraiment votre talent sur les scènes de bateaux, madame. J’aimerai que vous peignez mon portrait. Mais bien sûr, hors de question qu’il soit peint ici. Je vous héberge dans mon manoir pendant un mois. Logée, nourrie, et bien sûr payée. Disons… une centaine de défenses d’or ?
Cent pièces d’or de la monnaie locale ? Sarah ouvrit des yeux ronds. La bouche bée, elle mit du temps à accepter, presque les larmes aux yeux. Le domestique semblait s’étouffer de surprise.
-Bien, c’est réglé. Baptiste, faites venir mon carrosse et chargez le nécessaire.
Le soir même, Sarah Cattermole emménageait dans le manoir de Guillaume Rodrigue, l’un des marchands les plus en vue de la guilde des fourreurs. On lui trouva une grande chambre aux murs ivoire, avec un lit de plumes, moelleux, des draps de laine bleue bien chauds, de quoi faire ses ablutions. Incrédule envers sa bonne fortune, elle resta devant la grande fenêtre. Le port se situait bien loin désormais, mais elle distinguait encore en contrebas la forêt de mâts dépasser de la masse de blancheur. Un feu jaune et orange crépitait dans une cheminée de briques rouges. Des centaines de nuances de couleurs peuplaient cette chambre, bien loin des couleurs sombres de son domicile.
Sarah s’attela à la tâche dès le lendemain. Guillaume lui consacra une heure. Il posa dans le parc de sa propriété en dépit du froid. Il avait choisi une redingote au col de fourrure, et se tenait droit, sérieux. Elle dessina plusieurs esquisses sur du papier cartonné, imparfaites et décevantes. Cette méthode ne lui convenait pas.
-Messire, je ne sais pas si je serai à la hauteur… Je n’ai jamais dessiné sur commande, avec quelqu’un qui pose…
-Je vois. Êtes-vous en train de dire que me suis trompé dans mon choix et que vous voulez retourner sur le port ?
Blême, Sarah bredouilla des excuses et dessina croquis sur croquis. Guillaume Rodrigue regarda le résultat avec dédain. Le domestique jubilait derrière eux. Elle le sentait.
-Cela ne va pas… Vous dites que vous n’avez jamais peint sur commande… Peut-être… oui, procédons autrement.
Guillaume Rodrigue l’invita à la suivre toute la journée. Il lui donna des vêtements démodés qui appartenait auparavant à son épouse et la fit passer pour une secrétaire. Sarah l’accompagna plusieurs jours, un carnet de croquis à la main, et dessina l’homme d’affaires. Les postures se multipliaient : lorsqu’il serrait la main à un concurrent, lorsqu’il écrivait ses lettres, lorsqu’il visitait une fabrique, lorsqu’il étudiait la qualité des fourrures. Sa vie en famille, aussi, avec son épouse à la santé fragile et leurs trois enfants, trois adorables bambins âgés de trois à neuf ans, curieux et polis.
L’aînée, Tilda, rôdait derrière Sarah dans les temps calmes, observant la peintre dans ses oeuvres. La jeune femme lui donna un jour une feuille et lui apprit à dessiner des animaux, des formes dans les nuages. La petite était douée.
Pendant ce temps, Sarah commençait à mieux saisir l’âme de Guillaume. Sa fermeté dans les négociations, sa bonhomie envers ses employés, son amour pour sa famille. Petit à petit, ses esquisses trouvèrent leur chemin.
Au bout de trois semaines, elle dessina un modèle aux contours fins, celui d’un marchand fortuné, le regard porté vers le lointain - la mer, les navires - qui tenait dans sa main un parchemin. Pensif. Elle l’avait croqué ainsi un soir après une grande journée de travail où, épuisé, son masque était quelque peu retombé.
Guillaume admira un long moment le croquis. Un sourire discret naquit sur son visage et il donna son accord.
Sarah peignit, joua sur les ombres et les reflets. Elle mit en oeuvre tout son savoir-faire et sa technique. Le mois initialement prévu s’écoula sans qu’elle eut terminé mais la famille Rodrigue ne dit rien. Elle faisait désormais partie de la maisonnée. Elle gardait les enfants et leur servait de gouvernante. Bientôt, d’autres familles de marchands envoyèrent leurs enfants pour des cours de dessin.
Entre deux leçons, elle peignit le portrait de Guillaume.
Elle apporta la touche finale au printemps. Alors que la neige refluait, elle s’installa dans le parc de la propriété du négociant, plein ouest, avec vue sur le port. Le jardin explosait de couleurs. Les carmin, amarante ou cinabre des premières tulipes, les mimosa et les jaune d’or des jonquilles… Tout cela l’inspira et offrit au marchand un tableau parfait. A ses yeux exigeants, c’était la plus belle toile qu’elle eut jamais réalisé. Le regard, les mains, les deux aspects les plus difficiles d’un portrait, lui semblaient parfaitement exécutés. Mais il ne s’agissait pas que d’une démonstration de technique. La toile dégageait autre chose : la vie elle-même, tout le caractère du sujet et ses rêves.
Lorsqu’elle eût terminé, elle porta sa toile avec hésitation. Guillaume Rodrigue, entouré de sa femme Sylvia et des trois enfants, admirèrent l’oeuvre sur son chevalet. Le marchand sourit.
-Elle t’a trouvé, mon amour, dit Sylvia.
-Oui. C’est ce que je voulais.
Le tableau trouva sa place dans le bureau du marchand. Tous ses clients et partenaires le virent et s’enquirent rapidement du nom de l’artiste. Sarah Cattermole devint l’artiste la plus demandée de Narval. Elle reçut même un jour une commande d’un riche marchand de Stralsund, proche du Consul lui-même.
Parfois, elle se sentait un peu dépassée par tout ce succès. Dans ces cas-là, elle partait avec un petit chevalet, une boite de peinture et ses pinceaux. Elle dépliait un petit siège au bord du quai. Et elle peignait le peuple, celui qui suait sang et eau pour la richesse de Narval ou simplement pour survivre. Été comme hiver, quelles que soient les couleurs en arrière plan, Sarah saisissait l’âme des passants. Quand la foule curieuse se montrait trop nombreuse autour d’elle, elle souriait, embarrassée, et devait parfois plier bagage.
Elle rentrait alors au manoir Rodrigue. L’accueil chaleureux du couple et de leurs enfants, toujours enthousiaste envers ses portraits, la surprenait toujours.
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