L’horloge du palais du Consul sonna la douzième heure. Perché sur le toit d’un hôtel particulier voisin, Horacio Miguel attendit. Il faisait nuit sur Stralsund, une nuit voilée par des nuages sombres annonciateurs d’orage. La lune n’offrait qu’un maigre croissant qui peinait à percer. Les étoiles, masquées, n’éclairaient rien. Parfait, songea-t-il.
La seule menace viendrait des éclairages publics. Les lampadaires à huile de baleine illuminaient les environs. Il lui faudrait faire attention à ce que son ombre n’apparaisse pas au sol.
Horacio avait revêtu des habits noirs, une cagoule et des chaussures à semelle de crêpe. Silencieux, le souffle mesuré, il longea la corniche de l’hôtel particulier en direction de sa cible : une lucarne qui le mènerait vers le grenier du bâtiment.
Il avait passé plusieurs jours à étudier les lieux. Sa bonne éducation lui avait permis de se faire engager comme extra au cours d’une réception. Il avait servi cette riche famille de marchands, de manière cordiale et professionnelle. Il avait décliné leur offre d’embauche pour un poste de valet de chambre, prétextant d’autres engagements. Puis, il avait laissé passer quelques temps afin de se faire oublier. Il avait ensuite traîné dans le quartier sous divers déguisement, glané des renseignements sur les habitudes des propriétaires et des domestiques.
La soirée de réception lui avait permis d’identifier les richesses facilement transportables et revendables. Il y aurait de quoi s’enrichir, mais sa mission serait tout autre. Les marchands ne prenaient guère de précautions. Horacio n’avait repéré qu’une poignée de gardes blasés et peu attentifs. L’un, alcoolique, l’autre, mordu du jeu, ne poseraient aucun souci : ils seraient bien trop occupés par leurs vices dans leur salle de garde au rez-de-chaussée.
La famille de marchands serait absente ce soir. Ténor de la guilde des marchands de soie, le propriétaire animait la réunion mensuelle des membres. Son épouse en profitait pour rendre visite à son amant, un jeune éphèbe de quinze ans son cadet. Quand à leur fille de dix-sept ans, elle rendait visite à une amie - prétexte à une soirée galante avec le frère de cette dernière.
Bref, Horacio avait le bâtiment pour lui tout seul, ou presque.
Il sortit d’une petite besace ses outils de cambrioleur. Chacun d’entre eux était enroulé dans un petit tissu afin d’étouffer les bruits. Il n’eut aucune peine à forcer le loquet de la lucarne et s’infiltra dans la petite ouverture avec souplesse.
Le grenier ressemblait à un grenier classique de ce genre d’hôtel particulier : des meubles recouverts par des draps, de la poussière, des coffres et de vieux tableaux mal peints. Le voleur ne distinguait pas grand chose mais n’osait pas allumer la moindre bougie. L’éclairage public peinait à apporter un fond de lumière dans la pièce. Mais Horacio avait l’habitude. Il avança à pas de loups, les mains en avant, esquivant les objets abandonnés. Il y avait peut-être des trésors oubliés, mais sa cible n’était pas ici. Son client payait cher pour un tout autre artefact.
Il arriva vers la trappe et la souleva prudemment. Il ne distingua rien et l’ouvrit entièrement. La lumière du dernier étage gagna le grenier et il put attacher une corde et descendre dans le couloir.
Il lui fallait désormais s’orienter, mais il conservait une bonne mémoire des lieux grâce à son infiltration en tant que domestique. Sa cible se situait au deuxième étage.
Les murs couleur crème portaient quelques lampes à huile, signes de richesse, mais la plupart restaient éteintes. En l’absence des propriétaires, la maisonnée serait sans doute réduite au minimum - une cuisinière pour les repas du lendemain, un valet de pied et une chambrière sans doute. Les autres auraient reçu leur soirée, probablement.
C’était le seul point imprévisible de son cambriolage, aussi Horacio redoubla de prudence. Sa démarche à demi pliée visait à réduire les ombres qu’il pouvait projeter. Il s’arrêta à un croisement et jeta un rapide coup d’oeil. Rien.
L’escalier semblait libre, aussi descendit-il à petites foulées avant de se renfoncer dans un recoin. Il patienta, comptant les battements de son coeur jusqu’à cent. Aucun mouvement, aucune alerte. Tout se déroulait comme prévu.
Le deuxième étage lui paru désert. Il progressa lentement, au cas où. Tapisseries précieuses, colonnades surmontées de pots de fleur, tableaux de maître… Le marchand menait la belle vie. Horacio s’assura discrètement que les premières pièces étaient inoccupées. Il y avait quatre chambres. Les époux semblaient faire chambre à part. La jeune fille avait noyé la sienne sous les froufrous roses et les miroirs de midinette. La quatrième, inoccupée, ressemblait à un tombeau : celui du fils, décédé à l’âge de six ans. Les parents en deuil n’avaient touché à rien depuis le drame.
Au fond, Horacio trouva ce qu’il cherchait. Le bureau de travail du marchand, imposant, avec une grande baie vitrée donnant sur le palais du Consul. La salle accueillait quelques fauteuils et un canapé confortable, auprès d’un petit vaisselier qui hébergeait sans doute les grands crus du propriétaire, qui servaient à convaincre lors des négociations difficiles. Le voleur hésita à en profiter pour voler un millésime, mais il risquait de compromettre l’opération à cause d’une telle lubie. Il resta professionnel et se détourna du petit salon.
De l’autre côté de la pièce, un bureau massif en bois des îles occupait l’essentiel de l’espace. Le marchand tenait à impressionner ses visiteurs avec un tel mobilier. Derrière se trouvait un secrétaire, un classeur à fiches, des étagères surchargées de divers dossiers.
Un grand tableau représentant sans doute un ancêtre surmontait le tout. Le visage de l’illustre ancien semblait regarder Horacio avec un air désapprobateur. Le cambrioleur s’en moquait. Il ne s’agissait que d’une illusion provoquée par le faible éclairage projeté par les lampadaires à l’extérieur.
Il s’avança et entama sa fouille. Son client s’était montré exigeant et spécifique. Horacio n’avait pas l’habitude de poser des questions sur le pourquoi des choses, mais il avait rarement reçu des informations aussi précises. Son client semblait connaître les lieux à la perfection. Cela gagnerait du temps.
Le voleur finit par trouver ce qu’il cherchait : une petite boite sculptée, dissimulée dans le double fond du tiroir du bas. La serrure du coffret ne résista pas longtemps aux efforts d’Horacio, qui s’assura que le contenu correspondait aux demandes de son client. Il y avait trois belles opales. Il ne résista pas au plaisir de savourer leur texture, leur douceur, leur chaleur. Il y en avait pour une petite fortune.
Le cambrioleur repoussa l’idée de les garder pour lui. Il serait incapable de les écouler au prix du marché, et son client le payait bien. Horacio s’empara des pierres, qu’il rangea dans une poche intérieure, et replaça le coffret là où il l’avait trouvé.
Il entreprit de retourner vers le grenier. Alors qu’il sortait du bureau, il entendit des éclats de voix et fonça en face, dans la chambre du fils décédé.
-Tu as encore triché !
-Nan, c’est juste que t’es nul !
La dispute s’envenima entre deux gardes. Les hommes devaient sans doute s’invectiver au pied de l’escalier et leurs voix monter vers le deuxième étage. Voila qui était fâcheux.
Horacio patienta, au milieu de peluches poussiéreuses, mal à l’aide dans ce mausolée. Il songea à son propre fils, à la santé fragile. Un petit ours en laine traînait à côté de lui : le voleur hésita, et décida de le voler aussi. Il le déposa dans sa besace. Cela ferait un cadeau…
Le ton montait entre les gardes. Toujours coincé dans cette chambre, le cambrioleur bouillait. Il prit alors le risque de sortir la tête dans le couloir : rien. Les voix restaient lointaines. Il progressa donc à petits pas vers l’escalier. Il jeta un oeil : les deux gardes étaient au premier ! Si ces deux idiots se lançaient dans une ronde, cela compliquerait la tâche.
Horacio n’avait plus beaucoup d’options : se cacher dans une chambre ou grimper à toute vitesse en espérant que les deux gardes traîneraient. Il choisit la deuxième solution et sauta l’escalier deux marches à la fois.
-T’façon, t’es encore bourré, c’est pour ça que t’a perdu, andouille.
-Andouille ? C’est moi que tu traites d’andouille ? Prends-ça, débile !
Horacio entendit un claquement sec, un hurlement de rage et un bruit de bagarre. Les deux crétins se tapaient dessus et leur vacarme masquait sa course vers le grenier.
Malheureusement, le bruit réveilla aussi une servante, qui sortit ensommeillée de sa chambre. Horacio la percuta au tournant du couloir. Elle poussa un petit cri surpris en tombant au sol, avant de hurler de peur.
Horacio jura et mit aux orties la prudence. Il courut comme un dératé vers sa corde et grimpa. Il referma la trappe alors qu’une cavalcade le poursuivait. Le cambrioleur déplaça un meuble pesant, bandant ses muscles, et le glissa sur la trappe : les gardes ne pourraient plus monter.
Il souffla un bon coup et tenta de calmer son rythme cardiaque. La sueur dégoulinait le long de son dos. Son employeur n’apprécierait pas ce tintamarre, mais il n’y pouvait rien.
Il ne tarda donc pas et sortit par la lucarne, qu’il ne referma pas. L’objectif était désormais de mettre le plus de distance entre lui et le bâtiment. Il courut sur le toit, sauta sur celui de l’hôtel voisin et continua ce petit chemin jusqu’à ce qu’il arrive au bord d’un parc. Il sauta encore vers un arbre, s’accrocha à une branche et descendit au sol. Il retrouva caché dans un buisson son sac et se changea rapidement, avant d’enterrer ses vêtements noirs au pied d’un arbre, recouvrant le tas de terre de feuilles mortes.
Désormais vêtu d’une tunique bleue toute simple, bien coupée, et d’un pantalon marron, il pouvait passer pour un domestique en congés. Horacio sortit du parc en sifflotant, un sourire aux lèvres. Un homme qui prenait l’air la nuit, tranquillement, rentrant d’une soirée avec des amis ou se rendant dans une taverne.
Il déambula dans quelques rues de la Citadelle, changeant de directions soudainement afin de vérifier qu’il n’était pas suivi. Une fois rassuré, il fonça vers le lieu de rendez-vous : une auberge de bonne réputation située au pied de la colline, proche du pont sur la Stral, juste avant les portes surveillées par le guet. Il entra, salua l’aubergiste et gagna l’arrière-salle.
Un homme l’attendait, le visage dissimulé par une écharpe noire et un chapeau à larges bords. Seuls les yeux restaient visibles, deux yeux de serpent. Horacio frissonna, mais s’assit en face de son client et déposa les trois opales devant lui. L’homme hocha la tête et claqua des doigts. Un serviteur déposa devant le cambrioleur un sac de pièces bien garni.
-Toujours un plaisir de faire affaire avec vous, messire.
-Aucun problème ? Demanda l’homme.
La voix rauque le fit tiquer. Horacio hésita à signaler l’incident. Mais le regard glacé de son vis-à-vis l’inquiéta.
-Non, aucun problème, mentit-il.
Après tout, personne ne l’avait reconnu, ni suivi, et ils mettraient un temps fou à identifier ce qui avait disparu.
-Bien. Si j’entends parler de vous, vous savez ce qui se passera, expliqua le client en déposant une longue dague effilée sur la table.
Horacio déglutit, opina et prit le sac avant de décamper sans demander son reste.
Il était temps de prendre des vacances lointaines. Lorsqu’il rentra chez lui - une modeste masure du quartier des Pêcheurs - sa femme accueillit le petit trésor avec fascination et son fils serra l’ourson en laine dans ses bras. Son sourire valait tous les trésors du monde.
-Que diriez-vous d’un petit voyage vers Coriandre ?
Le lendemain, Horacio, sa femme et leur fils embarquaient à bord d’une caravelle vers les îles du sud. Il changerait sans doute de nom là-bas. De coiffure aussi, décida-t-il. Les yeux vairons de son client hantèrent ses nuits pendant des mois.
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