Le souvenir d’enfance le plus marquant d’Olivia Silvanelli n’était pas vraiment une image. Plutôt des odeurs. Celle de la baleine minutieusement tranchée en grandes lamelles, ce que son père appelait “le blanc”, et celle des litres d’huile extraites du cétacé tout juste harponné.
Elle était fille d’un maître baleinier. Son père, Ricardo, possédait un navire tout équipé : une trentaine de mètres de long, avec quatre embarcations plus petites, les baleinières. Sitôt les animaux repérés par les vigies - on les apercevait à plusieurs lieues de distance en train de sauter ou d’expulser des jets d’eau - le navire se rapprochait et mettait les canots à la mer. Par petits groupes, les marins aguerris approchaient et lançaient des harpons fixés à des lignes de longue distance, au cas où la baleine plongerait. Les cordages pouvaient parfois filer très vite et il y avait toujours un marin qui arrosait le chanvre afin d’éviter les brûlures.
Puis, il fallait tuer l’animal, en s’y reprenant souvent à plusieurs fois.
Petite, elle rendait service à son père sur la vigie et se retrouvait alors avec une vue plongeante sur la pêche. La mer rougie de sang, les morceaux de viande, la tête découpée et les nageoires jetées à la mer… La routine pour son père et son équipage d’une trentaine d’hommes, parfaitement coordonnés et aux rôles précis. Elle n’avait jamais vraiment pu s’y faire.
Les longues campagnes de son père l’éloignaient plusieurs semaines de la terre ferme. Ils quittaient Stralsund et se dirigeaient vers les eaux plus chaudes du continent sud, loin à l’Ouest, vers les îles de Ritinu par exemple. Ils y rôdaient des jours en attendant de dénicher un banc.
C’est lors d’une de ces campagnes qu’elle avait affronté son premier mort - en dehors des baleines, bien sûr. Cette fois, un brigadier - le premier matelot à l’avant du canot - avait été percuté par un coup de queue. La violence du choc avait fracassé la petite embarcation. Le marin était mort sur le coup, et d’autres, tombés à la mer au milieu des cétacés, avaient manqué de peu de le rejoindre à la table de la Déesse des Océans. Elle avait alors participé aux cérémonies des morts, jetant le pain et le sel à la mer, brûlant un bâton d’encens et chantant un hymne. L’encens… encore une odeur d’enfance.
Ce jour-là, elle avait supplié son père d’arrêter de l’emmener. Il avait ri, s’était moqué de sa sensibilité, la rabaissant - “ça c’est sûr, c’est pas un métier de bonne femme !”.
Peu lui importait. Elle avait fini par obtenir ce qu’elle voulait après quelques taloches et de nombreuses crises de larmes, dans la promiscuité puante de la cale du navire.
Sa mère étant morte en couches, la gamine s’était retrouvée hébergée chez une tante . Celle-ci vivait seule et travaillait dans une teinturerie du quartier des Artisans. D’autres odeurs… celles de l’urine de cheval utilisée comme fixateur de couleurs et de plantes tinctoriales qui poursuivaient son hôte jusqu’à la maison.
Elle passa donc le reste de son enfance à terre, élevée par une quasi inconnue, qu’elle découvrit peu à peu. Une femme frustre, taiseuse, qui masquait ses émotions et ne lui montra jamais une grande affection en apparence. Elle la poussa toutefois à étudier dur, l’inscrivant à des écoles publiques, l’incitant à lire. “Tu es une fille intelligente, Olivia. Tu mérites mieux qu’une vie de misère”, dit-elle un jour, dans une rare tentative de compliment.
Lorsque son père revenait, les cales pleines de viande de baleine et d’huile de lampe, il fêtait sa bonne fortune avec une nuit de beuverie mémorable. Il rentrait tard, suintant l’alcool, marmonnant dans sa barbe des choses incohérentes, avant de s’écrouler comme une masse au milieu de son propre vomi. Encore des odeurs d’enfance…
Lorsqu’elle eut une douzaine d’années, elle commença à traîner sur les quais des Pêcheurs, à la recherche de petits boulots. Elle se fit coursière, transportant petits objets et parchemins entre les navires et les études de notaire ou la capitainerie. Ses oreilles traînaient et elle y apprit beaucoup sur les questions juridiques.
Olivia Silvanelli adorait les quais. Entre les étals de poissons circulaient des charrettes, des porteurs, des camelots qui vendaient hameçons, bouts de cordages, lampes, bougies… Et bien sûr, les innombrables vendeurs de brochettes et de soupes de poisson. Encore un fumet d’enfance, celui de la bouillabaisse de morue aux tomates, lorsque des vapeurs de thym éclipsaient les remugles des déchets et ordures jetés à même le pavé…
Oui, vraiment, son enfance avait été marquée par les odeurs. Toutes ces difficultés à vivre décemment et ce manque d’entourage l’avait fermée. Les autres jeunes la trouvaient hautaine et méprisante. Ils ne lisaient pas plus loin que son visage pointu, impassible, sa grande natte noire qu’elle prenait à pleine mains pour la tordre lorsqu’elle bouillait de colère. Elle avait fini par claquer la porte de ces cours de dames patronnesses, qui ne parlaient que de morale, et n’enseignaient que la couture et la “bonne tenue d’un foyer” aux jeunes filles. Olivia envisageait un autre destin que celui de pondre à la chaîne une dizaine de mômes à un maître baleinier qui disparaîtrait en mer les trois quarts de l’année.
D’ailleurs, elle se rendait bien compte que les hommes ne l’attiraient pas. Les femmes, en revanche… Ce qui la perturba grandement. Elle se mentit longtemps à elle-même, camoufla ses désirs à l’adolescence et se renferma encore plus.
Ce ne fut pas par choix qu’elle reprit la mer. Son père insista pour qu’elle reprenne les voyages en sa compagnie, menaçant de lui couper les vivres. Il avait remarqué qu’elle se débrouillait bien avec les langues, et comptait vendre ses marchandises dans les ports des îles du sud. L’équipage de bric et de broc parlait bien trop de langues différentes, n’utilisant qu’un sabir commun pour le travail. Elle céda, apprit donc le jadien et le corallien, deux idiomes des îles du sud. Puis, elle découvrit des langues encore différentes, lorsqu’ils touchèrent Sirân, le grand comptoir du continent sud.
La ville et ses maisons blanches, petits cubes plantés à flanc de colline, lui apporta des dizaines de senteurs différentes. C’était la ville où échouaient les caravanes d’épices des contrées lointaines, celles de perroquets, des palmiers.
Son père mourût soudain, là-bas. Parti fêter une belle vente dans une taverne mal famée, il fut assassiné, poignardé pour une bourse à moitié vide. Olivia se retrouva héritière d’un baleinier qu’elle ne souhaitait pas conserver, responsable d’un équipage de rustres qu’elle détestait. Elle avait dix-sept ans, et les regards lubriques de l’équipage la terrorisèrent. Le second n’aurait pas hésité un instant à la violer sur place, la jeter à la mer et s’emparer du navire.
Fort heureusement, elle se débrouillait extrêmement bien en langues et surprit le plan bancal de l’homme par hasard. Elle se hâta de rejoindre le consulat de Stralsund, exposa son cas, et une jeune officière se prit d’affection pour elle. Outre une aide précieuse dans ses démarches pour vendre le baleinier et le faire échapper aux mains du second, la caporale Blanca se chargea aussi de faire son éducation sentimentale. Une première aventure qui bouleversa Olivia - ah, l’odeur de la peau de Blanca, de son parfum de bois de santal… Fin de l’enfance.
Elle resta à Sirân deux ans, avant de se brouiller avec son amante et de reprendre la mer. Elle fit escale sur toutes les îles du sud - Jade, Coriandre, Corail… - et gagna sa vie comme traductrice. Les notaires appréciaient sa rigueur et ses connaissances en droit s’améliorèrent. Elle apprit à déchiffrer leur charabia, à compulser des archives et y trouver des informations. Elle restera fermée, stricte, froide en apparence. Ses attaches ne duraient jamais longtemps. Une femme dans chaque port, disaient les marins. Elle suivit cet adage, sentant l’ironie de l’histoire.
Mais elle avait beau renâcler, Stralsund lui manquait. Installée à Corail, elle reçut un jour une lettre de sa tante. Ou plutôt, d’un notaire, qui lui signalait qu’elle était la légataire de celle-ci, récemment décédée, et la priait de rejoindre instamment la capitale.
Elle hésita mais, en mémoire de celle qui l’avait malgré tout élevé et donné des chances de vivre décemment, elle remplit sa malle de ses quelques affaires. Sac à l’épaule et coffre traîné derrière elle, Olivia s’embarqua et remonta vers le nord.
Elle reçut la maisonnette de sa tante avec son petit jardin de simples, quelques bijoux qu’elle n’avait jamais vu portés et une lettre. Sa tante avait gribouillé avec effort et une orthographe approximative un message d’encouragement et d’amour. Sa tante n’avait jamais su exprimer de tendresse, mais celle-ci débordait dans ce courrier posthume qui fit pleurer à chaudes larmes Olivia. Elle s’assit pendant des heures dans le petit jardinet, apaisée par le parfum des plants de romarin, de thym, de menthe poivrée, de mélisse.
L’installation dans la petite maison fut la suite logique et la jeune femme, âgée de vingt-quatre ans, enchaîna les travaux de traductions, à la fois sur les quais, auprès des notaires voire parfois auprès de notables du quartier de l’Académie et d’imprimeurs. Elle subvenait tout juste à ses besoins. Les fonds obtenus par la vente du baleinier de son père s’étaient taris depuis longtemps.
C’est sur les quais qu’elle entendit parler du capitaine Henrik. Le responsable du guet local s’était forgé une solide réputation de sérieux, de professionnalisme. Les agents effectuaient un travail remarquable, serviables et justes, loin des pots-de-vin que réclamaient ceux du quartier des Marchands.
Olivia côtoya certaines agentes dans des tavernes interlopes, où les femmes de son inclination trouvaient souvent refuge. Elle sympathisa, y connut quelques aventures sans lendemain. L’idée d’intégrer le guet fit son chemin.
Il fallut attendre le drame de la via Oktora et l’évasion spectaculaire de l’ancien capitaine De Jong pour la décider. De nombreux agents étaient morts, ce jour-là. Olivia se présenta au poste le jour du recrutement. Il était temps de prendre sa vie en mains et de gagner en stabilité. Il lui fallait un cadre. Les odeurs de bois ciré du poste mêlées à celles du thé au citron en valaient bien d’autres.
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