Comment s’était-il retrouvé à crapahuter dans le désert de ce putain de continent sud ? Sans doute à cause d’une succession de mauvais choix. Des décisions qui, sur l’instant, lui avaient parues parfaitement sensées.
Le sable brûlait, lui emportait le pied par surprise. Les dunes semblaient se mouvoir au fur et à mesure de son avancée. Il marchait tel un crabe, en diagonale. Écrasé par le soleil, il avançait comme un automate brinquebalant.
Putain de chaleur…
Son cerveau s’économisait et il ne pensait plus qu’à mettre un pied devant l’autre. C’était la chose à faire. Logique, rationnelle. Un pas après l’autre. Devant lui, ce serait forcément mieux que ce qu’il y avait derrière, non ? Derrière, il y avait les cadavres ravagés de la caravane. Des corps exsangues, dont le sable buvait avidement le fluide vital. Son boulot avait consisté à protéger ces gens, et il avait lamentablement échoué. Il s’était contenté de fuir, fuir ses doutes et la révolte.
Putain de chaleur…
Lukas Hollander résista à l’envie de nettoyer son gosier. Une petite lampée, ça suffirait. Après tout, il l’avait bien mérité. Il faisait chaud, il marchait avec à peine à mouchoir sur la tête. Il avait jeté son casque depuis un bon moment : trop lourd. Et le métal lui cramait le ciboulot. Donc il marchait là, au milieu de nulle part, avec un mouchoir crade sur les cheveux, une cuirasse de cuir bouilli trempée de sueur, une épée au côté, une besace avec un canif et un peu de bouffe, et une petite outre de flotte croupie à la ceinture. A moitié remplie seulement, en plus. Une petite lampée… Non, il valait mieux la garder pour faire passer ces putains de lamelles de boeuf séché. Quel sadique avait inventé ces machins-là ? Autant manger de la semelle.
Putain de chaleur !
Dans son avancée mécanique, Lukas se voyait crever comme un chien dans le désert. Et dans ces cas-là, paraissait qu’on revivait ses souvenirs. Pas beau à voir.
**
Il était né à Stralsund, la grande capitale du continent Nord. Une ville-monde, riche, au confluent de deux fleuves, la Stral et le Sund, qui se mêlaient avant de se jeter dans la mer. Une ville riche, peuplée de pouilleux. L’arrière-cour restait dégueulasse, quand bien même la façade scintillait. Et il avait grandi dans le pire endroit : le quartier des Pêcheurs, celui des grouillots qui se démenaient à ramener des sardines ou des baleines, qui clamsaient en mer dans des tempêtes ou des naufrages - sans parler des pirates. Les estropiés qui ne pouvaient plus naviguer, les débardeurs, et toute une industrie de la mer : cordages, voiles, calfatage, outils divers, barbiers, poissonniers, gabelous. La lie de la ville, qui fournissait l’essentiel de la main d’oeuvre des riches.
Son père avait fait partie de ceux qui n’étaient pas rentrés d’une campagne de pêche à la baleine. Lukas avait dix ans, une petite soeur et une mère couturière, qui les fit déménager dans le quartier voisin, celui des Artisans. Un soldat s’enticha d’elle, la prit pour femme et embarqua tout le monde vers la caserne, dans la ville haute : la Citadelle.
Il aurait pu tomber sur pire, comme beau-père. Certes, il y avait les taloches et les coups de ceinturon, mais quand c’était le cas, fallait reconnaître qu’il l’avait mérité. Le vieux était dur, juste, et il lui apprit à filer droit. A obéir aux ordres, à respecter ses aînés. Pas de place à la fantaisie. Lukas fut traîné dans les salles d’armes où son beau-père lui enseigna les postures, la discipline. Il ne lui faisait aucun cadeau. Les coups de bâton pleuvaient et chaque bleu marquait une touche. “Pare, bon sang !” hurlait-il. Cela lui prit un moment avant d’y arriver. N’empêche que ce putain de soldat lui avait sauvé la vie sans le savoir. Son enseignement lui avait permis de survivre à l’attaque de la caravane.
**
Au loin, Lukas Hollander aperçut des broussailles. Il se méfia. Plus tôt dans la journée, l’horizon scintillait et il avait couru après une oasis. Une putain d’illusion. Il avait couru pour rien dans les dunes, les jambes lourdes sous ce soleil de plomb.
Cette fois, il se rendit plus lentement dans cette direction. Des plantes rachitiques au milieu du sable et des cailloux. Il les toucha d’une main tremblante et elles ne disparurent pas. Bon, il ne savait pas où il était, mais ce n’était plus le désert. Là où il y avait des plantes, il y avait de l’eau. Et l’eau, c’était la vie.
Plus loin, il vit des arbres aux feuilles épineuses. De l’ombre… Hollander s’y réfugia, et, pendant qu’il mastiquait sa viande séchée avec une gorgée d’eau, il se rappela ce qu’il foutait là.
**
A dix-huit ans, il avait quitté le baraquement de son beau-père, laissant sa mère et sa soeur. Les coups de bâton et les ordres, il en avait ras le bol. Pas question de rejoindre l’armée. Seulement, il ne savait pas faire grand chose d’autre que de manier l’épée. Dans une salle d’armes, une connaissance lui fit miroiter gloire et fortune en tant que garde de caravane, loin dans le sud. A l’écouter, il n’y avait qu’à se baisser pour ramasser des diamants sur la route de Sirân à Delta. Ben voyons ! Connard.
Jeune et naïf, il avait signé et s’était retrouvé à vomir par dessus le bastingage d’un navire marchand. Au moins, il savait qu’il ne deviendrait pas baleinier, comme son père…
A Sirân, il avait découvert la rudesse des grands espaces désertiques. L’air sec et les odeurs de bouse de chameau. Les caravanes descendaient les berges de l’Emeraude jusqu’à Kalandra, Al-Kufra, Oasis et Delta, à charrier or, pierres précieuses, épices, animaux exotiques. Autant de villes, autant de lois, autant de mauvais coups et autant de putains. Plusieurs autres mercenaires avaient tiré leur révérence en route, parfois en piquant dans la caisse, parfois d’un coup de poignard à cause d’un mot de trop. Une sale engeance, et Lukas avait eu son lot de mauvaises rencontres. Parfois, il fut du bon côté du manche de couteau…
La loi des caravanes était à part. Il l’avait appris à la dure. A grand renfort de cicatrices et de gnons dans la gueule. Les vétérans confisquaient les primes et laissaient des miettes aux jeunots comme lui. Il fallait se battre pour garder sa part. Les tours de garde ? Une blague. Il se trouva bien plus souvent qu’à son tour en pleine nuit, au milieu des serpents et des scorpions. Le désert était sensé être chaud, putain ! Mais non, le soir, le froid tombait, pire qu’à Hoorn - enfin, il n’avait jamais foutu les pieds dans le nord, mais il l’imaginait.
Putain de vie.
Et la dernière caravane avait été la pire. Il fermait sa gueule, généralement. Il n’était pas payé pour penser. Mais là, quand son patron, un type bedonnant avec une longue robe colorée et un chapeau rouge et un sourire à la con, avait ramené des esclaves… Ouais, là, c’était trop. Lukas aurait pu être à la place de ces types-là. Mais il avait bouclé son claque-merde. Après tout, les querelles entre les bleds du désert, ça ne le regardait pas. Il savait que Al-Kufra et Oasis s’étaient fait laminer à Kalandra par l’armée de secours de Stralsund. Un officier avait tenu toute une rive à lui tout seul. “Capitaine Henrik, sauveur de Kalandra”. Ha ! Il était où maintenant, ce con, alors que les esclaves se traînaient dans le sable, des chaînes de métal aux pieds ?
Certains venaient sans doute du nord, peut-être des familles de marchand. Il y avait même des femmes et des gosses, putain !
Mais Lukas Hollander serra les dents et fit son boulot. La prime lui permettrait de se bourrer la gueule à la prochaine escale, de se payer une pute ou deux. Quelques nuits de vie, puisqu’il crèverait de toute façon bien assez vite.
Le voyage fut horrible. Une des gamines lui fit penser à sa petite soeur. Et il commença à déroger à sa règle. Il aida les malheureux à se relever quand ils tombaient d’épuisement. Il fit passer discrètement des outres d’eau ou des bouts de viande séchée. Un quignon de pain, parfois. Il se surprit même à laisser sa ration de temps en temps.
Les autres mercenaires captaient son manège. La plupart secouaient la tête avec un air ironique. Un ou deux autres l’imitèrent. D’autres connards les dénonçèrent.
Et c’est là que tout le merder partit en vrille.
Un soir, ils se mirent sur la gueule, et pas qu’un peu. Au départ, l’engueulade en resta aux mots, de plus en plus forts, de plus en plus vulgaires. Le marchand esclavagiste sentit bien que quelque chose allait trop loin et promit une prime. Malheureusement pour lui, un vieux mercenaire sentit les poches pleines du type. Pourquoi se faire chier à traîner les esclaves dans le sable sur des centaines de lieues, quand il suffisait de planter un couteau dans le marchand, lui piquer son coffre et se barrer ?
Entre les gardes du marchand et les mercenaires embauchés en renfort, cela empira et, après les poings vinrent les couteaux. Pendant qu’ils étaient tous occupés à survivre, personne ne surveillait les environs. Et c’est là qu’une compagnie d’Al-Kufra les cueillit à froid. La cavalerie chargea et ne fit aucune différence : marchands, gardes, mercenaires, tous abattus. Les esclaves changèrent de propriétaire, et les dieux seuls savaient où ils crèveraient, maintenant.
Lukas Hollander avait paré, comme son beau-père lui avait apprit. Et il avait profité de l’obscurité pour se barrer. Dans la confusion, personne ne l’avait vu.
Il avait laissé les autres se faire massacrer, les femmes et les gosses se faire violer et transportés à l’autre bout du monde. Un putain de lâche.
**
C’est sous cet arbre qu’une autre caravane le retrouva, à moitié délirant. On le ramena à Sirân. Il fut interrogé dans une caserne par un officier de l’armée de Stralsund. Par chance, le gars connaissait son beau-père. On lui trouva une place à bord d’un navire qui ramenait des soldats vers la capitale.
Hors de question qu’il remette les pieds dans le continent sud. Un putain de nid de serpents. Et trop de cadavres sous les yeux, qui dansaient sous son crâne chaque nuit. Ceux qu’il avait tué lui-même comme ceux qu’il avait laissé tomber.
Il allait faire quoi, maintenant, hein ? Il ne savait que manier l’épée. Et cette fois, il allait essayer de s’en servir pour quelque chose de bien. Le regard de cette gamine le hantait.
Quand Lukas Hollander entendit parler du massacre de la via Oktora et de l’évasion spectaculaire de De Jong, il sut quoi faire. Le guet des Pêcheurs cherchait du monde. Et un putain de héros, le capitaine Henrik, le dirigeait. Il saurait peut-être comment faire pour calmer ses fantômes.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire