lundi 18 novembre 2019

Gustav (1)

-Ce vin est infect. Servez-moi un autre verre, ordonna Gustav.
Le domestique s’inclina et remporta l’objet du délit. Il masqua à peine sa réprobation : ce cru des coteaux de l’Ouest avait pourtant une excellente réputation. Il n’était pas bouchonné non plus. Mais son maître avait ses manies et un caractère du diable.
-Décidément, trouver du personnel compétent devient de plus en plus difficile, soupira Gustav Olsen, membre éminent de la grande famille qui contrôlait Stralsund.
Dans la pyramide familiale, il se trouvait tout en haut. L’élite, pas comme les cousins crétins qui vivotaient d’un ou deux navires marchands. Lui dirigeait une compagnie d’une quarantaine de voiliers, avait ses entrées dans toutes les ambassades, des factoreries et des comptoirs sur toutes les îles du sud. Un homme important se devait de bénéficier d’un service irréprochable.

Il soupira et se renfonça dans son fauteuil confortable, de style antique. Son regard se porta sur le grand salon, où il recevait régulièrement tout ce qui comptait en peintres, musiciens, chanteurs et bien sûr, maîtres de guildes et invités étrangers. Tout ce qui comptait… enfin, c’était lui, Gustav, qui décidait ce qui comptait. Les autres, ces flagorneurs empotés, se contentaient de suivre la mode qu’il avait tracé.
L’avantage de la richesse résidait largement dans la capacité à faire ce qu’on voulait. Son frère, le consul du Stralsund, n’avait jamais compris cela.
Le salon accueillait des canapés et fauteuils parfaitement harmonisés, des buffets de marqueterie, des chandeliers en or, quelques jolies boites incrustées de pierres précieuses et des tableaux de maîtres. Il s’agissait d’impressionner les faibles. En ce début de soirée, Gustav, seul avec sa carafe de picrate, ruminait.
Il avait passé une journée déplorable à la bourse de Stralsund. Le cours du coton avait subitement baissé suite à des difficultés sur l’île de Coriandre. Pire, les révoltes au nord du continent entre les seigneurs de guerre avaient coupé quelques routes des épices, et privé ses sociétés de ses débouchés naturels. Il avait perdu gros. La déesse de la Bonne fortune l’avait fort heureusement pris sous son aile, car ses caravanes de vin avaient profité d’un concours de circonstances pour réaliser des bénéfices substantiels à Hoorn, la concurrence ayant perdu des navires sur la route. Le bilan de la journée restait donc à l’équilibre. Mais la journée restait… médiocre, voila. Il haïssait la médiocrité.
Le domestique revint avec une autre carafe. Gustav goûta, soupira, et renvoya l’homme avec un geste agacé de la main. Il garda le vin avec lui et entreprit de lui faire un sort. Le domestique quitta la pièce avec soulagement - son maître ne s’était même pas rendu compte qu’il s’agissait exactement du même cru qu’il avait refusé dix minutes plus tôt…
Gustav plongea dans ses pensées. Il détestait être le cadet. Son frère, Alexander Olsen, dirigeait la ville. Et lui, Gustav, le regardait de loin semer les graines de folies qui allaient embraser le monde. Pourquoi personne ne voyait ce qu’il voyait, lui ?
Alexander s’était mis en tête d’entourer Stralsund d’un deuxième rempart, qui engloberait les faubourgs où s’étaient installés des milliers de gueux, bouches avides improductives. Un deuxième rempart ! Des kilomètres de pierre, sur vingt mètres de haut, rien que cela, afin de se protéger d’une menace imaginaire. Stralsund était une république marchande, nom des dieux ! Pas une puissance militaire !
Une telle muraille signalerait à tout le monde que Stralsund avait peur. Que Stralsund avait des armes et l’intention de s’en servir. Mais non, Stralsund vendait des armes, la nourriture, les vêtements, les épices, les produits de luxe ! Pas autre chose !
Un coup de sang monta à son crâne. Il jeta avec fureur son verre, qui éclata en mille morceaux. Une tâche rouge dégoulina sur le mur.
-Bruno ! Nettoyage !  hurla-t-il.
Le domestique passa la tête par l’entrebâillement de la porte, constata les dégâts, serra les dents. Il revint peu après avec une serpillière et s’affaira.
Gustav ne lui accorda pas la moindre attention. Les jambes croisées, le regard fixe, il tambourinait sur l’accoudoir. Comment tirer parti de cette histoire ? Il passa de longues heures dans cette même position avant d’aller se coucher, sans solution.
***
Les réponses lui vinrent le lendemain. Il se leva avec un début d’idée, mangea de bon appétit un oeuf au plat et quelques tranches de pain frais, accompagnés de fruits. Un repas frugal, comme à son habitude. Grand et maigre, Gustav ne perdait pas son temps en agapes. Le repas s’avalait de manière mécanique, comme on alimentait une cheminée que l’on voulait garder chaude.
Ses domestiques l’habillèrent avec célérité. Gustav n’aimait pas traîner et lança quelques piques cinglantes à ses employés. Une bande de jean-foutres tirés du ruisseau, où ils retourneraient s’ils n’exécutaient pas à la lettre ses consignes.
A dix heures, il se trouvait dans le quartier Marchand, à la Bourse de Stralsund. Il considérait le grand bâtiment aux hautes colonnades comme sa deuxième maison. Les statues décoratives représentaient les quatre éléments, les sept vents et une douzaine de dieux et déesses mineurs, dont la déesse de la Fortune, sa muse habituel.
Gustav pesta contre quelques gamins des rues bien trop remuants au pied de son carrosse, et porta un mouchoir parfumé à son nez. Le quartier puait, un mélange de marée, d’épices, de pourriture et de déjections d’animaux. Sur la grande place devant la Bourse, on trouvait des centaines de camelots qui hurlaient pour se faire entendre.
-Ambre ! Ambre de Hoorn !
-Lainages de haute qualité en provenance de la Triade !
-Cannelle ! Cardamome ! Poivres ! Authentiques richesses de Coriandre !
Suivi de son secrétaire, Gustav pénétra en conquérant dans la Bourse. Il salua quelques rivaux, ignora ostensiblement d’autres marchands et laissa ce petit monde dans l’expectative. Il tenait à varier chaque jour ses saluts afin de brouiller les pistes. Il était puissant, très puissant, et attirait une foule de demandeurs et pétitionnaires à la recherche de son patronage. Entretenir le doute sur ses accointances jouait pour lui.
Il se dirigea vers plusieurs négociants étrangers et entama une longue journée de tractations. Il discuta avec des représentants de Narval, de Kimberley, dont Giovanni di Solari, l’ambassadeur. Gustav Olsen ordonna à son secrétaire de rédiger plusieurs contrats. Son activité fut commentée, étudiée, analysée et, souvent, copiée. A la fin de la journée, lorsque la cloche retentit, il avait acquis plusieurs terrains dans les environs de Stralsund. Des carrières, des forêts. Des élevages de chevaux et de boeufs. Une mine de fer. Que des achats sortant de l’ordinaire.
Son frère voulait des remparts ? Gustav le ferait payer au prix fort. Il constituerait des monopoles incontournables. Autant s’enrichir.
Le soir, après avoir envoyé sur les roses quelques solliciteurs trop insistants, il reprit son carrosse et remonta vers la Citadelle. Il eut la désagréable surprise d’y trouver une invitation au palais de son frère. Maudit soit-il.
Son humeur massacrante poussa tout le personnel à raser les murs. Il renvoya sur le champ une femme de chambre car un oreiller n’était pas aligné avec les autres, puis une cuisinière et un valet de chambre. L’intendant de la maisonnée, les jointures des doigts blanchis de colère contenue, s’inclina et s’attela à trouver des remplaçants - tout en recasant les victimes dans d’autres propriétés. Son maître ne faisait généralement pas attention aux visages et ne reconnaîtrait même pas les serviteurs licenciés.
Gustav revêtit un costume luxueux, y ajouta quelques bijoux et un chapeau surmonté d’une plume de faisan. Il s’empara de sa canne au pommeau représentant un loup d’argent. Il se fit conduire au palais où il ignora la piétaille et fonça d’un pas pressé vers les appartements de son frère. Il s’y rua après avoir repoussé le chambellan qui voulait l’annoncer.
-Qu’y-a-t-il, Alexander ? Une nouvelle lubie ? attaqua-t-il d’entrée
-Bonsoir à toi, mon frère, tempéra le Consul.
-Oui, bonsoir et toutes ces fadaises. Va droit au but.
-J’ai appris tes manigances à la Bourse aujourd’hui. Un conflit d’intérêt remarquable.
-Il faut bien vivre, par les temps difficiles qui nous attendent. Suite à tes décisions irréfléchies.
-Ces remparts sortiront de terre, que tu le veuilles ou non. Que tu t’enrichisses sur le dos de la ville ne me sied guère, en revanche. Buli est tombée il y a trois jours. Le seigneur de guerre est à nos portes.
Gustav, décontenancé, se figea. Buli ? Une ville insignifiante de la côte Ouest. Insignifiante, mais stratégique : elle se trouvait sur une bande de terre de quelques centaines de lieues au pied des montagnes et constituait l’un des points clés de la route des steppes vers le sud.
-Grand bien lui fasse. Une ville de cul-terreux, répliqua Gustav.
-Son armée est estimée à cent mille hommes. De nombreux cavaliers, archers, et quelques engins de siège. On dit qu’il dispose même de bouches à feu - qu’une grande famille de Stralsund lui a vendu…
Gustav renifla. Bien sûr qu’il avait vendu des bouches à feu. Il en avait tiré une fortune. Mais la vente s’était faite via une dizaine d’intermédiaires : comment diable son frère avait-il su ?
-Nous pouvons l’acheter, ce Boskhan. Le détourner de nous. Il dépend trop de notre savoir-faire. Et il n’a pas de flotte.
-C’est vrai. Sauf si ses tractations avec Narval et Kimberley aboutissent, bien sûr.
Boskhan, allié avec Kimberley et Narval ? Que racontait-il ?
-Dans tous les cas, ce n’est pas mon problème. Nous avons bien plus de richesses à lui offrir que ces deux villes d’amateurs. S’il faut soudoyer du monde afin de lui mettre des bâtons dans les roues ou le détourner, cela ne devrait pas poser de problèmes.
-Nous en aurons moins, des richesses, lorsque tu enverras à la ville ta facture pour les pierres, le bois et les animaux de traits. Sans parler du métal des outils.
Gustav grommela.
-C’est le jeu du commerce. C’est la base même de l’identité de notre cité. Tu n’avais qu’à te montrer plus prompt.
-Oh, mais ne t’inquiète pas pour cela. Tout est en place depuis des mois. Merci de ta visite, j’ai du travail.
Congédié ? Congédié comme un domestique ? On l’avait fait venir pour ces quelques phrases, comme on appelle un chien ?
Gustav fulmina et quitta la pièce sèchement. Il claqua même une porte ou deux, repoussa un valet trop proche. Il grimpa dans son carrosse et jeta au sol son chapeau ridicule. Son frère voulait la guerre ? Il l’aurait. Et lui, Gustav, ramasserait la mise à la fin. Il les doublerait tous. Il leur montrerait. Les prochaines élections du consulat tourneraient en sa faveur. Il suffisait de distiller les rumeurs, de graisser les bonnes mains, et son frère serait disgracié, ses folies dispendieuses mises au rebut.
La rage au coeur, Gustav échafauda ses plans. Le défi était lancé ? Il relevait le gant.
Il ne dormit pas, cette nuit-là. Il harcela toute sa maisonnée, écrivit des centaines de lettres et expédia des messagers épuisés aux quatre coins de la ville.
Oui, il leur montrerait, à tous, quel génie il était.

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