mercredi 20 novembre 2019

Vladimir (1)

La cloche de sept heures sonna. Le son cuivré résonna de longues minutes et se répéta, sept fois. Le novice Vladimir Mozyakin quitta sa paillasse, les yeux embrumés de sommeil. Le froid de la pierre sous ses pieds le fit frissonner. Il revêtit une longue tunique grise de laine râpeuse. Il gratta son crâne tonsuré, bailla et s’agenouilla.
Il commença la première prière du jour.
Mère des eaux, protège-nous
Mère des eaux, soutiens-nous
Mère des eaux, révèle-nous
Mère des eaux, porte-nous
Vladimir inclina sa tête et colla son front au sol quatre fois. Il leva les yeux au plafond, ferma les yeux et inspira, quatre fois. Le chiffre quatre était important, chez les adeptes de la déesse de la mer. Il correspondait aux quatre directions - nord, sud, est, ouest - qui permettaient de trouver son chemin en plein océan.

Puis, le novice termina sa prière. Dans une petite bourse pendue à sa taille, il prit une petite pincée de sel, qu’il saupoudra dans une coupelle d’eau de mer. Là encore, il répéta le geste quatre fois, dans les quatre directions de la boussole improvisée.
Alors seulement il sortit de sa cellule. Les autres novices avaient eux aussi terminé leurs ablutions. Tous, garçons et filles d’une quinzaine d’années, se placèrent en file indienne sous l’autorité du diacre Mikhail, revêtu de la toge bleue de l’ordre. Les novices n’y auraient droit qu’après avoir prononcé leurs vœux. Ce n’était qu’une affaire de semaines, maintenant.
Il y aurait sans doute quelques novices qui flancheraient au dernier moment. Mais Vladimir ne renoncerait pas. Sa foi resterait inébranlable.
Il avait rejoint l’orphelinat à l’âge de quatre ans. Ses parents étaient morts en mer, comme à peu près tous les parents de ceux qui vivaient ici. L’orphelinat se trouvait parmi les ruelles boisées du quartier du Temple de Stralsund.
Il s’agissait d’un monde à part, au nord-ouest de la ville. Le quartier  surplombait celui de l’Académie et était clôturé par un mur de pierre rongé par le lierre. Une ville dans la ville. La ville des morts, disait-on parfois. Les anciens avaient choisi d’y placer tous les temples, les chapelles, les mausolées. Si l’on voulait prier, quelle que soit sa croyance, c’était là qu’il fallait venir. On y trouvait un espace équivalent pour chaque culte connu. Dieux nordiques comme sudistes, divinités uniques ou multiples, chacun avait sa place. Tous cohabitaient avec la seule consigne stricte de respecter le choix de chacun.
Vladimir suivait le culte de la déesse de la Mer, le plus répandu. En tant que novice, il suivait l’enseignement qui lui permettrait plus tard de partir sur les routes, où il porterait la bonne parole de village en village. Il prendrait probablement la mer, bien des fois, accompagnant les voyages au long cours des marchands ou des pêcheurs afin d’implorer la protection de la déesse. Il procéderait aux derniers sacrements des défunts. Bénirait les naissances. Célébrerait les unions. Cela lui semblait bien. Être là à tous les moments importants des hommes et des femmes. La mort ne lui faisait plus peur. On la côtoyait bien trop, dans le quartier.
Chaque jour était rythmé par les hommages aux défunts. Il entendait tous les jours les litanies, les hymnes, et quantité de chants ou de processions funéraires, au point qu’il n’y faisait même plus attention. Une partie de son travail de novice consistait à entretenir le jardin de l’orphelinat. Il apprenait les simples, afin de soulager la douleur à l’aide de plantes. Le jeune homme en profitait pour regarder de loin les fastes de certains cultes.
L’un des plus étranges était celui de la déesse de l’Air. Les adeptes lui paraissaient encore plus mystiques que les autres. Ils prenaient de grandes inspirations avant de parler, et économisaient leurs mots, comme si le moindre souffle leur était précieux. Leur temple, en forme de triangle, ne fermait pas : les fenêtres n’étaient que des ouvertures à travers la roche, et il n’y avait pas de porte. La déesse devait y circuler librement, disaient-ils.  L’hiver, Vladimir était bien content d’être dans sa cellule avec son petit brasero, sous sa couverture épaisse, plutôt que dans un temple ouvert aux quatre vents…
Il sortit de ses réflexions lorsque la file de novice arriva dans le réfectoire. Ils déposèrent tous une pincée de sel dans une vasque d’eau, afin de remercier la déesse de ses bienfaits, et entamèrent leur petit déjeuner. Les miches de pain frais répandaient leur parfum agréable, et chacun entreprit de s’en tailler une grande tranche. Ils la recouvrirent de poisson cru et d’herbes, burent un verre de vin aux épices, mangèrent quelques olives. Le repas du matin variait peu.
Vladimir observa ses compagnons à la dérobée. Robert, un garçon joufflu qui tentait de se laisser pousser la barbe - n’obtenant qu’un fin duvet ridicule - mastiquait avec application. Pietro, un grand type tout maigre, souriait et murmurait des blagues à ses voisins tout en picorant des miettes de pain. Astrid, l’air aussi revêche que d’habitude, mangeait seule, à la dérobée. Et puis bien sûr, il y avait Sun Li, sa peau cuivrée, son regard joyeux et ses longs cheveux noirs. Originaire de terres lointaines du nord, elle avait rejoint l’orphelinat par hasard. Vladimir chassa la jeune fille de ses pensées avant qu’on ne le voit rougir. Il pensait bien trop à elle ces derniers temps, dans la solitude de sa cellule, et cela commençait à l’embarrasser.
Après le repas, une cloche sonna et tous partirent en salle d’étude. Pendant deux heures, ils écoutèrent avec application le sermon du diacre Mikhail, qui parla de la justice, de l’équilibre, de la place de chacun dans le monde. Vladimir savait quelle place il avait. A droite de la salle, quatrième rang, le long du mur. Et il n’avait pas besoin de savoir quelle était la place de Sun Li, non plus : deux rangs devant, trois sièges à gauche. Idéal pour observer la longue chevelure descendre jusque dans le bas de son dos et…
Arrête ! se dit-il.
Il y pensait bien trop, bien trop ! Il se concentra sur les propos du diacre, tenta de fermer son esprit. Pas gagné…
Le reste de la leçon fut un calvaire, et il fut bien content de quitter la salle pour rejoindre son affectation. Ce matin-là, il serait amené à entretenir le parc situé devant le temple. Il quitta donc l’orphelinat en compagnie de trois autres novices. Sun Li ne faisait pas partie du groupe et il hésita entre soulagement et déception. Elle l’empêchait de se concentrer sur sa foi. Il ne pouvait pas s’empêcher de penser à elle. Ce n’était pas compatible.
Le quatuor de novices prit donc le sentier menant au temple, chargé de pelles, râteaux, et divers outils de jardinage. Ils se mirent au travail en chantant quelques hymnes à la gloire de la déesse. Dans la ruelle d’en face se trouvait le temple de la déesse de l’Air. Intrigué, Vladimir observa un groupe de moines encapuchonnés grimper la colline en procession. Ils avaient l’air si sérieux.
Il tailla plusieurs buissons, cherchant à leur donner une forme de sirène. L’ensemble était loin de ressembler à la statue de la déesse, une femme aimante aux jambes de poisson. Quelques fidèles étaient déjà là et priaient, déposant le sel, le rameau d’olivier, la coupe d’eau et, pour certains, une pièce d’or. Les novices récupéreraient le tout au fil de la journée. Les offrandes seraient confiées à l’économe de l’orphelinat.
En face, un groupe de moines sortit du temple de l’Air. Ils avaient l’air un peu moins nombreux. Sans doute certains restaient-ils à l’intérieur. Les hommes étaient vêtus de blanc, portaient un bougeoir à la main. Ils avaient le crâne rasé et psalmodiaient dans une langue étrange. L’un d’entre eux, en tête de cortège, fit forte impression : il avait l’air décidé, avec son cou épais et ses gros sourcils. Le bas de sa robe semblait légèrement rougi, comme des éclaboussures.
La fin de matinée passa à toute vitesse. Les quatre novices plantèrent plusieurs bulbes, taillèrent haies et arbustes, s’occupèrent de la pelouse et des fleurs fanées. Vladimir fut tout surpris de voir grimper soudain une escouade d’agents du guet, menés par un capitaine. Une vingtaine d’hommes et de femmes armés. Le capitaine arrêta sa troupe et, de la main, déploya ce petit monde autour du temple de l’Air. Une vision inhabituelle : le guet ne rentrait jamais dans le quartier, d’habitude, et laissait la gestion des problèmes à un groupe de représentants des cultes.
Intrigué, le novice de la déesse de l’eau se cacha derrière un massif de buis. Lorsque les soldats entrèrent dans le temple, des cris d’effroi résonnèrent et plusieurs agents sortirent en courant, vomissant tripes et boyaux. Vladimir recula sous le choc. Qu’avaient-ils vu ?
Une jeune agente aux cheveux courts quitta la zone en courant. Les autres se dispersèrent vers les temples voisins.
Un homme aux galons dorés s’approcha du temple de la déesse de la mer. Il repéra le novice et se dirigea vers lui.
-Bonjour jeune homme. Puis-je vous poser quelques questions ?
-Euh oui, bien sûr, répondit Vladimir.
-Auriez-vous vu quelque chose de bizarre ce matin ?
-Euh… il faudrait voir avec le diacre…
-Mais vous, vous n’avez rien vu ?
-Ben… Il y a eu une procession ce matin, comme souvent. Des hommes en blanc, crâne rasé, avec des bougies. Mais bon, dans le quartier, c’est assez banal… Dites, il se passe quoi ?
-Crois-moi gamin, mieux vaut ne pas le savoir. Rien d’autre ?
Vladimir décrivit le meneur de la procession, les éclaboussures rouges. Le soldat lui posa une série de questions afin d’approfondir la description. Le capitaine en personne enchaîna, et Vladimir, terrorisé, ne put que bredouiller ce qu’il avait vu. Le capitaine jura, et fonça vers la sortie du quartier à grandes enjambées.
La curiosité démangea le novice. Mais il y avait bien trop de monde autour du temple. Il s’était sans doute passé des choses horribles.
Vladimir et les trois autres novices se rejoignirent enfin. Il rentrèrent à l’orphelinat. Prièrent encore, avant le repas du midi - une soupe de poisson aux algues - et prièrent encore. Ils furent renvoyés dans leurs cellules pour une méditation et une heure d’étude. Puis, le diacre Mikhail leur parla des pêchés d’orgueil, de paresse, du manque d’humilité qui risquait de les éloigner de la déesse. Vladimir, distrait, contemplait le dos et la nuque d’une autre déesse, Sun Li. Avant de se fustiger intérieurement de telles pensées impies. Il lui faudrait se flageller et assurément en parler au diacre.
Il s’en sentait incapable. La déesse était amour non ? Donc admirer une jolie fille, c’était un acte divin ? Il sentait bien qu’il partait dans une théologie tordue, et se mordit les lèvres jusqu’au sang pour reprendre ses esprits. Le diacre lui jeta un regard mécontent, mais ne fit fort heureusement aucun commentaire. Lorsque Mikhail posa quelques questions, Vladimir répondit de son mieux et fit illusion.
Lorsqu’ils quittèrent enfin la salle d’étude, Sun Li passa devant lui et son parfum lui chatouilla les narines. Elle le regarda et lui sourit, ce qui lui liquéfia les entrailles. Elle le frôla et il sentit un mouvement dans sa poche. Elle avait glissé discrètement un bout de papier !
Rouge comme une écrevisse, le coeur battant à tout rompre, il attendit de revenir dans le calme de sa cellule pour révéler le message. Un rendez-vous ! Vladimir trembla, l’esprit au paradis. Ses rêveries deviendraient-elles réalité ? Il n’osait l’espérer.
En pleine nuit, il quitta donc sa cellule. C’était la première fois qu’il bravait le couvre-feu et il dut lutter contre sa propre terreur. Le novice marcha à pas de loups. Dans la chapelle, Sun Li l’attendait, souriante, dissimulée par le capuchon d’une longue robe.
-Vladimir, tu es venu…
-Je ne savais pas trop pourquoi tu voulais me voir, murmura le jeune homme.
-Idiot, tu crois que je ne te vois pas me regarder de loin ?
Il rougit, mais prit son courage à deux mains.
-La déesse nous recommande d’admirer la beauté du monde…
-Flatteur ! dit-elle en riant.
Ils discutèrent doucement, tout en surveillant les environs. Si le diacre les surprenait, ils en seraient quitte pour de longues pénitences dans les sous-sols, dans le froid et l’humidité.
Les rencontres secrètes mirent Vladimir au supplice. Ils se virent plusieurs fois au milieu de la nuit, à parler de tout et de rien. De leur passé, mais jamais de leur avenir. Ils n’osaient pas aborder la question. L’heure du choix surviendrait. Comment conjuguer la foi en la déesse et son désir pour Sun Li ?
Bientôt vint un premier baiser, qui laissa le novice sur un nuage cotonneux de bien être. Les lèvres étaient plus humides qu’il ne s’y attendait. Comme si la déesse de la mer elle-même se trouvait là. Une pensée absurde et dérangeante.
Le diacre Mikhail dut le punir plusieurs fois à cause de son inattention. Les autres novices ne manquèrent pas de spéculer et les rumeurs circulèrent à la vitesse d’une tornade en plein océan. Vladimir fut convoqué chez le diacre mais ne put se résoudre à avouer. Inexplicablement, il tenait à garder sa relation secrète. Il ne savait pas pourquoi. Il ne s’était rien passé de mal, si ?
Il fut consigné sous surveillance pendant dix jours, dix jours de torture à rêver des lèvres de Sun Li, de la texture de ses cheveux, de son odeur, de ses yeux rieurs. Il espérait qu’il lui manquait.
Il chercha du réconfort dans la prière. Face à sa statuette de la déesse, il tenta de comprendre, de réfléchir à ses sentiments, à sa foi. Il n’eut aucune réponse. La prière du matin, celle du midi, celle de l’après-midi, celle du soir : toutes restèrent muettes. Le sel et l’eau ne répondaient pas. Le reflet dans la coupelle lui renvoyait l’image d’un adolescent banal. Pourquoi Sun Li l’avait-elle choisi ? N’était-il pas en train de trahir la déesse, sa vocation d’aider le peuple, pour une passade naïve ?
Des heures de réflexion, d’hésitation, pendant ces dix jours renfermé dans sa cellule, à ne se nourrir que de miches de pain trempées dans une soupe froide données par le diacre Mikhail en personne. Dix jours à entendre son sermon. Vladimir se fit tout petit, sans trahir Sun Li.
A sa sortie de punition, il reprit le chemin du réfectoire, un matin. La jeune fille n’était pas là. Il la chercha des yeux, partout, sans oser demander à ses voisins. Pietro, qui avait tout compris du désarroi de son condisciple, lui expliqua que Sun Li avait choisi de quitter l’orphelinat et de découvrir le vaste monde. Sous le choc, Vladimir resta bouche bée.
Sun Li, partie ? Sans lui ?
La matinée lui parut interminable. Lorsqu’il fut assigné au nettoyage du jardin du temple l’après-midi, il fut soulagé de retrouver le soleil. Avec ses trois acolytes, munis de leurs outils de jardin, ils grimpèrent la colline jusqu’au temple. Des fidèles étaient déjà là, à prier, supplier. Au loin, Vladimir reconnut une silhouette, sous une longue cape brune. De longs cheveux noirs, une peau cuivrée. Sun Li se précipita vers lui, mais s’arrêta à un pas, hésitante. Elle sourit. Vladimir sentit que l’heure du choix était juste devant lui. Il pouvait la repousser, baisser les yeux et reprendre son travail. Puis il rentrerait à l’orphelinat, prononcerait ses vœux et partirait seul sur les routes.
Il regarda Sun Li dans les yeux. Il lut son inquiétude.
Vladimir lâcha sa bêche, la prit dans ses bras, savoura ses lèvres sur les siennes. Il laissa tout en plan. Ils partirent tous les deux, main dans la main, vers Stralsund, vers un avenir incertain. La gigantesque statue de la déesse les surplombait. Il espérait qu’elle comprendrait.


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