L’Université de trouvait devant elle, intimidante. Pauline Dubois ne se sentait pas vraiment à sa place. Quatre bâtiments disposés en carré, avec des murs de brique rouge couverts de lierre l’attendaient, au milieu d’une cour pavée.
-Bon, vas-y Pauline, s’encouragea-t-elle.
Pour son premier jour, elle espérait faire bonne impression. Cela commença mal lorsqu’elle marcha dans une bouse de boeuf. Il lui fallut rebrousser chemin à la recherche d’un petit cireur de chaussures afin de réparer les dégâts.
Avec quelques minutes de retard sur l’horaire prévu, elle franchit enfin le porche immense et se mêla à des dizaines d’autres étudiants. Certains ne semblaient pas plus à l’aise qu’elle. La jeune femme prit le temps de contempler le plus grand lieu de savoir du monde connu : l’académie de Stralsund, haut lieu de sciences et de connaissances.
Le premier bâtiment, qu’elle venait de franchir, se distinguait donc par ce porche monumental, qui laissait passer plusieurs charrettes de front. A son exact opposé se trouvait le bâtiment des sciences naturelles et astronomiques, reconnaissable à sa haute tour surmontée d’une coupole. Curieusement, dans un angle, une fenêtre semblait mangée par des lianes exotiques, ce qui intrigua Pauline.
Les deux constructions latérales offraient au regard des galeries en arcades couvertes dans lesquelles tout un petit peuple oeuvrait. Vendeurs de papier et de parchemins, d’encriers et de plumes, relieurs, imprimeurs… Tout se passait ici, et le commerce du savoir prenait de plus en plus d’importance. Pauline n’ignorait pas que Stralsund exportait à travers le monde des ouvrages de tout type. Elle même avait eu la chance d’en consulter quelques uns.
Au milieu de ce tintamarre, les vendeurs ambulants cherchaient la bonne affaire. Aux odeurs de papier s’ajoutaient ainsi les odeurs de nourritures locales comme importées, dans un joyeux foisonnements de parfums - currys, tourtes à la viande, fruits, sucreries ou vins chauds.
La foule se pressait et s’invectivait : Pauline n’avait jamais imaginé un tel désordre.
-Excusez-moi, où se trouve le bâtiment des inscriptions ? S’enquit-elle auprès d’un maître imprimeur.
-En face, ma p’tite dame ! Dites voir, ça la tenterait pas, les “Pensées de Perdita” ? Ça a son petit succès auprès des demoiselles, pour sûr !
-Non merci, personnellement les niaiseries à l’eau de rose me donnent la migraine, répondit-elle.
L’imprimeur offusqué répliqua par un nom d’oiseau et lui fit signe de débarrasser le plancher. “Quelle vulgarité”, songea-t-elle en faisant demi-tour.
Elle traversa la place mais se heurta bientôt à un attroupement. De nombreux jeunes d’à peu près son âge patientaient dans un brouhaha infernal. Pauline essaya bien de s’infiltrer, mais, après quelques coups de coude et bousculades, capitula.
-Que se passe-t-il ? Demanda-t-elle autour d’elle.
-On attend le doyen.
-Il doit faire une annonce pour les inscriptions.
Pauline prit son mal en patience. Elle avait déjà mal au pieds dans ces satanées chaussures à la mode. Quelle idée avait-elle eu d’acheter des souliers venus tout droit des enfers. Sa robe, bien trop chaude pour la saison, lui parut peser une tonne et elle était en nage. “Au moins, mon odeur chassera les importuns”, pensa-t-elle, philosophe.
Les candidats étudiants s’agitèrent soudain. Depuis la fenêtre du premier étage, un vieil homme à la barbe grise s’adressa à la centaine de jeunes.
-Bienvenue à l’ouverture de cette nouvelle année d’études, qui, j’en suis sûr, fera des esprits vides que vous êtes des esprits accomplis ! Une affluence tout à faire remarquable encore une fois, mais les places seront chères. Je vous remercie de vous organiser en quatre colonnes s’il vous plait : première colonne, à ma gauche, les candidats aux lettres. Deuxième, l’histoire. Troisième colonne, les sciences naturelles. Quatrième colonne, les juristes ! Allez, dépêchez-vous !
Pauline se dirigea vers la troisième colonne en jouant des coudes et y retrouva une quinzaine de garçons, mais aucune fille. “Pas bon, ça…” s’inquiéta-t-elle.
-Eh les gars, regardez ! En voila une avec qui j’apprendrai bien la biologie, ricana un imbécile, provoquant l’hilarité d’une poignée d’andouilles.
-Oui, moi aussi j’apprendrai bien la biologie. Je suis curieux de savoir quel rôle jouent ces oreilles décollées dans la circulation du vent qui traverse ton crâne, répondit-elle.
Les rires égalèrent ceux de la pique du garçon, ce qu’elle jugea plutôt bon signe. Elle savait qu’elle devrait se faire respecter très vite.
Un autre étudiant s’approcha, et, sans lui demander, entoura ses épaules de son bras.
-Mademoiselle, vous êtes charmante… J’aurais parfaitement l’usage d’une aussi magnifique assistante !
Elle se dégagea d’une bourrade, écrasant au passage les orteils de l’importun.
-Merci, mais je n’ai pas besoin d’un apprenti. Et si vous essayez de faire des phrases, allez plutôt dans la première file d’attente.
Rouge de colère, le paon s’apprêtait à répliquer lorsqu’une voix s’éleva.
-Les scientifiques, suivez-moi !
La colonne s’ébranla. Pauline fut repoussée sans ménagement en queue de file. Satané orgueil masculin ! Elle pesta et serra contre elle son sac de toile, qui contenait son nécessaire d’écriture.
-Asseyez-vous. L’université des sciences prend assez peu d’étudiants, et vous êtes… Voyons.. Dix-huit. Il y a huit places pour un cursus de cinq ans. Vous trouverez sur les pupitres une série de questions.
Pauline s’installa, le coeur battant. Elle s’efforça de contrôler sa respiration. Huit places… Elle devait garder confiance.
Les garçons s’étaient regroupés et lui avaient laissé un pupitre étroit le long du mur, peu accessible dans une salle de taille réduite. Elle se contorsionna pour s’installer. Le paon avait choisi la place devant lui. Il se retourna, lui lança un regard ironique et donna un coup de coude discret dans l’encrier, renversant le liquide sur le carnet de questions.
Horrifiée, Pauline laissa échapper un petit cri de rage. Le professeur se tourna vers elle.
-Eh bien mademoiselle, vous avez vos humeurs ?
-Non monsieur. Ce jeune homme devant moi a malencontreusement renversé mon encrier sur ma copie. Pure maladresse, bien sûr.
Le professeur grommela et lui indiqua un autre pupitre libre, avant de lui donner un nouveau carnet. Les garçons ricanèrent et reprirent leur travail, avec un bon temps d’avance sur elle. “Mes humeurs t’emmerdent, vieux con”, pensa-t-elle, fumante.
Décidément, cette première journée brisait toutes ses illusions à coups de hache.
Elle s’employa à répondre aux questions scientifiques de l’examen. A sa grande surprise, elles lui parurent faciles. L’Astronomie ? Des noms d’étoiles et de constellations, que lui rabâchait son père depuis toute petite. Botanique ? Des gravures de plantes à identifier : sa mère l’avait bien éduqué sur la question. Les problèmes mathématiques étaient évidents. Décrire les théories en vogue sur la construction du monde ou sur les minéraux ne lui prit guère de temps. Elle fut concise, synthétique, et persuadée d’avoir brillé.
Lorsqu’elle eut terminé, elle leva le nez de sa feuille et observa ses concurrents. Elle jubila de voir le paon rouge comme un coq, et s’attendait presque à voir de la fumée lui sortir par les oreilles. Les autres ne lui parurent pas dans un meilleur état.
Elle se fit un malin plaisir de se lever, de se diriger vers le professeur, de lui remettre sa copie avec une demi-heure d’avance, et d’annoncer bien haut et fort :
-J’ai terminé monsieur. Auriez-vous un questionnaire plus difficile ?
Le vieil homme s’étrangla, toussa et prit la copie avec agacement. Un sourire en coin, Pauline rebroussa chemin, s’installa à son pupitre et décida de se limer les ongles. Elle en aurait presque siffloté. Les garçons n’avaient pas manqué un seul de ses pas. Elle aurait pu envoyer des noix entières dans leurs bouches béantes.
Le professeur s’attela à la correction de sa copie. Elle le regarda du coin de l’oeil marmonner dans sa barbe. Il reposa d’un geste brusque la feuille, mais il fit signe à Pauline de venir le voir.
-Vous avez de la famille ici ?
-Non, je viens de Coriandre.
-Hum. Vous avez triché, alors ?
-Quoi ? Mais non voyons ! S’offusqua-t-elle.
-C’est que… c’est la première fois qu’un étudiant a tout juste à ce questionnaire… Cela me semble hautement improbable… Surtout pour… euh…
-Pour une femme peut-être ? Je suis prête à en discuter avec le doyen, si vous le souhaitez, répondit-elle avec un sourire carnassier.
Rouge comme une pivoine, le professeur répondit par un borborygme et agita sa main comme pour éloigner un moustique. Elle se rassit avec un air triomphant, sous le regard des andouilles de pisse-copies. Elle avait tout juste !
Lorsque les autres candidats eurent fini, tous furent renvoyés dans une salle d’étude adjacente, qui sentait la poussière et la cire. Alors que les fier-à-bras rivalisaient de rodomontades - “Ha, la quatrième question a failli me piéger, mais il m’en faut d’autres !” - Pauline dégota un livre sur une étagère et s’installa pour lire. Il s’agissait d’une étude sur un curieux batracien des forêts du sud. Une bestiole fascinante, capable de saisir les mouches avec une longue langue collante. Dans son esprit, elle superposa la gravure sur la tête de l’idiot qui avait voulu faire d’elle son assistante. L’effet la fit pouffer de rire, ce qui fit se retourner quelques étudiants.
-Je suis sûr qu’elle n’a pas répondu à la moitié des questions, persifla l’un d’eux.
-Ou alors, elle est la fille d’un professeur.
-Ou sa maîtresse !
-Elle est prise à cause des quotas…
Fulminante, Pauline se mordit les lèvres. Des réparties cinglantes fusaient dans son esprit, à commencer par la bonne réponse à cette putain de quatrième question, à laquelle cet abruti dégénéré avait répondu à côté de la plaque. Elle décida d’ignorer ces crétins et se replongea dans sa lecture. Le batracien lui paraissait plus futé qu’eux.
Le doyen se présenta finalement quelques minutes plus tard, accompagné du professeur embarrassé.
-Bien, messieurs… euh, dame. Huit candidats sont donc retenus, et je dois dire que les résultats sont… euh… inédits…
Il commença à annoncer les heureux élus. Le paon, dépité, ne figurait pas dans les huit. En revanche, “Pauline Dubois” sortit en huitième position des lèvres fermées du doyen, presque à contre-coeur.
-Mademoiselle, suivez-nous s’il vous plait.
Avec un air de triomphe, elle retourna dans la salle d’examen.
-Pourriez-vous répondre à ce deuxième questionnaire ?
-Pardon ? Et les autres ?
-Euh… C’est que…
-Ouais, j’ai compris. Donnez-moi ce putain de questionnaire, qu’on en finisse.
Sous le regard vigilant des deux anciens, mal à l’aise, Pauline faillit déchirer les feuilles avec sa plume. Elle répondit tout juste, encore une fois. Lorsqu’elle planta sa pointe dans la table à la fin de la dernière réponse, elle ironisa :
-C’est bon ? Je n’ai pas triché ?
Le professeur et le doyen, bésicles sur le nez, décryptèrent le résultat. Leur conciliabule ne dura pas.
-Mademoiselle Dubois…
-Madame suffira. Vous n’appelez pas les autres andouilles “Mondemoiseau”, non ?
-Euh…
-Bon, je suis prise ou pas ? On ne va pas y passer la journée.
-Euh, c’est encore une fois tout à fait exact. Ce questionnaire est donné aux étudiants de troisième année, c’est tout à fait inhabituel…
Pauline leva un sourcil au ciel. Troisième année ? C’est vrai qu’il lui avait paru un poil plus difficile.
-Bien, je suppose que je commence donc en troisième année directement. Il faudra que je trouve un maître d’études, du coup, répliqua-t-elle avec aplomb.
Le doyen se décomposa.
-Euh… Nous allons réunir le jury et en discuter…
Elle n’avait pas pensé que sa réponse, plutôt humoristique, serait prise au sérieux. Elle allait vraiment sauter deux ans ?
-Bienvenue à l’académie, mademoi…madame Dubois. Nous espérons que votre regard… atypique sur le monde, apportera beaucoup au champ des connaissances, dit le professeur.
-Il n’y aura pas de mal. Vous en avez négligé la moitié depuis si longtemps sous prétexte que nous avons… comment dites-vous ? Nos humeurs ?
Elle attendit que le doyen lui donne un certificat lui donnant le statut officiel d’étudiante, et se dirigea vers l’un des autres bâtiments. L’économat lui donna la clé de sa chambre ainsi que les recommandations d’usage.
Une fois enfermée dans sa minuscule pièce, elle se laissa tomber au sol, tremblante. “Putain… Je m’en suis sorti, malgré ma grande gueule.”
Demain serait un autre jour au pays des hommes de science.
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