samedi 9 novembre 2019

Henrik (1)


[Cette nouvelle est parue dans le recueil "Détectives de l'étrange" de l'atelier d'écriture du Festival de l'Imaginaire "Autres mondes" de Lambesc en 2016, sous la direction de Pierre Gaulon.

***

La terre explosa à sa droite dans un vacarme assourdissant. Des corps mutilés, dispersés aux quatre vents, frôlèrent son visage. A ses côtés, le caporal Steven s’écroula percé d’une douzaine de flèches. Soudain, l’ennemi chargea. Un lancier au regard fou fonça vers lui en criant. Il observa impuissant la pointe dentelée se rapprocher. Un impact  le jeta au sol avant le choc…

Henrik se réveilla en sursaut, baigné de sueur. Il s’assit péniblement dans son lit, haletant. Les poumons en feu et le cœur battant à tout rompre, il repoussa ses longs cheveux bruns détrempés, et inspira longuement. La guerre, encore… Toujours ce sinistre siège de Kalandra.
Il souffla par à-coups, puis posa ses jambes au sol. Un rictus aux lèvres, il passa sa main sur sa barbe mal taillée. La douleur, lancinante, et cette respiration sifflante, due à une flèche ennemie, l’accompagnaient chaque matin depuis son retour de la guerre. Un miracle qu’il ne fut pas mort ce jour-là, seul survivant de sa compagnie.
– Pourquoi moi ? murmura-t-il pour la millième fois.
Il secoua la tête pour chasser ses souvenirs et déplia son mètre quatre-vingt. Titubant, il attrapa une serviette et essuya son visage émacié. Les yeux marron, hagards, et les profonds cernes témoignaient d’une nouvelle nuit au sommeil hanté. Son torse nu, couturé de cicatrices, retraçait une vie de combats acharnés. Son flanc droit affichait une marque en étoile violacée.
Bien qu’il fit à peine jour, les premiers bruits de la ville résonnaient au loin. Le soleil blafard s’infiltrait à travers ses rideaux en lambeaux et un rayon timide lui lécha le visage. Une autre inspiration le plia en deux. Il dut s’accrocher à une table basse afin de se relever, avant de parvenir à diriger ses pieds vers une cruche située à deux mètres du lit. Autant dire le bout du monde.
Un pas après l’autre, les poumons tels un soufflet de forge, il atteint son but. Le cruchon ébréché était à moitié vide, mais l’ancien soldat n’en avait cure. Il en versa le contenu sur son crâne. La fraicheur de l’eau le saisit et ralentit le rythme de sa respiration et les battements de son cœur. Ses jambes arrêtèrent de trembler et il reprit son équilibre. Le parquet grinça sous son poids, alors qu’il tournait sur lui-même afin de vérifier qu’aucun ennemi n’avait investi son logis. Un lit, une table basse, deux chaises, une armoire, un coffre, un garde-manger et quelques étagères abritant une trentaine de livres fatigués. Ces maigres possessions récompensaient mal dix ans de sacrifices anonymes et de sang versé pour la gloire de la cité. Dans un coin, son vieux plastron percé d’un trou béant semblait le narguer et le replonger dans son cauchemar.
Henrik se dirigea vers le garde-manger. Un quignon de pain, quelques tranches de saucisson, un verre de vin clairet et une grappe de raisin composèrent ce repas frugal. L’homme ouvrit son armoire, y attrapa un pantalon de velours marron élimé et une chemise blanche, puis passa avec précaution sa veste d’uniforme aux boutons cuivrés. Le mouvement de son bras vers l’arrière lui arracha une nouvelle grimace de douleur. Lacer ses chaussures fut une épreuve, comme tous les matins. Après avoir attaché ses cheveux en catogan, Henrik ouvrit la porte et sortit dans la rue. Les odeurs de la ville l’assaillirent : la mer, toute proche, les seaux d’eaux usées vidés ici et là, mais aussi les parfums d’épices des échoppes de la rue. A droite, un bateleur haranguait ses pratiques, vantant un nouveau produit miracle. Une journée ordinaire…

***

– On pense qu’i’s’est noyé, jeta Larsen. Un foutu pêcheur qu’avait trop bu, m’est avis, compléta-t-il.
Il cracha un jet de tabac au loin et se gratta la cuisse.
– J’voulais pas vous appeler, mais parait qu’c’est un ponte des quais, ajouta le caporal. Dingue qu’un marin sache pas nager ! s’esclaffa-il.
Larsen était un petit bonhomme mal rasé, négligé, tire- au-flanc, mais il respectait profondément son chef et lui faisait une confiance aveugle.
Henrik toisa le cadavre ballonné qui flottait le dos en l’air. Un gros type chauve, les bras écartés, la chemise rendue translucide par l’eau du fleuve. Curieusement, une chaussure manquait. Des mouettes indifférentes au drame se prélassaient à quelques encablures des bras de la victime. Derrière le cordon d’hommes du guet, des badauds tentaient de distinguer le corps et commentaient la scène.
Depuis son retour de la guerre avec le grade de capitaine, on l’appelait souvent sur des scènes semblables. Henrik avait intégré le guet municipal de Stralsund, la grande république maritime du sud. Les deux fleuves qui lui avaient donné son nom, la Stral et le Sund, convergeaient au cœur d’une gigantesque cité marchande qui avalait les richesses des quatre coins du monde pour les vomir à travers tout le continent. Ce pitoyable pantin, auparavant maître pêcheur, baignait désormais dans le Sund, qui séparait le quartier des artisans et des pêcheurs de la haute ville.
Henrik trouva curieux que le cadavre ait été découvert à cet endroit. Les arènes, la maison de la justice et la capitainerie du port ne semblaient pas vraiment des havres de beuverie.
­­– Un peu loin des tavernes pour un ivrogne, non ? nota Henrik.
Son adjoint se dandina, mal à l’aise. Fumiste oui, mais pas idiot. Le caporal anticipait des heures d’enquête et de paperasserie.
– Qui a trouvé le corps ?
– Un ancien gabier, qui dépanne à droite à gauche sur les quais. Le mort s’appellerait Joe Toyser, capitaine de La Mouette Rieuse, un bateau de pêche.
– Remontez-le, ordonna l’ancien soldat à sa dizaine de sous-fifres.
Personne ne voulait vraiment toucher le macchabé ni boire la tasse, aussi la manœuvre prit quelques minutes et s’acheva dans la cacophonie. Chacun tendait sa perche afin d’accrocher le malheureux pêcheur, légèrement trop loin. La victime fut finalement remontée sur le pavé, traînée et retournée dans une mare d’eau. Hilare pendant la manœuvre, le public fit silence à la vue du corps.
L’air sombre, le capitaine s’agenouilla en grimaçant vers le cadavre dégoulinant. Il palpa le pouls par acquis de conscience et observa le blanc des yeux. Henrik se tourna un instant, gêné par une toux grasse. Soudain, un détail attira son attention. Une infime trace autour du cou.
– Corde d’étrangleur des îles du sud, murmura-t-il. Comme au siège de Kalandra…
Il se pencha en grimaçant. La douleur dans sa poitrine ne l’abandonnait pas. Il observa le visage, ouvrit la mâchoire…
– Une noix de muscade ! s’étonna-t-il. Larsen, prenez des notes.
Soupirant, le caporal dénicha un carnet graisseux et une mine dans sa poche, lécha son pouce noirci et entreprit de tourner les pages, avant de gribouiller les réflexions de son supérieur.
– Homme, environ 1m60, 90 kg au bas mot. Tatouage de mouette rieuse sur l’épaule droite. Chauve, une oreille percée. Le bijou manque.
Larsen se mordait toujours la langue et plissait les yeux quand il s’appliquait à écrire.
– Vous pensez qu’on l’a tué pour un anneau d’oreille ?
– Peu probable. Ce type de babiole n’a guère de valeur. Néanmoins, nous chercherons des proches. Il y avait peut-être un diamant ou une pierre précieuse, on ne sait jamais.
Henrik en doutait, car la marque de la corde d’étrangleur ravivait des souvenirs douloureux. La dernière apparition de cette empreinte  avait été suivie de neuf cadavres en neuf jours. Il  fouilla les poches.
– Contenu des poches : un canif ébréché, un mouchoir, une blague à tabac et une pierre d’amorce.
– M’est avis que le tabac doit plus être bon ! s’amusa Larsen.
Il se rembrunit sous le regard noir de son supérieur.
– Prenez quelques hommes avec vous et faites le tour des quais. Vérifiez si quelqu’un a vu quelque chose cette nuit. Je prends deux hommes avec moi. Nous interrogerons l’équipage de son navire.
– Vous allez à la pêche aux infos, patron ?
– Gardez vos blagues douteuses pour vous caporal…
Henrik se releva en grimaçant et ajusta sa veste. Il désigna deux solides gaillards de son escouade et donna ses consignes. Le corps serait porté à la morgue et examiné. Il mena ensuite ses acolytes vers la capitainerie. Une jeune employée déférente indiqua l’emplacement de la Mouette Rieuse. Le capitaine la remercia et repris son chemin avec ses miliciens.
Après quelques rues, le front de mer s’anima. De nombreux navires revenaient d’une pêche de nuit et les caisses et tonneaux de poisson s’accumulaient. Les cris des débardeurs masquaient les grincements des cordages. Le vent apportait des parfums iodés entremêlés de sueur rance. Ce quai accueillait uniquement les bateaux de pêche. Il fallait traverser le pont vers le quartier des marchands, de l’autre côté de l’embouchure des fleuves, pour trouver les grandes caravelles et frégates venues de l’autre côté de l’océan, avec leurs cargaisons d’épices.
La foule grossissait à l’approche du marché au poisson et les soldats jouèrent des coudes afin de fendre la masse de badauds. Le trio parvint à éviter un encombrement de charrettes lourdement chargées de ballots et de caisses de sardines. Des gamins dépenaillés courraient partout, affairés. Des porteurs de messages, mais aussi quelques habiles vide-goussets. Le long des bâtiments, des changeurs pesaient les pièces d’or et d’argent, accompagnés de notaires à la mine sévère. Quelques gros bras menaçants veillaient à la sécurité des notables et au respect des contrats. Maîtres pêcheurs et grossistes s’accostaient, négociaient, parvenaient à des accords à l’aide de signes de tête, froncements de sourcils et gestes discrets. Tout se scellait d’une rude poignée de main, avant de se confronter aux juristes, puis de fêter le tout dans une taverne.
Henrik s’étonnait toujours de ce jeu de dupes. Chacun tentait de soutirer à l’autre quelques pièces. L’un vantait les mérites de sa pêche, la plus extraordinaire du monde ; l’autre trouvait à y redire, inspectait yeux et ouïes, se lamentait des temps difficiles, dans le but de faire baisser le prix. Un ballet bien réglé, songea-t-il.
Henrik et ses hommes finirent par arriver auprès de la Mouette rieuse. Quelques marins blasés étaient accoudés au bastingage et s’échangeaient une blague à tabac.
– Ola du bateau ! Vous êtes de la Mouette rieuse ? lança Henrik.
– Ouais, qui demande ? répondit un marin balafré.
– Le guet de Stralsund. Il semble que nous ayons trouvé votre capitaine en fâcheuse posture.
Le marin blêmit et se tourna vers ses acolytes.
– Fâcheuse posture ? Qu’est-il arrivé au vieux Joe ?
– Du genre flotter la tête en bas dans la mer, rétorqua Henrik. Quand l’avez-vous la dernière fois ?
– Il est mort ?
Les yeux des marins s’arrondirent d’effroi.
– Qu’est-ce qu’on va devenir ? Comment c’est arrivé ?
– Je l’ignore. Répondez à ma question.
Visiblement sous le choc, les trois marins secouaient la tête.
– Il est parti hier en soirée avec sa bourgeoise et un notaire négocier la pêche du jour. Il nous avait donné quartier libre et on devait reprendre la mer demain matin. Il paraissait assez content de lui, plus jovial que d’habitude.
– Vous savez pourquoi ? demanda Henrik.
Les marins, gênés, hésitèrent. Ils se regardèrent, puis l’un hocha la tête et un autre se lança dans l’explication.
– Ben, on fait de la pêche, mais pas seulement… On sera pas ennuyés ?
– Ma parole. J’enquête sur un meurtre, vos histoires de mer regardent la capitainerie du port.
– Bon, les temps sont durs… Disons qu’on ramène pas qu’du poisson, commença le marin le plus âgé. Il arrive qu’on fasse relâche dans les îles du sud, genre Safran… et qu’on y prenne què’ques caisses, rapport au capitaine qu’est copain avec un notaire, du genre qu’on aime pas trop embêter…
– Ce notaire, il vient des îles du sud aussi, je suppose ?
– Ouais, confirma le deuxième marin. Un type glacial. Me file les j’tons chaque fois que je l’vois.
– Pour sûr, frissonna le troisième. Grand, maigre, tout pâle, que c’est pas naturel. Réglo côté commandes hein, mais un regard bizarre quand on en ramène moins que d’habitude.
– Vous sauriez où je peux le trouver, ce notaire ?
– Ben, il a une étude dans la rue de la Limande. J’ai accompagné Joe une fois, porter une petite caisse, mais chai pas comment il s’appelle.
Le marin se gratta la tête.
– La porte était peinte en bleu, ça m’a marqué passque c’est pas fréquent dans le quartier.
– Merci bien. J’ai bien peur d’avoir à vous demander de ne pas quitter la ville pendant quelques jours. Il est possible que nous devions encore vous parler le temps de boucler l’enquête.
Les marins baissèrent la tête, dépités.
– Trouvez qui qu’c’est qu’a tué le vieux Joe, cap’taine. C’était un bon patron.
Henrik opina, et se dirigea vers le marché au poisson, talonné par ses deux adjoints. La conversation tournait sans fin dans sa tête. Un notaire des îles du Sud, et un maître pêcheur tué par une corde d’étrangleur de la même région. Raccourci facile, peut-être trop. Des caisses de contrebande et une noix de muscade. Il imagina sans peine l’histoire. Un maître pêcheur et un notaire s’associaient dans le but de contourner les guildes des marchands d’épices. Ils faisaient passer en douce quelques marchandises de prix sans payer la patente de maître marchand, ce qui évitait de devoir payer un emplacement sur l’autre quai, bien plus coûteux. Restait le mobile du meurtre. Lors du siège de Kalandra, le tueur à la corde d’étrangleur avait un objectif évident : briser le moral des défenseurs de la place-forte et affaiblir le commandement, en ciblant les officiers. Ici, l’assassin visait-il la prise de contrôle du navire ? Ou s’agissait-il d’une simple vengeance personnelle ? Peut-être le maître pêcheur avait-il ramené un objet important, et s’était fait éliminer pour ne pas laisser de traces…
La rue de la Limande se situait à quelques encablures du marché. Son étroitesse ne permettait pas à deux charrettes de circuler. Les piétons devaient souvent s’aplatir le long des murs pour laisser le passage, ce qui avait donné le nom à la rue. Henrik évita quelques tas de boues indéfinies et distingua une porte bleue.
Rompu à l’exercice, Henrik envoya l’un des soldats, Michel, contourner le pâté de maison, vers l’arrière de l’étude du notaire. Bloquer la fuite d’un suspect faisait partie des tactiques de base. Il tenta d’observer l’intérieur de la pièce à travers le verre grossier de la fenêtre, mais ne distingua pas grand-chose, à peine une impression de mouvement. Les blocs de verre, crasseux, ne laissaient pas filtrer la lumière.
– Prépare-toi  Pieter, murmura-t-il à son adjoint. Je pressens des ennuis.
Le jeune soldat hocha la tête et sorti sa matraque. Il ajusta son casque. Grand et solidement bâti, il avait l’habitude des situations difficiles. Henrik lui donna un dernier conseil.
– Si l’étrangleur est dans la pièce, prend garde. Ces hommes sont vifs comme l’éclair. Prépare un foulard autour de ton cou, cela retardera les coupures s’il te surprend.  Au premier geste, relève ton poignet vers ta gorge. Il faut bloquer son mouvement.
L’adjoint opina et prépara son foulard, sur le modèle d’Henrik. Celui-ci regretta d’avoir omis d’avertir le soldat qui attendait de l’autre côté. Il faudrait maîtriser le suspect rapidement si la situation dégénérait.
Henrik se mit d’accord avec son assistant d’un regard et frappa à la porte. D’une voix forte, il annonça : « Au nom du Guet, ouvrez ! »
Un vacarme se fit entendre et Henrik indiqua à son adjoint d’enfoncer la porte. Fort heureusement, le bois était vermoulu et le montant céda du premier coup. Ils se ruèrent à l’intérieur. Un homme au pourpoint noir surmontait une femme cramoisie, qui tentait désespérément d’arracher la corde autour de son cou. Henrik et son acolyte se précipitèrent et le jeune soldat devança son chef. L’assassin esquiva la matraque et parvint, dans le mouvement, à briser le cou de sa victime qui s’écroula tel un tas de chiffon. D’un geste fluide, l’homme libéra sa cordelette et en lança une extrémité au visage de Pieter. L’embout fit le tour du cou du soldat, mais Henrik, en couverture, avait anticipé et lancé un tabouret en direction du meurtrier. Touché aux côtes, il ne parvint pas à reprendre sa cordelette. Il mit un genou à terre. Pieter en profita et lui asséna un coup violent au visage. L’homme s’effondra.
Haletants, Henrik et Pieter ligotèrent le tueur à l’aide de la cordelette. Le capitaine grimaça, le souffle court. Il vérifia le pouls de la femme, sans se faire d’illusion : l’étrangleur n’avait pas échoué. Il laissa Pieter ouvrir la porte du fond et appeler son collègue afin de conduire l’homme en noir au poste du Guet. Selon toute logique, la victime était l’épouse du maître-pêcheur. Le meurtrier était-il le notaire ou un autre homme ?
Henrik inspecta rapidement la pièce. Il faudrait envoyer un expert analyser les livres de comptes, dans l’espoir d’y trouver un détail qui expliquerait un tel geste. Il connaissait bien ce type de criminel, qui préférerait se laisser mourir que de livrer la moindre information. Les marins de la Mouette rieuse devraient permettre d’identifier la malheureuse, et, avec un peu de chance, son assassin.

***

Les rayons du soleil percèrent les rideaux ajourés du logis d’Henrik. Cette fois, le capitaine s’apprêtait déjà. La chemise boutonnée jusqu’au col, il attacha ses cheveux en catogan, puis enfila sa veste d’uniforme. Il grimaça à nouveau lorsque la douleur dans sa poitrine se réveilla. Passer le bras en arrière le torturait toujours autant.
Il sortit, ferma sa porte à clé et se dirigea en sifflotant vers l’échoppe située en face de chez lui. Les odeurs de pain frais dominaient enfin les remugles de la chaussée salie par les seaux d’aisance. Au loin, le soleil levant et un ciel sans nuage annonçaient une journée agréable. Les teintes rosées de l’aube coloraient la rue. Henrik entendit rire et chahuter. Des jeux d’enfants matinaux masquaient les premiers appels des camelots et les cris des mouettes.
– Ola l’aubergiste ! Un pichet de vin aux épices et une miche de pain au curry, s’il te plait, lança Henrik au tenancier.
–Bonjour capitaine ! C’est que… je n’ai pas été livré en cannelle cette semaine, mais je peux vous proposer un rouge des coteaux de l’Ouest, goûteux et savoureux, au même prix.
– Soit, va pour le rouge.
Henrik lança quelques piécettes, s’attabla et entama son quignon. Le pain frais croustillait. La mie aérée et parfumée lui mettait l’eau à la bouche, mais quelque chose l’intrigua.
– Il n’a pas beaucoup de goût, remarqua-t-il. Tu as eu la main légère sur le curry.
– Ah ! Nous avons eu aussi des soucis de livraison… A dire vrai, les stocks s’épuisent !
– Pénurie d’épices ? Tu as omis de payer tes factures ? demanda Henrik.
– Non monseigneur, mais je n’ai aucune nouvelle du marchand habituel se lamenta l’aubergiste. J’ignore si ses navires sont arrivés, tout est fermé et les commis ne répondent pas…
– Où tient-il boutique, ton grossiste ?
– Dans le quartier de la Stral, à l’angle de la rue de la Harpe et de la rue de la Fosse. Il s’appelle Gianelli. Il a un comptoir dans les îles de l’Essaim et paie un capitaine pour faire l’aller-retour régulier. Mais quand je vais dans le quartier, tout le monde m’évite et murmure des choses incompréhensibles.
– Curieux. Ce n’est pas vraiment ma juridiction, mais j’irai demander au capitaine de quartier s’il a entendu parler de quelque chose.
***
Henrik remercia l’aubergiste et quitta la taverne, pensif. Il retint péniblement une nouvelle quinte de toux, puis se dirigea vers le poste de guet. Son repas trop fade ne l’avait pas vraiment rassasié. Alors que ses chaussures martelaient le pavé, ce pain sans saveur lui laissait un goût amer dans la bouche. Pourquoi diable personne ne répondait-il aux questions ?
Le ciel bleu et le soleil éclatant ne lui apportaient plus aucune envie de siffloter. Les rayons de plus en plus chauds paraissaient même le menacer. Henrik entendit à nouveau des cris d’enfants, mais son esprit ne les traduisit plus en rires, cette fois. Des cris d’horreur, d’agression. Comme si un drame se nouait là, à deux pas de lui. Il commença à respirer plus fort. Sa douleur aux côtes se réveillait.
Il tourna à gauche dans la rue de la Serpe et son pied s’enfonça dans quelque chose de mou. Il sursauta, imaginant le pire. Il ne s’agissait que d’un pavé manquant, un trou rempli d’eau par l’averse de la veille. Henrik reprit son chemin, soulagé. Il se demanda pourquoi tout le monde tournait le dos au tavernier. Une explication tout simple devait exister. Le marchand était parti avec le capitaine et le navire avait été retardé par les tempêtes des derniers jours. Evidemment ! Henrik reprit contenance. Après une centaine de pas, alors qu’il tournait à droite dans la rue des Forgerons, il songea que les assistants du négociant auraient su s’il s’était absenté. Or, ils étaient introuvables.
La chaleur s’accentuait, étouffante. Une odeur de charogne régnait dans la ruelle. Un rat crevé traînait le long d’un mur. Soudain, ce petit cadavre lui rappela inexplicablement le siège de Kalandra et son sang ne fit qu’un tour. Glacé, il chancela et dû s’appuyer sur le mur d’une maison. Il s’arrêta et revit ce jour d’été. Son caporal hagard lui avait annoncé la découverte d’un corps atrocement mutilé. Personne n’avait rien vu. Personne ne parlait. Tout le monde fuyait les regards des soldats.  Des rumeurs de magie noire circulaient à mots couverts, des mots souvent incompréhensibles.
Mais ici ? A Stralsund ? Ce n’était qu’un petit souci d’approvisionnement d’épices, pas un meurtre rituel. Rien n’indiquait que le sort du marchand eut été funeste. Henrik se redressa. Il lissa les manches de sa veste et se passa les mains dans les cheveux. Il reprit sa marche. Son pas s’accélérait néanmoins et, inconsciemment, il changea son parcours. Il se sentait appelé. Comme si le phénomène se répétait. Il avait déjà vécu cette scène. Le bruit de ses talons rythmait son souffle sifflant, cadençait sa mémoire, qui lui offrit un kaléidoscope d’images. Kalandra. La foule qui détournait la tête et lui tournait le dos.
A l’instar de cet homme vêtu de bleu, ici, à Stralsund, fondu dans l’ombre, qui semblait fuir son regard et entrait dans une boutique. Peut-être savait-il quelque chose ? Henrik tendit la main, hésita à l’interpeler, puis se souvint qu’il n’était ni à Kalandra, ni dans le quartier marchand. Ce n’était pas ici que le négociant en épices manquait à l’appel. L’ancien soldat s’arrêta à nouveau, hanté par un cadavre tombé en poussière depuis des années. Jamais il n’avait pu effacer l’image de ce pentagramme. L’odeur de pourriture dans un entrepôt sordide. Ces organes répartis dans de petits bols. Chaque bol rempli d’épices. Chaque épice associée à un organe précis. Des épices qui manquaient, ici, à Stralsund.
Mais ils avaient arrêté le coupable, n’est-ce pas ? Henrik fronça les sourcils et accéléra encore sa marche. Le sang battait dans ses tempes. Il lui fallait en avoir le cœur net. Voir de ses yeux les regards le fuir, entendre les murmures, constater le silence et la peur. L’aubergiste se méprenait sans doute. Le marchand avait juste pris la fuite avec sa maîtresse. Rien de plus. Pas de bougies placées à la pointe des flèches dessinées à la craie. Pas d’offrandes à des dieux malades. Pas ici. Juste un pain manquant de curry. 

***

Le capitaine traversa le pont qui enjambait les deux fleuves vers le quartier des marchands. Il s’arrêta un instant, fasciné par la vision du port. Une forêt de mâts émergeait, témoignage du nombre de navires à quai. Au loin, sur l’horizon, on distinguait une noria de nefs, caravelles ou brigantins, dont les voiles hachuraient la ligne démarquant le ciel et la mer. Henrik aperçut une galère avançant par à-coups au rythme de ses rameurs. Lorsqu’il mit le pied sur l’immense quai, une foule bigarrée l’attendait. Costumes étranges et langages inconnus l’invitèrent au voyage. Des caisses, des tonneaux et des charrettes transformaient la place en un marché à ciel ouvert où s’échangeaient les grains et les légumes, les fruits et les fromages, le sucre et le sel. Les produits tinctoriaux s’arrachaient sur sa droite. Indigo, alun, vermillon coloraient les étals. Les odeurs de camphre, d’encens et de myrrhe dominaient les senteurs d’épices et d’herbes aromatiques, débarquées après des semaines de voyage depuis le continent sud. Des fortunes se faisaient et se défaisaient à deux pas. Pourpre, ivoire, or et argent étaient protégés par de petits groupes de mercenaires à l’air sinistre. Hommes et femmes se pressaient devant des autruches, chameaux et gazelles, destinés aux parcs des puissants. Henrik ne savait plus où donner de la tête dans toute cette agitation et ce bruit, happé par les appels des recruteurs, des camelots, mais aussi les rires des badauds distraits par les facéties des saltimbanques. Une femme en robe rouge vantait les mérites de brocarts et mousselines, un homme basané à la tunique verte présentait des peaux venues de la lointaine Hoorn. Draperies de Kimberley, bois précieux de Delta, cristaux de Narval… Les richesses du monde se trouvaient ici, à Stralsund, dans un tourbillon qui donnait le vertige, étouffant de bruits et fragrances rares. Traverser cette horde de marchands et de curieux, de commis et de marins à la recherche de tavernes ou de filles, c’était comme fendre la houle.
Henrik atteint enfin le poste de guet du quartier des Marchands. Laissant derrière lui un brouhaha riche de mille transactions. L’ancien soldat reprit son souffle, les mains machinalement posées sur ses cotes douloureuses. Une fois son calme retrouvé, il poussa la porte. Un milicien blasé patientait derrière un comptoir et orientait mollement les quelques requérants. Henrik se présenta en tant que capitaine du guet, quartier des Pêcheurs, et demanda à voir son homologue. Le planton se redressa, lissant avec panique son uniforme. Il indiqua un fauteuil en bredouillant et se dirigea à toute vitesse vers le bureau de son supérieur.
Henrik s’assit et tendit la main vers une table basse, sur laquelle trônait la gazette du jour. Il déplia les feuilles froissées, les yeux dans le vide, l’esprit ailleurs. Il repensait encore au siège de Kalandra et à ses scènes macabres. A ce cadavre atrocement mutilé, qui lui revenait sans explication en tête lorsqu’il songeait à se commerçant disparu. Soudain, son regard tomba sur un entrefilet qui attira son attention.
DOROTEA TAORMINA, UNE VOIX EN OR
La chanteuse Dorotéa Taormina se produira ce mardi soir dans la célèbre auberge du Pavillon d’or, pour une prestation unique. Ce concert exceptionnel sera le premier donné par l’artiste depuis deux ans. Bien connue des amateurs de musique grâce à son œuvre « Loin des yeux », la native de Kalandra avait échappé de peu à la mort il y a dix ans lors du terrible siège. Un drame qui l’avait profondément marquée et inspiré. Nombre de ses chansons y font d’ailleurs référence, à l’instar de la très sombre sonate « Les larmes d’Icare ». Dorotéa Taormina vit depuis quelques mois à Stralsund, sous la protection du marchand d’épices Tulio Gianelli, généreux mécène et propriétaire du Pavillon d’Or. Renseignements et réservations à l’auberge.

Henrik reposa la gazette, les yeux grands ouverts. Une native de Kalandra, ici, à Stralsund ? Et proche du marchand disparu ? La coïncidence se révélait troublante. Assister à cette représentation s’imposait. Et, plus encore, discuter longuement avec cette chanteuse.
Le planton s’avança avec inquiétude et dirigea Henrik vers le bureau du capitaine De Jong. Ils empruntèrent une volée de marches grinçantes, puis un escalier menant au deuxième étage. Le soldat frappa à la porte, s’effaça et laissa les deux officiers face à face.
-          Bonjour, Henrik. Que vous amène-t-il ici ? lança sèchement De Jong.
-          Salutations, capitaine. Vous avez bien meilleure mine que la dernière fois.
Haussant les sourcils, De Jong se lança dans une longue explication de ses malheurs. Victime d’une mauvaise toux, puis d’un mal de dos, il se remettait à peine d’une cheville douloureuse. L’homme était de la même taille qu’Henrik, mais bien plus musclé. Les cheveux gris, il dirigeait le guet des Marchands depuis dix ans. Sa réputation de malade imaginaire le précédait. Celle de laxisme, voire de corruption, également.
La péroraison durait sans qu’Henrik ne parvienne à l’interrompre. Il finit par rebondir sur une phrase.
-          En parlant de médication, vous connaissez sans doute les vertus curatives de la coriandre ? J’ai entendu parler d’un marchand spécialisé en la matière, un natif des îles du Sud… Voyons… Givonali ? Givali ?
-          Ah, vous parlez sans doute de Gianelli ! Une personnalité des quais ! Figurez-vous que cet homme est né dans les îles du Sud, à Coriandre justement. Littéralement né dans le ruisseau ! Sa mère était l’une de ces catins que l’on trouve à foison dans ces bouges infâmes, de ceux que nos dirigeants mollassons tardent à raser, maugréa-t-il. Son père… Bah, qui sait qui il était. Toujours est-il que ce Gianelli a construit son empire à partir de rien. Aujourd’hui, il dirige une maison de commerce, possède sa propre flottille de cinq navires de bon tonnage, et quelques auberges. Sacré personnage !
De Jong aimait s’écouter parler. Il continua de longues minutes à distiller des anecdotes sur les exploits du marchand avec un plaisir manifeste. L’officier se régalait toujours face à un auditoire respectable. Entouré du bas peuple toute la semaine, la visite d’un égal lui permettait enfin d’entretenir une conversation civilisée. Henrik opinait aux brefs temps faibles du récit, relançant adroitement son interlocuteur d’une petite exclamation ou d’une courte question.
-          Ainsi, ce Gianelli détient un entrepôt ici même ? l’avez-vous rencontré récemment ? interrogea-t-il.
Cette entrée dans le vif du sujet échappa à De Jong.
-          Non, je dois dire que je ne l’ai pas côtoyé depuis quelques semaines.
Il fronça ses sourcils épais, devinant soudainement l’intérêt de son homologue.
-          Pourquoi cette question ?
-          Ma foi, l’un des aubergistes de mon quartier m’a signalé une pénurie d’épices due à un souci d’approvisionnement auprès de ce Gianelli. Il semble que personne ne sache où se trouve le marchand. Il se heurte à des portes closes et à des mines renfermées.
De Jong demeura muet lui aussi, mais son regard se durcit. Bouillant, il prit une grande inspiration et s’écria :
-          Ne tenteriez-vous pas d’enquêter sur mon propre terrain ?
Face à ce taureau fulminant, Henrik sentit qu’il était allé trop loin. Il s’efforça de le rassurer. Il lui expliqua qu’il portait simplement à sa connaissance une inquiétude fort légitime de l’un de ses administrés, un ami presque. Il raconta avec un air détaché et affable la longue pratique de cette auberge bien tenue. « Je n’y connais rien au monde des marchands d’épices ! », ajouta-t-il en riant. De Jong paru se radoucir, mais restait méfiant.
-          Gianelli organise bientôt un concert, lâcha-t-il. Il serait étonnant qu’il n’y assiste pas. C’est sa maîtresse qui chante. Une beauté de Kalandra.

***

Dès sa sortie du bureau de De Jong, Henrik reprit ses réflexions. Ce Gianelli était donc une figure des quais, connue et reconnue. Comment un propriétaire d’auberge et de plusieurs navires pouvait-il disparaitre sans que cela n’arrive aux oreilles du guet ? Un tel personnage avait probablement des relations haut placées. On l’imaginait sans peine impliqué dans les guildes de marchands d’épices. Sans doute était-il un membre actif du consulat de son île natale de Coriandre. Où diable était-il passé ?
Henrik se mordait la lèvre, tout en avançant d’un pas décidé. Chaque enjambée scandait la même question : pourquoi personne ne réagissait-il ? Il énuméra un commerçant évaporé, des employés terrorisés, des clients sans information. Henrik évita rageusement une carriole brinquebalante, remplie de ballots de coton.
Que venait faire ici cette maîtresse venue de Kalandra ? Une chanteuse traumatisée par le même siège que lui, Henrik avait vécu. Un conflit atroce durant lequel des événements étrangement similaires se rappelaient à son souvenir.
Le mauvais pressentiment qui agitait Henrik depuis que l’aubergiste avait évoqué cette affaire ne le lâchait pas. Un tueur rôdait dans la nature. L’ancien soldat esquiva encore un mulet chargé de paniers de fourrage, et reprit sa litanie des questions en suspens.
S’agissait-il de l’original ou d’un copieur ? Que savait la chanteuse, maîtresse du disparu ? Pourquoi revenait-elle sur scène après deux ans de silence ? Pourquoi le guet ne prenait-il pas au sérieux ces rumeurs concernant une personnalité aussi reconnue ? Visiter l’entrepôt du disparu et se rendre au Pavillon d’Or mardi s’imposaient. Et tant pis si ce n’était pas sa juridiction.
***
Henrik se dirigea vers la rue de la Harpe, où se trouvait l’entrepôt de Gianelli. Les regards qui se posaient sur lui ne le trompaient pas. Hommes et femmes ouvraient de grands yeux ronds, la bouche béante. Ils tournaient la tête de gauche à droite avant de fuir à grands pas. Une mère prit son enfant dans les bras, lui cachant les yeux avant de courir à l’opposée à son approche. L’ancien soldat semblait fendre la foule tel le Faucheur. Soudain, une femme à la jupe colorée le pointa du doigt, insistante. Henrik ne comprit pas son dialecte, mais il lui parut qu’elle désignait quelque chose sur sa poitrine. Il baissa la tête et tenta de comprendre. Lorsqu’il la releva, la femme avait disparu.
-Serait-il possible que… Non, tout de même pas…
Il s’arrêta net. Des détails disparates s’enclenchaient soudain, révélant un curieux tableau. Il y aurait quelque chose de très important à vérifier rapidement.
Lorsqu’il arriva devant l’entrepôt, il n’aperçut aucun commis. Le capitaine frappa le battant et s’écria à plein poumons :
-Au Guet, ouvrez !
Il sentit plus qu’il ne vit le mouvement de panique derrière lui. Il poussa la porte, étrangement entrouverte. Un grincement sinistre se fit entendre, puis le bourdonnement de milliers de mouches. Une odeur de charogne l’assaillit. La même qu’à Kalandra.

***

La grande salle du Pavillon d’or affichait complet. Les tables rondes s’étaient arrachées en quelques heures. Impatients, les riches marchands et leur épouses ou maîtresses, qui s’étaient ruinés pour assister au concert de Dorotéa Taormina, avaient revêtu leurs plus beaux atours. Il fallait voir… et se faire voir.
Les volets clôturés assombrissaient la salle. Une centaine de bougies et de candélabres, transformaient l’ambiance de la scène en intime alcôve. Les ombres qui grimpaient le long du mur paraissaient elles aussi attendre la diva.
Henrik avait usé de son statut et de son autorité pour obtenir un siège près d’une colonne, au fond de la salle. Tapis dans le noir, il observait l’estrade, où un piano semblait toiser l’auditoire.
Soudain, coupant le brouhaha, quelques notes s’élevèrent et le silence se fit. Un saxophoniste à la peau sombre et aux longues tresses surgit sur scène, lançant une mélodie lancinante. Un autre homme, les cheveux blonds coupés court, entra à son tour, s’assit auprès du piano et commença son œuvre. Enfin, un contrebassiste au visage anguleux s’installa sur la droite et donna le rythme. Henrik se laissa porter par les accords avant d’écarquiller les yeux. Et Dorotéa Taormina chanta.
Des frissons passèrent à travers le corps de l’ancien soldat. Il eut le sentiment que chaque fibre de son être avait soudain touché la grâce. La voix de cette jeune femme élancée, au visage parfait, semblait lui parler. Elle racontait la vie, la mort, les âmes sœurs et les drames. Elle réclamait de l’amour, fuyait la haine, maudissait la solitude. Henrik, le souffle court, fut replongé dix ans plus tôt. Kalandra, la famine, la Faucheuse, la peur. Les larmes aux yeux, il dut secouer la tête pour sortir du rêve lorsque toute la salle hurla son bonheur et déchaîna un tonnerre d’applaudissements. Une heure et demie avait disparu de sa vie sans qu’il en eût conscience, où qu’il s’en souciât.
Dorotéa Taormina quitta la scène, souriante, lançant des baisers à la foule, un bouquet de lilas à la main. Les vivats du public conquis assourdissaient le capitaine, qui se sentait aspiré. Il éprouvait un besoin viscéral de la revoir et de l’entendre à nouveau. La gracieuse femme qu’il avait contemplée et écoutée dans un silence religieux avait changé sa vie. Il y aurait désormais un avant et un après le Pavillon d’Or.
Sonné, il mit quelques minutes à reprendre ses esprits. C’est alors qu’il se souvint du but de sa venue et un bloc de glace parut lui glisser le long du dos. Il se hâta vers les coulisses, les poumons en feu, brandissant son insigne devant un videur et pénétra dans un autre univers.
Dansant parmi les ombres, il pressa le pas, esquiva hommes et femmes. Henrik savait que son temps était compté.
Arrivé devant la porte de la loge, il tendit l’oreille. Une sinistre mélopée s’insinuait à travers le battant. Epouvanté, Henrik enfonça la porte d’un coup d’épaule.
La petite pièce était plongée dans le noir, à l’exception de six bougies au sol, disposées en cercle. Il distingua rapidement un corps étendu, les bras en croix, avant qu’un homme ne se jette sur lui, brandissant un poignard à la lame incurvée.
Henrik repoussa le bras de son agresseur et lança son pied vers le genou. Un craquement déchira le silence et l’assassin hurla. Déséquilibré, il s’affala et lâcha son poignard. Le capitaine eut le temps de sortir sa matraque et l’expédia aux pays des rêves d’un coup sec.
De Jong, capitaine du guet du quartier des Marchands, s’affala comme un sac d’épices. Henrik se précipita vers la femme gisant au sol. Dorotéa Taormina respirait encore. Elle paraissait dormir, le visage apaisé, sereine, gracieuse à la lumière de ces bougies noires. Droguée, sans doute. Au sol, le capitaine distingua les contours du pentagramme ô combien familier. Les images d’un cadavre pourrissant à Kalandra et de celui de Gianelli dans l’entrepôt s’imposèrent à lui. Le souffle court, il reconnut la mise en scène. Chaque petit bol contenait une épice bien précise, dans un objectif déterminé. Le parfum de la cannelle lié à la circulation du sang. Le cumin, pour chasser le démon. La muscade, associée à la quête de la vérité. Le poivre, favorisant l’équilibre et le curcuma la purification. Des racines de ginseng à côté de la tête, du gingembre entre les jambes de la victime, des graines de coriandre afin de révéler ce qui était caché. Henrik savait tout sur ces plantes, conséquence de son enquête de Kalandra. Il frémit à nouveau, chassant l’image de cette femme magnifique, rescapée de ce sinistre tableau.
Il se releva, ligota De Jong à l’aide de ceintures de la garde-robe de l’artiste et appela un messager, qu’il envoya quérir des renforts, avant de bercer la chanteuse dans ses bras.

***

L’enquête détermina les motifs de De Jong. Henrik l’avait soupçonné lorsque la foule avait paniqué à la vue de son propre insigne. L’apparente nonchalance du capitaine du Guet des Marchands suite à la disparition de Gianelli l’avait intrigué. Une visite aux archives de l’Amirauté avait confirmé ses interrogations. De Jong avait servi à Kalandra et n’avait échappé à des sanctions disciplinaires que grâce à ses relations familiales. Personne n’avait jamais pu prouver les allégations de corruption, mais l’homme craqua, et avoua son association avec Gianelli dans le cadre d’une contrebande d’épices. L’associé était devenu trop gourmand. De Jong avait alors rencontré Dorotéa Taormina et l’affaire de Kalandra lui était revenue en mémoire. Il avait cherché à masquer son forfait sous une couche d’ésotérisme, dans le but d’intimider ses complices. L’appât du gain, à nouveau, expliquait un crime sordide.

***

Quelques voiles apparaissaient sur la ligne d’horizon. Le soleil se couchait sur les quais et les navires dentelaient la lisière entre le ciel et la mer.
Attablé à la terrasse d’une auberge à la mode, Henrik attendait, fébrile. Il avait revêtu son plus bel uniforme et pris le temps de se rendre chez un barbier. Sur la table, trois bougies éclairaient un petit bouquet de lilas.
Soudain, il la vit. Dorotéa s’avançait à travers la foule, qui s’écartait inconsciemment, lui laissant libre le passage. Elle lui sourit, et, pour Henrik, le monde éclata de lumière.

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