[Cette nouvelle est parue dans le recueil "Détectives de l'étrange" de l'atelier d'écriture du Festival de l'Imaginaire "Autres mondes" de Lambesc en 2016, sous la direction de Pierre Gaulon.
***
La terre explosa à sa droite dans un vacarme assourdissant. Des corps
mutilés, dispersés aux quatre vents, frôlèrent son visage. A ses côtés, le
caporal Steven s’écroula percé d’une douzaine de flèches. Soudain, l’ennemi
chargea. Un lancier au regard fou fonça vers lui en criant. Il observa
impuissant la pointe dentelée se rapprocher. Un impact le jeta au sol avant le choc…
Henrik se réveilla en sursaut,
baigné de sueur. Il s’assit péniblement dans son lit, haletant. Les poumons en
feu et le cœur battant à tout rompre, il repoussa ses longs cheveux bruns
détrempés, et inspira longuement. La guerre, encore… Toujours ce sinistre siège
de Kalandra.
Il souffla par à-coups, puis posa
ses jambes au sol. Un rictus aux lèvres, il passa sa main sur sa barbe mal taillée.
La douleur, lancinante, et cette respiration sifflante, due à une flèche
ennemie, l’accompagnaient chaque matin depuis son retour de la guerre. Un
miracle qu’il ne fut pas mort ce jour-là, seul survivant de sa compagnie.
– Pourquoi moi ?
murmura-t-il pour la millième fois.
Il secoua la tête pour chasser
ses souvenirs et déplia son mètre quatre-vingt. Titubant, il attrapa une
serviette et essuya son visage émacié. Les yeux marron, hagards, et les
profonds cernes témoignaient d’une nouvelle nuit au sommeil hanté. Son torse
nu, couturé de cicatrices, retraçait une vie de combats acharnés. Son
flanc droit affichait une marque en étoile violacée.
Bien qu’il fit à peine jour, les
premiers bruits de la ville résonnaient au loin. Le soleil blafard s’infiltrait
à travers ses rideaux en lambeaux et un rayon timide lui lécha le visage. Une
autre inspiration le plia en deux. Il dut s’accrocher à une table basse afin de
se relever, avant de parvenir à diriger ses pieds vers une cruche située à deux
mètres du lit. Autant dire le bout du monde.
Un pas après l’autre, les poumons
tels un soufflet de forge, il atteint son but. Le cruchon ébréché était à
moitié vide, mais l’ancien soldat n’en avait cure. Il en versa le contenu sur
son crâne. La fraicheur de l’eau le saisit et ralentit le rythme de sa
respiration et les battements de son cœur. Ses jambes arrêtèrent de trembler et
il reprit son équilibre. Le parquet grinça sous son poids, alors qu’il tournait
sur lui-même afin de vérifier qu’aucun ennemi n’avait investi son logis. Un
lit, une table basse, deux chaises, une armoire, un coffre, un garde-manger et
quelques étagères abritant une trentaine de livres fatigués. Ces maigres
possessions récompensaient mal dix ans de sacrifices anonymes et de sang versé
pour la gloire de la cité. Dans un coin, son vieux plastron percé d’un trou
béant semblait le narguer et le replonger dans son cauchemar.
Henrik se dirigea vers le
garde-manger. Un quignon de pain, quelques tranches de saucisson, un verre de
vin clairet et une grappe de raisin composèrent ce repas frugal. L’homme ouvrit
son armoire, y attrapa un pantalon de velours marron élimé et une chemise
blanche, puis passa avec précaution sa veste d’uniforme aux boutons cuivrés. Le
mouvement de son bras vers l’arrière lui arracha une nouvelle grimace de
douleur. Lacer ses chaussures fut une épreuve, comme tous les matins. Après
avoir attaché ses cheveux en catogan, Henrik ouvrit la porte et sortit dans la
rue. Les odeurs de la ville l’assaillirent : la mer, toute proche, les
seaux d’eaux usées vidés ici et là, mais aussi les parfums d’épices des
échoppes de la rue. A droite, un bateleur haranguait ses pratiques, vantant un
nouveau produit miracle. Une journée ordinaire…
***
– On pense qu’i’s’est noyé,
jeta Larsen. Un foutu pêcheur qu’avait trop bu, m’est avis, compléta-t-il.
Il cracha un jet de tabac au loin
et se gratta la cuisse.
– J’voulais pas vous appeler,
mais parait qu’c’est un ponte des quais, ajouta le caporal. Dingue qu’un marin
sache pas nager ! s’esclaffa-il.
Larsen était un petit bonhomme
mal rasé, négligé, tire- au-flanc, mais il
respectait profondément son chef et lui faisait une confiance aveugle.
Henrik toisa le cadavre ballonné
qui flottait le dos en l’air. Un gros type chauve, les bras écartés, la chemise
rendue translucide par l’eau du fleuve. Curieusement, une chaussure manquait.
Des mouettes indifférentes au drame se prélassaient à quelques encablures des
bras de la victime. Derrière le cordon d’hommes du guet, des badauds tentaient
de distinguer le corps et commentaient la scène.
Depuis son retour de la guerre
avec le grade de capitaine, on l’appelait souvent sur des scènes semblables. Henrik
avait intégré le guet municipal de Stralsund, la grande république maritime du
sud. Les deux fleuves qui lui avaient donné son nom, la Stral et le Sund,
convergeaient au cœur d’une gigantesque cité marchande qui avalait les
richesses des quatre coins du monde pour les vomir à travers tout le continent.
Ce pitoyable pantin, auparavant maître pêcheur, baignait désormais dans le Sund,
qui séparait le quartier des artisans et des pêcheurs de la haute ville.
Henrik trouva curieux que le
cadavre ait été découvert à cet endroit. Les arènes, la maison de la justice et
la capitainerie du port ne semblaient pas vraiment des havres de beuverie.
– Un peu loin des tavernes
pour un ivrogne, non ? nota Henrik.
Son adjoint se dandina, mal à
l’aise. Fumiste oui, mais pas idiot. Le caporal anticipait des heures d’enquête
et de paperasserie.
– Qui a trouvé le corps ?
– Un ancien gabier, qui dépanne à
droite à gauche sur les quais. Le mort s’appellerait Joe Toyser, capitaine de La Mouette Rieuse, un bateau de pêche.
– Remontez-le, ordonna l’ancien
soldat à sa dizaine de sous-fifres.
Personne ne voulait vraiment
toucher le macchabé ni boire la tasse, aussi la manœuvre prit quelques minutes
et s’acheva dans la cacophonie. Chacun tendait sa perche afin d’accrocher le
malheureux pêcheur, légèrement trop loin. La victime fut finalement remontée
sur le pavé, traînée et retournée dans une mare d’eau. Hilare pendant la
manœuvre, le public fit silence à la vue du corps.
L’air sombre, le capitaine
s’agenouilla en grimaçant vers le cadavre dégoulinant. Il palpa le pouls par
acquis de conscience et observa le blanc des yeux. Henrik se tourna un instant,
gêné par une toux grasse. Soudain, un détail attira son attention. Une infime
trace autour du cou.
– Corde d’étrangleur des îles du
sud, murmura-t-il. Comme au siège de Kalandra…
Il se pencha en grimaçant. La
douleur dans sa poitrine ne l’abandonnait pas. Il observa le visage, ouvrit la
mâchoire…
– Une noix de muscade !
s’étonna-t-il. Larsen, prenez des notes.
Soupirant, le caporal dénicha un
carnet graisseux et une mine dans sa poche, lécha son pouce noirci et entreprit
de tourner les pages, avant de gribouiller les réflexions de son supérieur.
– Homme, environ 1m60, 90 kg au
bas mot. Tatouage de mouette rieuse sur l’épaule droite. Chauve, une oreille
percée. Le bijou manque.
Larsen se mordait toujours la
langue et plissait les yeux quand il s’appliquait à écrire.
– Vous pensez qu’on l’a tué pour
un anneau d’oreille ?
– Peu probable. Ce type de babiole
n’a guère de valeur. Néanmoins, nous chercherons des proches. Il y avait peut-être
un diamant ou une pierre précieuse, on ne sait jamais.
Henrik en doutait, car la marque
de la corde d’étrangleur ravivait des souvenirs douloureux. La dernière
apparition de cette empreinte avait été
suivie de neuf cadavres en neuf jours. Il
fouilla les poches.
– Contenu des poches : un
canif ébréché, un mouchoir, une blague à tabac et une pierre d’amorce.
– M’est avis que le tabac doit
plus être bon ! s’amusa Larsen.
Il se rembrunit sous le regard
noir de son supérieur.
– Prenez quelques hommes avec
vous et faites le tour des quais. Vérifiez si quelqu’un a vu quelque chose
cette nuit. Je prends deux hommes avec moi. Nous interrogerons l’équipage de
son navire.
– Vous allez à la pêche aux
infos, patron ?
– Gardez vos blagues douteuses
pour vous caporal…
Henrik se releva en grimaçant et
ajusta sa veste. Il désigna deux solides gaillards de son escouade et donna ses
consignes. Le corps serait porté à la morgue et examiné. Il mena ensuite ses
acolytes vers la capitainerie. Une jeune employée déférente indiqua
l’emplacement de la Mouette Rieuse. Le
capitaine la remercia et repris son chemin avec ses miliciens.
Après quelques rues, le front de
mer s’anima. De nombreux navires revenaient d’une pêche de nuit et les caisses
et tonneaux de poisson s’accumulaient. Les cris des débardeurs masquaient les
grincements des cordages. Le vent apportait des parfums iodés entremêlés de
sueur rance. Ce quai accueillait uniquement les bateaux de pêche. Il fallait
traverser le pont vers le quartier des marchands, de l’autre côté de
l’embouchure des fleuves, pour trouver les grandes caravelles et frégates venues
de l’autre côté de l’océan, avec leurs cargaisons d’épices.
La foule grossissait à l’approche
du marché au poisson et les soldats jouèrent des coudes afin de fendre la masse
de badauds. Le trio parvint à éviter un encombrement de charrettes lourdement
chargées de ballots et de caisses de sardines. Des gamins dépenaillés courraient
partout, affairés. Des porteurs de messages, mais aussi quelques habiles
vide-goussets. Le long des bâtiments, des changeurs pesaient les pièces d’or et
d’argent, accompagnés de notaires à la mine sévère. Quelques gros bras
menaçants veillaient à la sécurité des notables et au respect des contrats.
Maîtres pêcheurs et grossistes s’accostaient, négociaient, parvenaient à des
accords à l’aide de signes de tête, froncements de sourcils et gestes discrets.
Tout se scellait d’une rude poignée de main, avant de se confronter aux
juristes, puis de fêter le tout dans une taverne.
Henrik s’étonnait toujours de ce
jeu de dupes. Chacun tentait de soutirer à l’autre quelques pièces. L’un
vantait les mérites de sa pêche, la plus extraordinaire du monde ; l’autre
trouvait à y redire, inspectait yeux et ouïes, se lamentait des temps
difficiles, dans le but de faire baisser le prix. Un ballet bien réglé,
songea-t-il.
Henrik et ses hommes finirent par
arriver auprès de la Mouette rieuse. Quelques
marins blasés étaient accoudés au bastingage et s’échangeaient une blague à
tabac.
– Ola du bateau ! Vous êtes
de la Mouette rieuse ? lança
Henrik.
– Ouais, qui demande ? répondit
un marin balafré.
– Le guet de Stralsund. Il semble
que nous ayons trouvé votre capitaine en fâcheuse posture.
Le marin blêmit et se tourna vers
ses acolytes.
– Fâcheuse posture ?
Qu’est-il arrivé au vieux Joe ?
– Du genre flotter la tête en bas
dans la mer, rétorqua Henrik. Quand l’avez-vous la dernière fois ?
– Il est mort ?
Les yeux des marins s’arrondirent
d’effroi.
– Qu’est-ce qu’on va
devenir ? Comment c’est arrivé ?
– Je l’ignore. Répondez à ma
question.
Visiblement sous le choc, les
trois marins secouaient la tête.
– Il est parti hier en soirée
avec sa bourgeoise et un notaire négocier la pêche du jour. Il nous avait donné
quartier libre et on devait reprendre la mer demain matin. Il paraissait assez
content de lui, plus jovial que d’habitude.
– Vous savez pourquoi ? demanda
Henrik.
Les marins, gênés, hésitèrent.
Ils se regardèrent, puis l’un hocha la tête et un autre se lança dans
l’explication.
– Ben, on fait de la pêche, mais
pas seulement… On sera pas ennuyés ?
– Ma parole. J’enquête sur un
meurtre, vos histoires de mer regardent la capitainerie du port.
– Bon, les temps sont durs…
Disons qu’on ramène pas qu’du poisson, commença le marin le plus âgé. Il arrive
qu’on fasse relâche dans les îles du sud, genre Safran… et qu’on y prenne què’ques
caisses, rapport au capitaine qu’est copain avec un notaire, du genre qu’on
aime pas trop embêter…
– Ce notaire, il vient des îles
du sud aussi, je suppose ?
– Ouais, confirma le deuxième
marin. Un type glacial. Me file les j’tons chaque fois que je l’vois.
– Pour sûr, frissonna le
troisième. Grand, maigre, tout pâle, que c’est pas naturel. Réglo côté
commandes hein, mais un regard bizarre quand on en ramène moins que d’habitude.
– Vous sauriez où je peux le
trouver, ce notaire ?
– Ben, il a une étude dans la rue
de la Limande. J’ai accompagné Joe une fois, porter une petite caisse, mais
chai pas comment il s’appelle.
Le marin se gratta la tête.
– La porte était peinte en bleu,
ça m’a marqué passque c’est pas fréquent dans le quartier.
– Merci bien. J’ai bien peur
d’avoir à vous demander de ne pas quitter la ville pendant quelques jours. Il
est possible que nous devions encore vous parler le temps de boucler l’enquête.
Les marins baissèrent la tête,
dépités.
– Trouvez qui qu’c’est qu’a tué
le vieux Joe, cap’taine. C’était un bon patron.
Henrik opina, et se dirigea vers
le marché au poisson, talonné par ses deux adjoints. La conversation tournait
sans fin dans sa tête. Un notaire des îles du Sud, et un maître pêcheur tué par
une corde d’étrangleur de la même région. Raccourci facile, peut-être trop. Des
caisses de contrebande et une noix de muscade. Il imagina sans peine
l’histoire. Un maître pêcheur et un notaire s’associaient dans le but de contourner
les guildes des marchands d’épices. Ils faisaient passer en douce quelques
marchandises de prix sans payer la patente de maître marchand, ce qui évitait
de devoir payer un emplacement sur l’autre quai, bien plus coûteux. Restait le
mobile du meurtre. Lors du siège de Kalandra, le tueur à la corde d’étrangleur
avait un objectif évident : briser le moral des défenseurs de la
place-forte et affaiblir le commandement, en ciblant les officiers. Ici,
l’assassin visait-il la prise de contrôle du navire ? Ou s’agissait-il d’une
simple vengeance personnelle ? Peut-être le maître pêcheur avait-il ramené
un objet important, et s’était fait éliminer pour ne pas laisser de traces…
La rue de la Limande se situait à
quelques encablures du marché. Son étroitesse ne permettait pas à deux
charrettes de circuler. Les piétons devaient souvent s’aplatir le long des murs
pour laisser le passage, ce qui avait donné le nom à la rue. Henrik évita
quelques tas de boues indéfinies et distingua une porte bleue.
Rompu à l’exercice, Henrik envoya
l’un des soldats, Michel, contourner le pâté de maison, vers l’arrière de
l’étude du notaire. Bloquer la fuite d’un suspect faisait partie des tactiques de
base. Il tenta d’observer l’intérieur de la pièce à travers le verre grossier
de la fenêtre, mais ne distingua pas grand-chose, à peine une impression de
mouvement. Les blocs de verre, crasseux, ne laissaient pas filtrer la lumière.
– Prépare-toi Pieter, murmura-t-il à son adjoint. Je
pressens des ennuis.
Le jeune soldat hocha la tête et
sorti sa matraque. Il ajusta son casque. Grand et solidement bâti, il avait
l’habitude des situations difficiles. Henrik lui donna un dernier conseil.
– Si l’étrangleur est dans la
pièce, prend garde. Ces hommes sont vifs comme l’éclair. Prépare un foulard
autour de ton cou, cela retardera les coupures s’il te surprend. Au premier geste, relève ton poignet vers ta
gorge. Il faut bloquer son mouvement.
L’adjoint opina et prépara son
foulard, sur le modèle d’Henrik. Celui-ci regretta d’avoir omis d’avertir le
soldat qui attendait de l’autre côté. Il faudrait maîtriser le suspect
rapidement si la situation dégénérait.
Henrik se mit d’accord avec son
assistant d’un regard et frappa à la porte. D’une voix forte, il annonça :
« Au nom du Guet, ouvrez ! »
Un vacarme se fit entendre et
Henrik indiqua à son adjoint d’enfoncer la porte. Fort heureusement, le bois
était vermoulu et le montant céda du premier coup. Ils se ruèrent à
l’intérieur. Un homme au pourpoint noir surmontait une femme cramoisie, qui
tentait désespérément d’arracher la corde autour de son cou. Henrik et son
acolyte se précipitèrent et le jeune soldat devança son chef. L’assassin
esquiva la matraque et parvint, dans le mouvement, à briser le cou de sa
victime qui s’écroula tel un tas de chiffon. D’un geste fluide, l’homme libéra
sa cordelette et en lança une extrémité au visage de Pieter. L’embout fit le
tour du cou du soldat, mais Henrik, en couverture, avait anticipé et lancé un
tabouret en direction du meurtrier. Touché aux côtes, il ne parvint pas à
reprendre sa cordelette. Il mit un genou à terre. Pieter en profita et lui asséna
un coup violent au visage. L’homme s’effondra.
Haletants, Henrik et Pieter ligotèrent
le tueur à l’aide de la cordelette. Le capitaine grimaça, le souffle court. Il
vérifia le pouls de la femme, sans se faire d’illusion : l’étrangleur
n’avait pas échoué. Il laissa Pieter ouvrir la porte du fond et appeler son
collègue afin de conduire l’homme en noir au poste du Guet. Selon toute
logique, la victime était l’épouse du maître-pêcheur. Le meurtrier était-il le
notaire ou un autre homme ?
Henrik inspecta rapidement la
pièce. Il faudrait envoyer un expert analyser les livres de comptes, dans l’espoir
d’y trouver un détail qui expliquerait un tel geste. Il connaissait bien ce
type de criminel, qui préférerait se laisser mourir que de livrer la moindre
information. Les marins de la Mouette
rieuse devraient permettre d’identifier la malheureuse, et, avec un peu de
chance, son assassin.
***
Les rayons du soleil percèrent
les rideaux ajourés du logis d’Henrik. Cette fois, le capitaine s’apprêtait
déjà. La chemise boutonnée jusqu’au col, il attacha ses cheveux en catogan,
puis enfila sa veste d’uniforme. Il grimaça à nouveau lorsque la douleur dans
sa poitrine se réveilla. Passer le bras en arrière le torturait toujours
autant.
Il sortit, ferma sa porte à clé
et se dirigea en sifflotant vers l’échoppe située en face de chez lui. Les
odeurs de pain frais dominaient enfin les remugles de la chaussée salie par les
seaux d’aisance. Au loin, le soleil levant et un ciel sans nuage annonçaient
une journée agréable. Les teintes rosées de l’aube coloraient la rue. Henrik
entendit rire et chahuter. Des jeux d’enfants matinaux masquaient les premiers
appels des camelots et les cris des mouettes.
– Ola l’aubergiste ! Un
pichet de vin aux épices et une miche de pain au curry, s’il te plait, lança
Henrik au tenancier.
–Bonjour capitaine ! C’est
que… je n’ai pas été livré en cannelle cette semaine, mais je peux vous
proposer un rouge des coteaux de l’Ouest, goûteux et savoureux, au même prix.
– Soit, va pour le rouge.
Henrik lança quelques piécettes,
s’attabla et entama son quignon. Le pain frais croustillait. La mie aérée et
parfumée lui mettait l’eau à la bouche, mais quelque chose l’intrigua.
– Il n’a pas beaucoup de goût,
remarqua-t-il. Tu as eu la main légère sur le curry.
– Ah ! Nous avons eu aussi
des soucis de livraison… A dire vrai, les stocks s’épuisent !
– Pénurie d’épices ? Tu as
omis de payer tes factures ? demanda Henrik.
– Non monseigneur, mais je n’ai
aucune nouvelle du marchand habituel se lamenta l’aubergiste. J’ignore si ses
navires sont arrivés, tout est fermé et les commis ne répondent pas…
– Où tient-il boutique, ton
grossiste ?
– Dans le quartier de la Stral, à
l’angle de la rue de la Harpe et de la rue de la Fosse. Il s’appelle Gianelli.
Il a un comptoir dans les îles de l’Essaim et paie un capitaine pour faire
l’aller-retour régulier. Mais quand je vais dans le quartier, tout le monde
m’évite et murmure des choses incompréhensibles.
– Curieux. Ce n’est pas vraiment
ma juridiction, mais j’irai demander au capitaine de quartier s’il a entendu
parler de quelque chose.
***
Henrik remercia l’aubergiste et
quitta la taverne, pensif. Il retint péniblement une nouvelle quinte de toux,
puis se dirigea vers le poste de guet. Son repas trop fade ne l’avait pas
vraiment rassasié. Alors que ses chaussures martelaient le pavé, ce pain sans
saveur lui laissait un goût amer dans la bouche. Pourquoi diable personne ne
répondait-il aux questions ?
Le ciel bleu et le soleil
éclatant ne lui apportaient plus aucune envie de siffloter. Les rayons de plus
en plus chauds paraissaient même le menacer. Henrik entendit à nouveau des cris
d’enfants, mais son esprit ne les traduisit plus en rires, cette fois. Des cris
d’horreur, d’agression. Comme si un drame se nouait là, à deux pas de lui. Il commença
à respirer plus fort. Sa douleur aux côtes se réveillait.
Il tourna à gauche dans la rue de
la Serpe et son pied s’enfonça dans quelque chose de mou. Il sursauta,
imaginant le pire. Il ne s’agissait que d’un pavé manquant, un trou rempli
d’eau par l’averse de la veille. Henrik reprit son chemin, soulagé. Il se
demanda pourquoi tout le monde tournait le dos au tavernier. Une explication
tout simple devait exister. Le marchand était parti avec le capitaine et le
navire avait été retardé par les tempêtes des derniers jours. Evidemment !
Henrik reprit contenance. Après une centaine de pas, alors qu’il tournait à
droite dans la rue des Forgerons, il songea que les assistants du négociant
auraient su s’il s’était absenté. Or, ils étaient introuvables.
La chaleur s’accentuait,
étouffante. Une odeur de charogne régnait dans la ruelle. Un rat crevé traînait
le long d’un mur. Soudain, ce petit cadavre lui rappela inexplicablement le
siège de Kalandra et son sang ne fit qu’un tour. Glacé, il chancela et dû s’appuyer
sur le mur d’une maison. Il s’arrêta et revit ce jour d’été. Son caporal hagard
lui avait annoncé la découverte d’un corps atrocement mutilé. Personne n’avait
rien vu. Personne ne parlait. Tout le monde fuyait les regards des soldats. Des rumeurs de magie noire circulaient à mots
couverts, des mots souvent incompréhensibles.
Mais ici ? A
Stralsund ? Ce n’était qu’un petit souci d’approvisionnement d’épices, pas
un meurtre rituel. Rien n’indiquait que le sort du marchand eut été funeste.
Henrik se redressa. Il lissa les manches de sa veste et se passa les mains dans
les cheveux. Il reprit sa marche. Son pas s’accélérait néanmoins et,
inconsciemment, il changea son parcours. Il se sentait appelé. Comme si le
phénomène se répétait. Il avait déjà vécu cette scène. Le bruit de ses talons
rythmait son souffle sifflant, cadençait sa mémoire, qui lui offrit un
kaléidoscope d’images. Kalandra. La foule qui détournait la tête et lui
tournait le dos.
A l’instar de cet homme vêtu de
bleu, ici, à Stralsund, fondu dans l’ombre, qui semblait fuir son regard et
entrait dans une boutique. Peut-être savait-il quelque chose ? Henrik
tendit la main, hésita à l’interpeler, puis se souvint qu’il n’était ni à
Kalandra, ni dans le quartier marchand. Ce n’était pas ici que le négociant en
épices manquait à l’appel. L’ancien soldat s’arrêta à nouveau, hanté par un
cadavre tombé en poussière depuis des années. Jamais il n’avait pu effacer
l’image de ce pentagramme. L’odeur de pourriture dans un entrepôt sordide. Ces
organes répartis dans de petits bols. Chaque bol rempli d’épices. Chaque épice
associée à un organe précis. Des épices qui manquaient, ici, à Stralsund.
Mais ils avaient arrêté le
coupable, n’est-ce pas ? Henrik fronça les sourcils et accéléra encore sa
marche. Le sang battait dans ses tempes. Il lui fallait en avoir le cœur net.
Voir de ses yeux les regards le fuir, entendre les murmures, constater le
silence et la peur. L’aubergiste se méprenait sans doute. Le marchand avait
juste pris la fuite avec sa maîtresse. Rien de plus. Pas de bougies placées à
la pointe des flèches dessinées à la craie. Pas d’offrandes à des dieux
malades. Pas ici. Juste un pain manquant de curry.
***
Le capitaine traversa le pont qui
enjambait les deux fleuves vers le quartier des marchands. Il s’arrêta un
instant, fasciné par la vision du port. Une forêt de mâts émergeait, témoignage
du nombre de navires à quai. Au loin, sur l’horizon, on distinguait une noria
de nefs, caravelles ou brigantins, dont les voiles hachuraient la ligne
démarquant le ciel et la mer. Henrik aperçut une galère avançant par à-coups au
rythme de ses rameurs. Lorsqu’il mit le pied sur l’immense quai, une foule
bigarrée l’attendait. Costumes étranges et langages inconnus l’invitèrent au
voyage. Des caisses, des tonneaux et des charrettes transformaient la place en
un marché à ciel ouvert où s’échangeaient les grains et les légumes, les fruits
et les fromages, le sucre et le sel. Les produits tinctoriaux s’arrachaient sur
sa droite. Indigo, alun, vermillon coloraient les étals. Les odeurs de camphre,
d’encens et de myrrhe dominaient les senteurs d’épices et d’herbes aromatiques,
débarquées après des semaines de voyage depuis le continent sud. Des fortunes
se faisaient et se défaisaient à deux pas. Pourpre, ivoire, or et argent
étaient protégés par de petits groupes de mercenaires à l’air sinistre. Hommes
et femmes se pressaient devant des autruches, chameaux et gazelles, destinés
aux parcs des puissants. Henrik ne savait plus où donner de la tête dans toute
cette agitation et ce bruit, happé par les appels des recruteurs, des camelots,
mais aussi les rires des badauds distraits par les facéties des saltimbanques.
Une femme en robe rouge vantait les mérites de brocarts et mousselines, un
homme basané à la tunique verte présentait des peaux venues de la lointaine
Hoorn. Draperies de Kimberley, bois précieux de Delta, cristaux de Narval… Les
richesses du monde se trouvaient ici, à Stralsund, dans un tourbillon qui
donnait le vertige, étouffant de bruits et fragrances rares. Traverser cette
horde de marchands et de curieux, de commis et de marins à la recherche de
tavernes ou de filles, c’était comme fendre la houle.
Henrik atteint enfin le poste de
guet du quartier des Marchands. Laissant derrière lui un brouhaha riche de
mille transactions. L’ancien soldat reprit son souffle, les mains machinalement
posées sur ses cotes douloureuses. Une fois son calme retrouvé, il poussa la
porte. Un milicien blasé patientait derrière un comptoir et orientait mollement
les quelques requérants. Henrik se présenta en tant que capitaine du guet,
quartier des Pêcheurs, et demanda à voir son homologue. Le planton se redressa,
lissant avec panique son uniforme. Il indiqua un fauteuil en bredouillant et se
dirigea à toute vitesse vers le bureau de son supérieur.
Henrik s’assit et tendit la main
vers une table basse, sur laquelle trônait la gazette du jour. Il déplia les
feuilles froissées, les yeux dans le vide, l’esprit ailleurs. Il repensait
encore au siège de Kalandra et à ses scènes macabres. A ce cadavre atrocement
mutilé, qui lui revenait sans explication en tête lorsqu’il songeait à se
commerçant disparu. Soudain, son regard tomba sur un entrefilet qui attira
son attention.
DOROTEA
TAORMINA, UNE VOIX EN OR
La
chanteuse Dorotéa Taormina se produira ce mardi soir dans la célèbre auberge du
Pavillon d’or, pour une prestation unique. Ce concert exceptionnel sera le
premier donné par l’artiste depuis deux ans. Bien connue des amateurs de
musique grâce à son œuvre « Loin des yeux », la native de Kalandra
avait échappé de peu à la mort il y a dix ans lors du terrible siège. Un drame
qui l’avait profondément marquée et inspiré. Nombre de ses chansons y font
d’ailleurs référence, à l’instar de la très sombre sonate « Les larmes
d’Icare ». Dorotéa Taormina vit depuis quelques mois à Stralsund, sous la
protection du marchand d’épices Tulio Gianelli, généreux mécène et propriétaire
du Pavillon d’Or. Renseignements et réservations à l’auberge.
Henrik reposa la gazette, les
yeux grands ouverts. Une native de Kalandra, ici, à Stralsund ? Et proche
du marchand disparu ? La coïncidence se révélait troublante. Assister à
cette représentation s’imposait. Et, plus encore, discuter longuement avec
cette chanteuse.
Le planton s’avança avec
inquiétude et dirigea Henrik vers le bureau du capitaine De Jong. Ils
empruntèrent une volée de marches grinçantes, puis un escalier menant au
deuxième étage. Le soldat frappa à la porte, s’effaça et laissa les deux
officiers face à face.
-
Bonjour, Henrik. Que vous amène-t-il ici ?
lança sèchement De Jong.
-
Salutations, capitaine. Vous avez bien meilleure
mine que la dernière fois.
Haussant les sourcils, De Jong se
lança dans une longue explication de ses malheurs. Victime d’une mauvaise toux,
puis d’un mal de dos, il se remettait à peine d’une cheville douloureuse.
L’homme était de la même taille qu’Henrik, mais bien plus musclé. Les cheveux
gris, il dirigeait le guet des Marchands depuis dix ans. Sa réputation de
malade imaginaire le précédait. Celle de laxisme, voire de corruption, également.
La péroraison durait sans
qu’Henrik ne parvienne à l’interrompre. Il finit par rebondir sur une phrase.
-
En parlant de médication, vous connaissez sans
doute les vertus curatives de la coriandre ? J’ai entendu parler d’un
marchand spécialisé en la matière, un natif des îles du Sud… Voyons…
Givonali ? Givali ?
-
Ah, vous parlez sans doute de Gianelli !
Une personnalité des quais ! Figurez-vous que cet homme est né dans les
îles du Sud, à Coriandre justement. Littéralement né dans le ruisseau ! Sa
mère était l’une de ces catins que l’on trouve à foison dans ces bouges
infâmes, de ceux que nos dirigeants mollassons tardent à raser, maugréa-t-il.
Son père… Bah, qui sait qui il était. Toujours est-il que ce Gianelli a
construit son empire à partir de rien. Aujourd’hui, il dirige une maison de
commerce, possède sa propre flottille de cinq navires de bon tonnage, et
quelques auberges. Sacré personnage !
De Jong aimait s’écouter parler.
Il continua de longues minutes à distiller des anecdotes sur les exploits du marchand
avec un plaisir manifeste. L’officier se régalait toujours face à un auditoire
respectable. Entouré du bas peuple toute la semaine, la visite d’un égal lui
permettait enfin d’entretenir une conversation civilisée. Henrik opinait aux
brefs temps faibles du récit, relançant adroitement son interlocuteur d’une
petite exclamation ou d’une courte question.
-
Ainsi, ce Gianelli détient un entrepôt ici
même ? l’avez-vous rencontré récemment ? interrogea-t-il.
Cette entrée dans le vif du sujet
échappa à De Jong.
-
Non, je dois dire que je ne l’ai pas côtoyé
depuis quelques semaines.
Il fronça ses sourcils épais,
devinant soudainement l’intérêt de son homologue.
-
Pourquoi cette question ?
-
Ma foi, l’un des aubergistes de mon quartier m’a
signalé une pénurie d’épices due à un souci d’approvisionnement auprès de ce
Gianelli. Il semble que personne ne sache où se trouve le marchand. Il se
heurte à des portes closes et à des mines renfermées.
De Jong
demeura muet lui aussi, mais son regard se durcit. Bouillant, il prit une
grande inspiration et s’écria :
-
Ne tenteriez-vous pas d’enquêter sur mon propre
terrain ?
Face à ce taureau fulminant,
Henrik sentit qu’il était allé trop loin. Il s’efforça de le rassurer. Il lui
expliqua qu’il portait simplement à sa connaissance une inquiétude fort
légitime de l’un de ses administrés, un ami presque. Il raconta avec un air
détaché et affable la longue pratique de cette auberge bien tenue. « Je
n’y connais rien au monde des marchands d’épices ! », ajouta-t-il en
riant. De Jong paru se radoucir, mais restait méfiant.
-
Gianelli organise bientôt un concert,
lâcha-t-il. Il serait étonnant qu’il n’y assiste pas. C’est sa maîtresse qui
chante. Une beauté de Kalandra.
***
Dès sa sortie du bureau de De Jong,
Henrik reprit ses réflexions. Ce Gianelli était donc une figure des quais,
connue et reconnue. Comment un propriétaire d’auberge et de plusieurs navires
pouvait-il disparaitre sans que cela n’arrive aux oreilles du guet ? Un
tel personnage avait probablement des relations haut placées. On l’imaginait
sans peine impliqué dans les guildes de marchands d’épices. Sans doute était-il
un membre actif du consulat de son île natale de Coriandre. Où diable était-il
passé ?
Henrik se mordait la lèvre, tout
en avançant d’un pas décidé. Chaque enjambée scandait la même question :
pourquoi personne ne réagissait-il ? Il énuméra un commerçant évaporé, des
employés terrorisés, des clients sans information. Henrik évita
rageusement une carriole brinquebalante, remplie de ballots de coton.
Que venait faire ici cette
maîtresse venue de Kalandra ? Une chanteuse traumatisée par le même siège
que lui, Henrik avait vécu. Un conflit atroce durant lequel des événements
étrangement similaires se rappelaient à son souvenir.
Le mauvais pressentiment qui
agitait Henrik depuis que l’aubergiste avait évoqué cette affaire ne le lâchait
pas. Un tueur rôdait dans la nature. L’ancien soldat esquiva encore un mulet chargé
de paniers de fourrage, et reprit sa litanie des questions en suspens.
S’agissait-il de l’original ou
d’un copieur ? Que savait la chanteuse, maîtresse du disparu ?
Pourquoi revenait-elle sur scène après deux ans de silence ? Pourquoi le
guet ne prenait-il pas au sérieux ces rumeurs concernant une personnalité aussi
reconnue ? Visiter l’entrepôt du disparu et se rendre au Pavillon d’Or
mardi s’imposaient. Et tant pis si ce n’était pas sa juridiction.
***
Henrik se dirigea vers la rue de
la Harpe, où se trouvait l’entrepôt de Gianelli. Les regards qui se posaient
sur lui ne le trompaient pas. Hommes et femmes ouvraient de grands yeux ronds,
la bouche béante. Ils tournaient la tête de gauche à droite avant de fuir à grands
pas. Une mère prit son enfant dans les bras, lui cachant les yeux avant de
courir à l’opposée à son approche. L’ancien soldat semblait fendre la foule tel
le Faucheur. Soudain, une femme à la jupe colorée le pointa du doigt,
insistante. Henrik ne comprit pas son dialecte, mais il lui parut qu’elle
désignait quelque chose sur sa poitrine. Il baissa la tête et tenta de
comprendre. Lorsqu’il la releva, la femme avait disparu.
-Serait-il possible que… Non,
tout de même pas…
Il s’arrêta net. Des détails
disparates s’enclenchaient soudain, révélant un curieux tableau. Il y aurait
quelque chose de très important à vérifier rapidement.
Lorsqu’il arriva devant
l’entrepôt, il n’aperçut aucun commis. Le capitaine frappa le battant et
s’écria à plein poumons :
-Au Guet, ouvrez !
Il sentit plus qu’il ne vit le
mouvement de panique derrière lui. Il poussa la porte, étrangement entrouverte.
Un grincement sinistre se fit entendre, puis le bourdonnement de milliers de
mouches. Une odeur de charogne l’assaillit. La même qu’à Kalandra.
***
La grande salle du Pavillon d’or
affichait complet. Les tables rondes s’étaient arrachées en quelques heures.
Impatients, les riches marchands et leur épouses ou maîtresses, qui s’étaient
ruinés pour assister au concert de Dorotéa Taormina, avaient revêtu leurs plus
beaux atours. Il fallait voir… et se faire voir.
Les volets clôturés
assombrissaient la salle. Une centaine de bougies et de candélabres,
transformaient l’ambiance de la scène en intime alcôve. Les ombres qui
grimpaient le long du mur paraissaient elles aussi attendre la diva.
Henrik avait usé de son statut et
de son autorité pour obtenir un siège près d’une colonne, au fond de la salle.
Tapis dans le noir, il observait l’estrade, où un piano semblait toiser
l’auditoire.
Soudain, coupant le brouhaha,
quelques notes s’élevèrent et le silence se fit. Un saxophoniste à la peau
sombre et aux longues tresses surgit sur scène, lançant une mélodie lancinante.
Un autre homme, les cheveux blonds coupés court, entra à son tour, s’assit
auprès du piano et commença son œuvre. Enfin, un contrebassiste au visage
anguleux s’installa sur la droite et donna le rythme. Henrik se laissa porter
par les accords avant d’écarquiller les yeux. Et Dorotéa Taormina chanta.
Des frissons passèrent à travers
le corps de l’ancien soldat. Il eut le sentiment que chaque fibre de son être
avait soudain touché la grâce. La voix de cette jeune femme élancée, au visage
parfait, semblait lui parler. Elle racontait la vie, la mort, les âmes sœurs et
les drames. Elle réclamait de l’amour, fuyait la haine, maudissait la solitude.
Henrik, le souffle court, fut replongé dix ans plus tôt. Kalandra, la famine, la
Faucheuse, la peur. Les larmes aux yeux, il dut secouer la tête pour sortir du
rêve lorsque toute la salle hurla son bonheur et déchaîna un tonnerre
d’applaudissements. Une heure et demie avait disparu de sa vie sans qu’il en
eût conscience, où qu’il s’en souciât.
Dorotéa Taormina quitta la scène,
souriante, lançant des baisers à la foule, un bouquet de lilas à la main. Les
vivats du public conquis assourdissaient le capitaine, qui se sentait aspiré.
Il éprouvait un besoin viscéral de la revoir et de l’entendre à nouveau. La
gracieuse femme qu’il avait contemplée et écoutée dans un silence religieux
avait changé sa vie. Il y aurait désormais un avant et un après le Pavillon
d’Or.
Sonné, il mit quelques minutes à
reprendre ses esprits. C’est alors qu’il se souvint du but de sa venue et un
bloc de glace parut lui glisser le long du dos. Il se hâta vers les coulisses, les
poumons en feu, brandissant son insigne devant un videur et pénétra dans un
autre univers.
Dansant parmi les ombres, il
pressa le pas, esquiva hommes et femmes. Henrik savait que son temps était
compté.
Arrivé devant la porte de la
loge, il tendit l’oreille. Une sinistre mélopée s’insinuait à travers le
battant. Epouvanté, Henrik enfonça la porte d’un coup d’épaule.
La petite pièce était plongée
dans le noir, à l’exception de six bougies au sol, disposées en cercle. Il
distingua rapidement un corps étendu, les bras en croix, avant qu’un homme ne
se jette sur lui, brandissant un poignard à la lame incurvée.
Henrik repoussa le bras de son
agresseur et lança son pied vers le genou. Un craquement déchira le silence et
l’assassin hurla. Déséquilibré, il s’affala et lâcha son poignard. Le capitaine
eut le temps de sortir sa matraque et l’expédia aux pays des rêves d’un coup
sec.
De Jong, capitaine du guet du
quartier des Marchands, s’affala comme un sac d’épices. Henrik se précipita
vers la femme gisant au sol. Dorotéa Taormina respirait encore. Elle paraissait
dormir, le visage apaisé, sereine, gracieuse à la lumière de ces bougies
noires. Droguée, sans doute. Au sol, le capitaine distingua les contours du
pentagramme ô combien familier. Les images d’un cadavre pourrissant à Kalandra
et de celui de Gianelli dans l’entrepôt s’imposèrent à lui. Le souffle court,
il reconnut la mise en scène. Chaque petit bol contenait une épice bien
précise, dans un objectif déterminé. Le parfum de la cannelle lié à la
circulation du sang. Le cumin, pour chasser le démon. La muscade, associée à la
quête de la vérité. Le poivre, favorisant l’équilibre et le curcuma la purification.
Des racines de ginseng à côté de la tête, du gingembre entre les jambes de la
victime, des graines de coriandre afin de révéler ce qui était caché. Henrik
savait tout sur ces plantes, conséquence de son enquête de Kalandra. Il frémit
à nouveau, chassant l’image de cette femme magnifique, rescapée de ce sinistre
tableau.
Il se releva, ligota De Jong à
l’aide de ceintures de la garde-robe de l’artiste et appela un messager, qu’il
envoya quérir des renforts, avant de bercer la chanteuse dans ses bras.
***
L’enquête détermina les motifs de
De Jong. Henrik l’avait soupçonné lorsque la foule avait paniqué à la vue de
son propre insigne. L’apparente nonchalance du capitaine du Guet des Marchands
suite à la disparition de Gianelli l’avait intrigué. Une visite aux archives de
l’Amirauté avait confirmé ses interrogations. De Jong avait servi à Kalandra et
n’avait échappé à des sanctions disciplinaires que grâce à ses relations
familiales. Personne n’avait jamais pu prouver les allégations de corruption,
mais l’homme craqua, et avoua son association avec Gianelli dans le cadre d’une
contrebande d’épices. L’associé était devenu trop gourmand. De Jong avait alors
rencontré Dorotéa Taormina et l’affaire de Kalandra lui était revenue en
mémoire. Il avait cherché à masquer son forfait sous une couche d’ésotérisme,
dans le but d’intimider ses complices. L’appât du gain, à nouveau, expliquait
un crime sordide.
***
Quelques voiles apparaissaient
sur la ligne d’horizon. Le soleil se couchait sur les quais et les navires
dentelaient la lisière entre le ciel et la mer.
Attablé à la terrasse d’une
auberge à la mode, Henrik attendait, fébrile. Il avait revêtu son plus bel
uniforme et pris le temps de se rendre chez un barbier. Sur la table, trois
bougies éclairaient un petit bouquet de lilas.
Soudain, il la vit. Dorotéa
s’avançait à travers la foule, qui s’écartait inconsciemment, lui laissant
libre le passage. Elle lui sourit, et, pour Henrik, le monde éclata de lumière.
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