Le sable crissa sous ses pieds. En dépit de ces appuis difficiles, Karsten Levin accéléra. Sa course vers la droite n’échappa pas à son adversaire, mais ce dernier ne s’attendait pas à un changement de direction. Un pas vers la gauche, trois pas enchaînés et le défenseur, pris à contre-pied, ne parvint pas à reprendre l’équilibre.
Karsten s’échappa, balle à la main. Une simple boule de bois polie, glissante en temps de pluie et lourde. Mais il avait l’habitude. Les mains fermement ancrées, il conserva la possession du totem, et pénétra dans le camp adverse.
Sa course fit se lever une partie du public et un “olé!” se fit entendre. Surexcitée, la foule l’acclama et cria son nom. Un regain d’énergie le gagna. Euphorique, il déborda un nouvel adversaire, mais ne vit pas arriver celui sur sa gauche. Le cognard adverse le percuta et il chuta lourdement sur le sol de terre battue. Le totem lui glissa des mains et fut récupéré.
-Relève-toi ! Hurla un coéquipier.
Karsten vit quelques étoiles alors qu’il s’efforçait de se remettre sur ses pieds. “Erreur de débutant”, se maudit-il. Il courut reprendre sa place en défense.
La partie durait depuis une heure. L’arène de Stralsund était copieusement garnie pour ce match entre les Pêcheurs et les Artisans. Les deux équipes de quartier tenaient le haut du classement. Le vainqueur du jour prendrait une option sur le trophée de la saison, et les honneurs qui allaient avec. Pour les Pêcheurs, l’équipe de Karsten, la victoire revêtait une importance capitale. Ils représentaient l’honneur du quartier le plus défavorisé. Pour la douzaine de joueurs, l’espoir de quelques mois plus aisés, grâce aux primes obtenues.
La “balle en main” faisait rêver de nombreux gamins. Ce loisir entre marins avait pris une importance surprenante dans la vie quotidienne et, en quelques années, ses règlements s’étaient codifiés, fixés, et toute une organisation était apparue. Certains avaient senti le potentiel économique. Les marchands ambulants profitaient de chaque rencontre pour écouler leurs stocks de boissons et de repas rapidement préparés. Les guildes de quartier avaient elles aussi choisi de s’emparer de la chose, dans une rivalité moins symbolique qu’il n’y paraissait. La ville elle-même contribuait, avec la construction de cette piste entourée de gradins de bois sur un terrain vague le long du Sund, au coeur de la cité marchande. Les rumeurs se multipliaient sur un projet d’envergure, en pierre, avec des gradins plus hauts et plus nombreux.
Les règles étaient simples. Deux équipes de douze joueurs s’opposaient sur un terrain circulaire d’une centaine de pas de diamètre. Vingt mannequins jalonnaient la circonférence, dix de chaque côté, en demi-cercle. Le but était de faire tomber ces figurines à l’aide d’une balle de bois dur, le totem. La première équipe à en faire tomber dix remportait la partie.
Karsten s’entraînait depuis tout petit, lançant des billes de bois de plus en plus lourdes, visant des objets. Il avait brisé bon nombre de fenêtres et assommé quelques copains d’enfance. Lorsqu’il avait été invité dans l’équipe du quartier, l’émotion l’avait emporté. La fierté, aussi.
Mais la perte de cette balle risquait de coûter cher. Il se précipita dans la mêlée et, après quelques coups de coude et duels accrochés, parvint à bloquer un lancer adverse. Il poussa un grognement de douleur lorsque le totem percuta ses côtes. Le souffle coupé, il se plia en deux, mais parvint à repousser la balle et à la faire rouler vers un coéquipier. Son camp repartit à l’attaque.
Un genou au sol, Karsten entendit la foule rugir de fureur lorsqu’un nouveau contact appuyé envoya valser un Pêcheur. Les Artisans avaient choisi une tactique particulièrement physique aujourd’hui…
Le jeune homme grimaça en se relevant. Chaque inspiration lui envoya une décharge de douleur. Probablement une côte cassée ou fêlée… Il essuya un filet de sueur avec sa manche et repartit péniblement au combat. Sa tunique rouge et son pantalon de toile bleue rêche lui collaient au corps. Il accéléra et appela un équipier. Celui-ci le repéra et lui lança le totem. Karsten visualisa le terrain : il restait trois cibles à l’opposée. Il faudrait en faire tomber deux pour remporter la partie. Malheureusement, une partie des Artisans faisaient bonne garde et il devrait tenter d’attirer une partie des défenseurs sur lui avant de les piéger en renversant le jeu.
Karsten fit un signe de code de la main. Il avait mis au point un système de communication et son camp s’était entraîné dur afin de mettre en place quelques schémas de déplacement. Il courut sur la gauche avant de se lancer dans un mouvement tournant en direction de la cible la plus éloignée et la moins gardée. Il espéra que les Artisans imagineraient qu’il suivait là la solution logique.
Fort heureusement, deux adversaires mordirent à la feinte et se précipitèrent. Karsten obliqua dans leur direction, ce qui les déstabilisa, et banda ses muscles afin de digérer l’impact. Il conserva les deux bras sur le totem, collé au corps, et propulsa le premier joueur au sol sous l’impact. Le second le freina bien plus, mais il glissa sur la terre battue et déséquilibra à peine Karsten.
Les Artisans dépêchèrent un autre costaud face à lui. Ses coéquipiers se déployèrent selon la tactique prévue et il prit la défense à revers d’un lancer puissant et précis vers Kiefer, au moment même où le joueur d’en face le jetait au sol. Kiefer s’empara de la lourde balle de bois sans faillir : le surnombre était créé et un paquet de cinq Pêcheurs se forma. Les joueurs enfoncèrent une défense adverse en infériorité numérique. Kiefer ne manqua pas la cible et son lancer renversa l’un des mannequins sous les acclamations de la foule.
Les joueurs crièrent de joie et se rassemblèrent, se tapèrent dans les mains.
-Plus qu’un les gars ! On reste concentrés, c’est pas fini ! Tempéra Karsten.
La fatigue le gagnait. Le terrain sablonneux exigeait des efforts intenses pour ne pas glisser. Il ne sentait plus ses muscles et une pointe irradiait dans son sternum. Il avait du mal à rester concentré, l’esprit cotonneux. Lorsque les Artisans lancèrent la phase de jeu, il serra les dents et repartit au duel.
Il bloqua un grand type blond élancé qui cherchait à déborder sur sa droite. L’épaule de l’Artisan s’enfonça dans sa poitrine, en plein sur la côte douloureuse. Karsten hurla sa souffrance et, rejeté au sol, ne put rien faire. Ses coéquipiers s’efforcèrent de compenser et l’action devint confuse. Le public en feu chantait les noms des joueurs et des équipes sans aucune organisation. La cacophonie régnait dans l’arène, au public partagé équitablement entre les deux camps.
Karsten parvint à se remettre debout, la main sur la poitrine. Des étoiles dansaient devant ses yeux, mais il refusa de sortir du terrain. Lorsque les Artisans renversèrent une nouvelle cible, l’intensité monta d’un cran dans les gradins.
-A nous de jouer, les gars. C’est notre moment ! On a bossé dur pour ça, on ne va pas laisser ces grandes gueules nous rabaisser encore !
Son discours de motivation fit hocher la tête de ses amis, qui raffermirent leur résolution.
Dès l’engagement, les Pêcheurs mirent toute leur hargne, leur colère et leurs espoirs sur le tapis. Ils laissèrent leurs dernières forces dans des courses tous azimuts afin de disperser la défense. Karsten menait le jeu, totem en main, lisant les déplacements de ses amis. Kiefer partait sur la droite, Russell à gauche et ce dernier sembla prendre un pas d’avance. Karsten, sous pression, lança la bille de bois en hauteur et Russell s’en empara. Il courut, poursuivi par trois Artisans, en direction de la dernière cible. Les Pêcheurs prirent la même direction en nombre, ne laissant qu’une poignée de joueurs à proximité de leur dernière cible en jeu. Les Pêcheurs jouaient le tout pour le tout.
Karsten s’avança lui aussi, clopin-clopant. Les élancements dans sa poitrine l’inquiétèrent, mais l’enjeu primait sur tout. Une mêlée confuse s’initia vers la moitié du terrain. Il eut peur que le totem ait changé de camp, mais Russell parvint à se dégager et à le lancer en retrait. Karsten récupéra la bille de bois et se déplaça vers une zone un peu plus dégagée à droite, soutenu par Kiefer. Les deux hommes s’échangèrent le totem, mystifiant un défenseur. Le dernier mannequin n’était plus qu’à une trentaine de pas, trop loin pour tenter un lancer.
Un mur d’Artisans se forma, mais Karsten avait tout lu et sa passe longue vers la gauche retrouva un Russell dégagé de la mêlée. Le public, appréciateur, s’excita : Russell avait du champ devant lui et gagna une bonne dizaine de pas avant d’être freiné. Il eut le temps de ressortir en retrait vers ses coéquipiers. Marcel, Robert et Gunnar joignirent leurs efforts et Karsten fut servi dans un fauteuil. La défense, perturbée par ces attaques asymétriques, ne savaient plus où donner de la tête. Le jeune homme leva le bras et donna tout dans un dernier lancer.
Tout ses rêves, tout ses efforts, toute son enfance miséreuse à écailler du poisson ou à porter des caisses. Tout son bras porta le poids d’un quartier en fusion.
La bille de bois passa par dessus les bras de quelques Artisans et fonça vers sa cible. Elle percuta le mannequin en pleine tête dans un claquement sonore, et ce dernier se renversa.
Le stade explosa. Des cris de liesse et de joie pure résonnèrent dans Stralsund, et le résultat de la partie se diffusa dans la cité à la vitesse de l’éclair.
Karsten leva les bras et les yeux au ciel, un mouvement qui lui déchira les poumons. Il hurla de douleur et s’écroula. Ses coéquipiers, tout à leur bonheur, se précipitèrent et sautèrent sur lui, ce qui n’arrangea rien. Il avait mal. Il était fou de joie. Il ne savait pas trop quelle émotion dominait entre les deux.
Les larmes de Kiefer et Russell, ses compagnons de galère depuis tout petit, valaient tout l’or du monde.
-Aïe, dit-il, écrasé par la masse de joueurs.
On le releva et on le porta en triomphe.
-Les gars… je crois que je devrais voir un soigneur, geignit-il, les nerfs à vif.
Il avait l’impression que du plomb fondu circulait dans sa poitrine. Petit à petit, le monde devint noir et blanc, le son diffus.
Puis il n’y eut plus rien.
Il se réveilla dans un lit confortable, torse nu, une bande blanche autour de sa poitrine et des odeurs de camphre plein de nez.
-Ha, voila le héros du jour qui revient à nous.
Karsten se tourna trop vivement en direction d’une voix flûtée et la tête lui tourna.
-Doucement, vous avez une côte déplacée. Il va vous falloir un peu de repos. Belle partie, au fait.
La médecienne, souriante, rajusta un bandage.
Il était mort, sans aucun doute. Il n’y avait que des anges pour ressembler à cela.
Karsten se renfonça dans son oreiller et s’endormit, épuisé. Dans ses rêves, une arène entière scandait son nom.
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