lundi 11 novembre 2019

Hornqvist (1)


[Cette nouvelle est parue dans le recueil "L'horreur, du roman gothique à Lovecraft" de l'atelier d'écriture du Festival de l'Imaginaire "Autres mondes" de Lambesc en 2017, sous la direction de Pierre Gaulon.


L’éperon rocheux découpait le ciel au détour d’un arbre rabougri. Hornqvist, usé par le trajet, se sentit écrasé par l’apparition de cette masse du fond des âges, ce plan incliné surplombant le fleuve. Le bruit sourd du Sund, rivière brunâtre au débit puissant, masquait le cliquetis des harnais et les grincements du bois des chariots.
La pointe de Karlsson, l’appelait-on. Un massif de granit, une falaise abrupte, qui divisait le fleuve en deux cours d’eau. Une île au milieu de nulle part. Alors qu’une pluie chaude s’abattait sur ses épaules, le jeune officier observait son futur logis avec appréhension. Dans le soleil couchant, la paroi rocheuse prenait des teintes multicolores, où prédominait le noir. Les ombres constellaient la colline et semblaient miter un tissu élimé.
Chaque pas du soldat s’enfonçait dans une masse spongieuse. La rive du fleuve n’était pas sûre. Il s’agissait plutôt d’une sorte de marais putride duquel dépassaient des tiges d’ajoncs et d’où sourdaient des filets de liquide noirâtre. Hornqvist imaginait là le sang d’une terre malade qui s’échappait et fuyait un funeste destin. Les arbres privés de leurs feuilles formaient une colonne de pantins squelettiques, décharnés.

Derrière les gouttes de pluie dont la chute provoquait un bourdonnement presque apaisant, la lune se levait peu à peu au sommet de la pointe. Le soleil disparaissait au fur et à mesure de l’avancée de la troupe, et l’astre nocturne prenait consistance. Striée par l’orage, la lune éclairait d’une lueur palote les flancs du monstre de pierre. Celui-ci prit des couleurs irréelles, comme si un halo l’entourait. Hornqvist eut l’impression que ce bloc sans âge flottait dans les airs, s’envolait et abandonnait le vacarme du fleuve.
Au dessus, des corbeaux planaient. Leurs coassements geignards rythmaient les frissons des hommes et des chevaux.
Soudain, au bout de la pointe, un doigt vengeur défia le ciel et les éléments. Il ne restait plus qu’une tour branlante, autour de laquelle les oiseaux tournaient par trois. L’antique construction, témoin de l’arrogance des hommes, s’agrippait au sommet de la colline. Malgré l’éclairage entre chien et loup, l’officier distingua des hordes de lierre parties à l’assaut des dernières pierres du fortin. “Les hommes passent et la terre demeure”, murmura-t-il, assénant un verdict sans appel sur le bâtiment décrépit.
Pourtant, il aurait souhaité le voir résister, tenir bon face aux ravages du temps. Se maintenir debout, contre vents et marées, tel le bloc de granit sur lequel la tour reposait, et comme le martelait la devise de son unité. Même si les fleuves grignotaient le pied et et les pluies la tête, le colosse de pierre soutenait encore le fragile échafaudage bâti par ses ancêtres.
Les hommes poussaient les carrioles en ahanant. Hornqvist enfonça son pied dans un trou boueux et perdit l’équilibre. Sa lance s’effondra de son paquetage avec fracas. Le fortin, lui, resta debout, et parut le consoler lorsque le sommet des créneaux tutoya la lune, passerelle entre deux mondes.

***

-Si tu n’écoutes pas ta mère, le soldat rouillé viendra te couper la langue !
Combien de fois les gamins du village avaient-ils entendu le vieux Borg prononcer cette phrase ! L’ancêtre et son oeil en moins, sa jambe en bois et sa manche relevée pour dissimuler l’absence d’un bras, perdu à la guerre, moulinait de sa canne en criant après les garnements. Hornqvist et son frère Henrik le connaissaient bien, le soldat rouillé. Le vieux racontait son histoire lors des veillées, celle de ce capitaine courageux qui avait mené son régiment à l’assaut, franchi les forêts, les collines et les montagnes, bataillé les brigands et les malfaisants. Jusqu’au jour où il s’était noyé dans le Sund, à la recherche d’un gué. On disait qu’il en sortait les soirs de pleine lune, et que les grincements de son plastron métallique résonnaient longtemps dans les bois. Le vieux Borg en jouait et ne manquait pas d’effrayer les gamins. Dès qu’ils entendaient le métal frotter derrière eux, les cliquetis les suivre, ils décampaient, affolés, la main sur la bouche pour protéger leur langue. Les adolescents finissaient par s’apercevoir que l’ancêtre cachait dans sa poche une paire de ciseaux rouillés, dont il faisait jouer le mécanisme grippé. Oui, le soldat rouillé, c’était bien là l’un de ces contes de bonne femme destiné à calmer les enfants turbulents.
Pourtant, Hornqvist, même devenu adulte, sursautait encore lorsque deux parties métalliques frottaient l’une sur l’autre. Les dents serrées, il se retournait vivement et s’assurait qu’il n’était pas suivi. Il regardait la lune monter dans le ciel avec appréhension. Un croissant, un quart, une demi… puis la pleine lune. Les soirs d’orage, quand les volets mal huilés claquaient sous les assauts du vent, il ne dormait pas.
Alors s’installer dans une vieille tour branlante au bord du Sund, sur les lieux mêmes de la légende de la mort du soldat rouillé, c’était vraiment tenter le diable.

***
Les barges traversèrent le fleuve avec difficulté. Hornqvist ne ménagea pas sa peine et ajouta sa force à celle de ses compagnons d’infortune, pesant sur la perche de tout son poids. Les flots agités par l’orage malmenaient les soldats et affolaient les chevaux. Les fournitures du régiment manquèrent de verser dans l’opération. Les attaches de cuir grincèrent, mais tinrent bon et ils n’eurent à déplorer que la perte d’un âne de bât, noyé dans un hurlement à déchirer l’âme.
Hornqvist repoussa ses cheveux noirs qui dégoulinaient devant ses yeux marrons. Épuisé, trempé, les muscles brûlants sous l’effort, il dirigea les hommes. Il fallait charger le matériel et entamer l’ascension vers la pointe de Karlsson et sa tour. La ruine ricanait là-haut, sous les vols de corbeaux, chicot branlant d’une bouche édentée.
Les soldats pataugeaient dans une boue infâme à l’odeur d’humus. Les remugles des marais empestaient. Devant lui, Markov, droit sur son cheval, la bedaine débordant de sa veste d’uniforme mal boutonnée, mal rasé, puant l’alcool, attendait. Markov… Le colonel Markov ! Le héros de la bataille du bois de l’Ouest. Le tombeur de Ritinu. Une légende de l’armée. Aujourd’hui dans le même état que la tour. Vieux. Usé. Décati. “Ne joue pas les héros”, disait le vieux sergent d’Hornqvist. Si seulement il l’avait écouté.
Il se trouvait là, à la bataille des Champs perdus, face à son colonel mis au sol par un coup de hache. Hornqvist n’avait pas réfléchi et il avait interposé son glaive et sauvé la vie de son supérieur. Depuis, l’autre le gardait près de lui et le voyait comme un talisman.
A Stralsund, Hornqvist devait reconnaître que cela avait eu du bon. Qu’un poivrot odieux comme Markov eut pu enfanter une douceur telle qu’Inessa… Ah, Inessa ! Sa blonde chevelure contre ses cheveux bruns. Ses yeux bleus qui lisaient en lui avec douceur, perçaient ses défenses et sondaient son âme. Jamais Markov ne tolérerait une telle mésalliance. Un gendre fils de pêcheur ? Hornqvist avait franchi une limite et il se trouvait donc là, puni, devant cet ignoble pourceau qui rotait sa gnôle, à lui obéir et lui témoigner du respect. Un Markov en disgrâce, chargé par Stralsund d’installer un avant-poste au milieu des marais, afin de surveiller les routes commerciales qui descendaient le Sund vers la République maritime. Là-haut, sur la pointe de Karlsson, cette troupe de traîne-savates, de proscrits, de violeurs et de tire-laines devrait rebâtir la tour, créer un camp et surveiller le trafic fluvial.
Les torrents de flotte glacée qui glissaient le long du col de sa veste rappelaient à Hornqvist qu’il s’agissait là d’une mission foireuse. Il ne donnait pas deux jours avant la première désertion. Plutôt mourir dans les bois ou la tourbe, piqué par une bestiole improbable, que de vivre dans ce trou perdu, à creuser des latrines, un puits, des cabanes et des tours, sous les ordres braillards de Markov. Hornqvist aurait du retenir son glaive, ce jour-là. Inessa aurait été orpheline, et lui libre. Pas capitaine, mais libre. Aurait-il cependant connu Inessa ? Trop tard pour ressasser le passé.
Un chariot s’enfonça dans une ornière. Six hommes poussèrent pour le dégager. L’un s’étala dans la boue en jurant. Le chemin à peine éclairé par la lune blafarde sinuait entre les arbres, qui dressaient leurs cimes inclinées par la pente comme pour annoncer la tour. Celle-ci apparut enfin, encore plus décrépite que prévu. Derrière lui, les cliquetis des harnais le rendaient fou. La lune. La flotte. Les grincements. Si seulement le soldat rouillé pouvait le débarrasser de ce foutu Markov.

***
Le lendemain, la troupe harassée fut réveillée par un chaud soleil. Le vent avait chassé les nuages et le ciel bleu mettait en valeur la tour. La pointe de Karlsson consistait en une sorte d’esplanade d’une centaine de mètres de long sur soixante de large. Tout au bout, face à la falaise, la fameuse tour. De chaque côté, il restait deux corps de bâtiments délabrés. Les hommes, rincés par l’orage de la veille, avaient dormi sous des tentes de toile montées à la va-vite. La première journée fut consacrée à un examen minutieux des vestiges.
Hornqvist se chargea d’explorer la tour. Après avoir défriché un chemin dans les herbes folles, il découvrit une porte de bois à moitié pourrie, mais qui tenait encore sur deux gonds rouillés. Il dut forcer afin de l’ouvrir. Le battant libéra l’espace dans un grincement pathétique. Une odeur de charogne l’accueillit. Une bête indéterminée y avait fait son nid et laissé là les reliefs de ses repas. L’arrivée d’une centaine d’humains n’allait sans doute pas lui plaire. Les toiles d’araignée s’accrochaient aux cheveux de l’officier, longs filaments collants qu’il arracha avec agacement.
Le lierre avait gagné l’intérieur de la tour. Des marches de pierres poussiéreuses le guidèrent au sommet. Hornqvist, prudent, mesurait chaque pas. Il sentait sous ses pieds la roche branlante menacer de s’écrouler. Des rais de soleil s’infiltraient par les meurtrières et décoraient les murs de lueurs étranges. La pierre brûlait, désormais. Au sommet, Hornqvist découvrit un panorama impressionnant. Le fleuve serpentait, les marais luisaient au soleil. Le poste d’observation serait idéal. Le point de vue aurait plu à Inessa.
Ils passèrent la première journée à défricher l’esplanade. Des mûriers avaient proliféré. Un figuier immense avait poussé au pied d’un vieux puits délabré. Ils se régalèrent des fruits sucrés. Cela mit les hommes de bonne humeur et égaya leur ration militaire. Petit à petit, les accès aux trois bâtiments se firent plus aisés.
Le deuxième jour, Hornqvist se réveilla à l’aube. Sa tente de toile surchauffée rendait l’atmosphère étouffante et l’odeur de sueur rancie l’avait gêné toute la nuit. Il commença sa journée par ses tâches d’aide de camp : servir l’alcool au colonel Markov. Le gros officier enquillait les verres de gnôle dès l’aube avec un rythme de métronome. Une fois abruti par les vapeurs d’alcool, il laissait tranquille Hornqvist pour le reste de la journée. Celui-ci pouvait alors donner les ordres. Consolider les toits des bâtiments, nettoyer les intérieurs, fixer des tours de garde, assigner les tâches de chacun. Le chaud soleil permettait de conserver une certaine bonne humeur dans la troupe et il n’y eut pas de désertion. Le soir, Hornqvist finissait sa journée par une visite à la tour. La porte béante était surmontée de deux fenêtres. On eut dit qu’il rentrait dans la bouche d’un titan de pierre et parcourait l’escalier vers le sommet du crâne. Il s’habitua aux grincements du battant, aux courants d’air issus des meurtrières, aux éclats colorés du soleil. Il ne restait rien dans les étages. Au sommet, il contemplait le panorama, et apercevait de temps en temps une embarcation. Il imaginait qu’Inessa arrivait, ce qui était bien sûr impossible.
Le troisième jour, après avoir servi l’ivrogne, il mena la troupe lors des exercices matinaux, et chargea une partie des hommes d’abattre quelques arbres. Il souhaitait faire construire quelques bâtiments de plus. Le reste s’occupa à nettoyer de fond en comble les dépendances existantes. Il espérait que la troupe pourrait dormir à l’abri, et ranger définitivement les toiles de tente. Markov, lui, cuva, grogna, et ses rots chargés d’alcool lui donnèrent la nausée. Épuisé par les efforts, Hornqvist s’isolait, le soir, en haut de la tour, et mangeait ses rations en regardant le fleuve. Il connaissait désormais chaque pierre de l’escalier et savait lesquelles éviter.
Le quatrième jour, Markov, réveillé avant lui, beugla jusqu’à ce que Hornqvist vienne lui servir sa gnôle. Ce pourceau infâme l’insulta sans cesse, le traita de foutu pêcheur ignare et incompétent. Hornqvist bouillait et il préféra se réfugier un peu en haut de la tour, le temps d’effacer sa colère. Puis, la troupe termina enfin la construction d’un système de poulies, qui permettrait de monter des charges lourdes depuis les bords du fleuve. Le problème de l’alimentation en eau douce de la compagnie en dépendait.
Le cinquième jour, Hornqvist ne dormit pas de la nuit, gêné par les hululements d’une chouette en chasse, et par un rayon de lune qui s’était infiltré dans le coin du bâtiment qu’il avait choisi. Des rats avaient colonisé l’espace et il avait entendu toute la nuit des pattes galoper dans la terre. Il servit Markov en double dose pour avoir la paix. Le colonel marmonna des propos incompréhensibles, comme d’habitude, parmi lesquels le mot “Ritinu” revint plusieurs fois. Sans doute encore à ressasser ses actes héroïques, si anciens maintenant. Hornqvist détala, fit l’appel et constata qu’un homme manquait. Un dénommé Ashton, que personne n’avait vu partir. Les soldats s’échangeaient des regards envieux. Hornqvist forma un groupe de cinq afin de chercher des traces du déserteur, mais ils ne découvrirent qu’un lambeau de chemise ensanglanté, accroché à un arbre, au bord d’un marais. Pendant ce temps, les hommes consolidèrent le toit des annexes et montèrent une cahute qui abriterait les oiseaux messagers. Il en profita pour rédiger un rapport à destination de Stralsund, et envoya aussi un oiseau pour Inessa. Le soir, Hornqvist pénétra encore dans la tour. Il s’y sentait bien, finalement. Sa porte-bouche l’accueillait comme une amante, le vent dans les yeux-meurtrières lui susurrait des chansons douces, sa lumière le réchauffait, les fleurs du lierre parfumaient son passage, la rugosité de la pierre le rassurait. Chaque bouchée de son rata lui paraissait plus savoureuse, là-haut, face au fleuve.
Le sixième jour, deux hommes manquèrent à l’appel.

***

Le septième jour, il entendit les jurons de Markov avant même que le soleil ne se lève.
-Putain de bouseux ! Foutu baiseur de mérou !
Hornqvist soupira, et, les nerfs à vif, se rua vers le colonel. Le gros type débraillé titubait devant sa tente, une bouteille vide à la main. Hornqvist salua avec rigueur, afin d’éviter un nouveau motif de reproche. Il entendit d’une oreille distraite le colonel se plaindre, qu’il avait vu un soldat traîner avec un vieil uniforme, l’épée à la main. Hornqvist n’y prêta pas attention. Ce vieux porc se croyait sans doute encore à la bataille des Bois de l’Ouest.
Une fois le colonel plongé dans un sommeil d’ivrogne, des ronflements sonores plein les oreilles, Hornqvist respira, fronça le nez aux odeurs de vomi dans la tente de son supérieur. Il préféra décamper. La tour l’appelait. La nuit, à peine troublée par la lune et les étoiles, demeurait silencieuse. Un soldat débraillé ! En pleine nuit… Il songea qu’après tout, des hommes manquaient. L’un des soldats était-il revenu ? Il ignora l’appel de la tour et rejoignit le baraquement à peine réparé. Les hommes dormaient. Seuls trois d’entre eux veillaient, à des points stratégiques du campement. Hornqvist fit le compte. Aucun homme ne manquait. Il rejoignit les sentinelles. La troisième avait disparu.
Son coeur battit la chamade. Il sentit la sueur glisser le long de son dos lorsqu’il entendit le bruit, au loin. Un grincement métallique. Il serra les dents, porta son regard fébrile aux alentours, mais ne distingua rien. Il courut à perdre haleine se réfugier dans la tour. Dans la nuit, à peine éclairée par un feu de camp presque éteint, l’édifice paraissait ricaner. La porte l’avala, les marches branlantes le mirent à mal. Une pierre s’effondra et dégringola dans un fracas à réveiller les morts. Au sommet, Hornqvist sortit sa longue vue et tenta de distinguer quelque chose dans le noir. Un mouvement, n’importe quoi. Il crut apercevoir une silhouette au bord de l’eau, crut la voir disparaître soudain.
Il inspira, longuement, les yeux clos. Le soldat rouillé n’existait pas. Le vieux Borg était mort depuis longtemps avec ses vieux ciseaux. La mâchoire serrée, Hornqvist s’enroula dans sa cape, et chercha le sommeil, caché en haut de la tour.
Le soleil se leva, timide, et l’aide de camp reprit ses tâches, les yeux soulignés de poches noires. La réserve d’alcool du colonel diminuait trop vite. En attendant, le vieux dormait, marmonnait quelque chose au sujet des déserteurs, de Ritinu, les dieux savaient quoi d’autre. Lors de l’appel, il manquait bien un homme, la sentinelle. L’inventaire de l’intendant révéla la disparition de quelques rations et ustensiles. Le soldat avait préféré tenter sa chance dans les marais que de rester là. Les autres s’entre-regardaient et se demandaient qui aurait le courage de le suivre.
Le forgeron s’attelait à sa tâche et le bruit du métal frappant le métal hérissa Hornqvist. Il repensait à la silhouette nocturne, à ce bruit de rouille, à ce mirage aperçu par Markov. Le soldat rouillé n’existait pas, insista son esprit. Sous tension, il levait les yeux vers le sommet de la tour toutes les cinq minutes. Il résistait à l’envie d’écrire à Inessa, mais ne souhaitait pas l’inquiéter.
Alors que les travaux continuaient, l’armurier réparait les arbalètes. Il en vérifiait le mécanisme, qui avait pris l’eau pendant l’orage, et devait être entretenu chaque jour à cause de l’humidité ambiante. Le grincement des armes, le couinement des rouages, poussèrent Hornqvist à fuir, le front trempé de sueur. Les muscles sous tension, le souffle court, il donna d’ultimes consignes pour la journée d’une voix trop aiguë, incertaine. Les hommes hésitèrent, haussèrent les épaules, et se mirent au travail sans grand entrain. Hornqvist, lui, monta en haut de la tour, prétextant une mission de surveillance qui ne pouvait pas attendre. Au sommet seulement il se relâcha. Il inspira, expira doucement, savourant la brise et la chaleur du soleil. Seul, là-haut, dans ce bâtiment qu’il avait fait sien et qui l’accueillait avec douceur.
La porte claqua dans un grincement de rouille et il se retourna en un éclair. Ce n’était qu’un courant d’air. Le soldat rouillé n’existait pas.

***

Il fut réveillé par un corbeau. L’oiseau, noir de jais, s’était posé sur les créneaux irréguliers du sommet de la tour. Son croassement sonore le fit sursauter. Hornqvist frissonna. L’aube naissante, fraîche et humide, révélait un vaste panorama féerique. Son mouvement dérangea l’animal, qui s’envola dans une plainte comique. Le capitaine se frotta les yeux, étira ses muscles et jeta un oeil vers le fleuve.
Le Sund et les marais qui le longeaient se réchauffaient peu à peu et libéraient une brume pâle. Un brouillard intense s’élevait. La pointe de Karlsson donnait l’impression de flotter dans les nuages. Les cris des bêtes et le bruit du débit du fleuve s’entremêlaient dans une cacophonie agaçante. Soudain, il vit une lueur.
Il plissa les yeux et tenta de mieux distinguer le point lumineux. Il s’empara de sa longue vue, la pointa dans la direction de ce feu follet et fit le point. Un halo perçait la brume et semblait se balancer. Hornqvist songea à l’apparition de la veille au soir et s’inquiéta. Les poils de ses bras nus se hérissèrent - de froid ou de crainte, il n’aurait su dire. La lueur continuait à longer le fleuve et l’officier décida d’en avoir le coeur net.
Il descendit la tour quatre à quatre, sans faire attention aux pierres qui roulaient. Une araignée avait bâti sa toile dans le chemin et le filament vint lui chatouiller le visage. Il s’essuya, fébrile, et dévala les derniers mètres. Il prit la direction du bord de la falaise. Ses hommes dormaient encore, et aucune sentinelle ne surveillait les abords des dépendances. Hornqvist respira plus fort. Son coeur battit plus vite, à la recherche d’un air qui lui semblait trop rare. L’homme sonda les environs à l’aide de sa longue-vue, et distingua encore le halo de lumière s’agiter au loin. Un râle d’agonie déchira l’aube.
Le cri le glaça et plusieurs soldats sortirent des baraquements, à demi nus et le sabre au clair.
-Que se passe-t-il ? s’épouvanta un homme.
Hornqvist n’en tint pas compte et se rua au pied du camp. La sueur lui dégoulinait dans le dos, glaciale. Le souffle court, il entendit le grincement tant redouté. Ce frottement métallique, qui ne pouvait exister que dans sa tête. Il lui paraissait si réel qu’il freina d’un coup, manqua de s’étaler au sol et dut se raccrocher à la branche basse d’un pin. Il tendit l’oreille. Un autre hurlement de souffrance retentit, son écho ricochant de pierre en pierre, porté par l’eau du fleuve.
-Le soldat rouillé n’existe pas, murmura Hornqvist, livide.
Pâle comme la mort, il reprit sa route en titubant, les dents serrées. Les entrailles remuées par l’angoisse, il lui fallut toute sa volonté pour ne pas mouiller ses chausses. En plein brouillard, sans même une lampe, il était là, au milieu des sapins, un sabre à la main, face à l’inconnu. Torse nu, gelé par l’humidité et l’effroi, il cherchait son chemin. Des insectes voletaient devant lui, un rat détala sous ses pieds. Chaque mouvement autour de lui le jetait dans un abîme de frayeur. Il déglutit lorsque son pied s’enfonça dans un bruit de succion. Le sentier descendait vers le bord du fleuve et puait l’humus, la décomposition et la charogne.
Hornqvist progressait avec lenteur, la mâchoire au bord de la fracture tant il se crispait. Au pied du fleuve, il ne distingua plus rien à deux pas, perdu dans une purée de pois. La brume détrempait sa peau. Le vacarme du fleuve saturait son ouïe. Il s’était mordu la langue à force de claquer des dents et le goût métallique du sang le rendait fou. L’odeur de corps en décomposition le fit vomir.
L’officier se pétrifia lorsqu’un troisième hurlement de douleur, suivi d’un “non, non, pitié!” résonna. Le capitaine tomba à genoux, entendit un son métallique, un gargouillis et un bruit sourd de chute.
Le fanal se balançait et parut s’approcher. Le capitaine, les cheveux hérissés, distingua une silhouette. Un plastron cuivré reflétait la lumière d’une lampe à huile. La lumière perçait le brouillard, s’éleva et éclaira un vieil homme maigre au regard de cauchemar, les cheveux blancs longs et les orbites caves, une interminable rapière à la main. L’apparition au visage ravagé se retourna, fit deux pas et disparut dans la brume.
Le capitaine pleurait comme un enfant, la main sur la bouche, les yeux exorbités. Il tâtonna pour se relever, fit quelques pas et s’effondra en trébuchant sur un corps. Les mains poisseuses de sang, il s’était appuyé sur la sentinelle, égorgée. Le cadavre paraissait avoir vieilli de dix ans, et dans le regard mort se lisait une terreur indicible. Hornqvist hurla. Le soldat rouillé existait.

***

Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsque le brouillard se dissipa. Hornqvist, à genoux face au cadavre de sa sentinelle, n’arrivait toujours pas à décrire l’apparition qui l’avait tétanisé. L’arrivée de quelques uns de ses hommes mit fin à sa torpeur. Les soldats hésitèrent à la vue du corps. Ils s’approchèrent avec réticence et entreprirent de le hisser sur un brancard de fortune, qu’ils tirèrent vers le camp. Le capitaine les suivit. Chaque pas qui l’éloignait de la berge lui permit de reprendre contenance. Son esprit tentait d’identifier l’indicible.
-Le soldat rouillé n’existe pas, murmura-t-il.
-Le soldat rouillé ? C’est lui vous croyez ? chuchota un homme.
-Mais non, il n’existe pas… affirma un deuxième.
-Cette vieille légende ? C’est ce que racontait le vieux manchot à la dernière auberge qu’on a croisé, plus bas sur le fleuve. Tu sais, le vieux qui bavait, tout crasseux…
Hornqvist se figea à ces paroles. Il revoyait bien cette auberge et l’ancêtre desséché qui marmonnait des propos incohérents. En savait-il plus ?
Dans le campement, l’oiseau messager était de retour. Les plumes colorées du palup offraient un contraste bienvenu après les ombres du drame matinal. Il se frotta avec amour à la paume d’Henrik, tendit sa patte. L’officier décrocha le petit rouleau, flatta le crâne de l’oiseau et lui versa quelques graines de tournesol. L’oiseau attaqua son repas avec voracité.

Très cher Hornqvist,
Quel plaisir de vous lire, encore et encore. Vous occupez toutes mes pensées, à chaque instant.
Prenez soin de mon père. Il n’est plus le même depuis le siège de Ritinu. Il ne m’a jamais dit pourquoi. Mais appuyez-vous sur lui. Il a déjà mené une garnison là où vous êtes.
Avec tout mon amour,
Inessa

Markov avait déjà tenu la pointe de Karlsson ? Le colonel ne lui avait jamais dit. Hornqvist se rua vers son supérieur, qu’il devait de toute façon informer du massacre de la sentinelle. Peut-être aurait-il des réponses. Mais le père d’Inessa restait inconscient, perdu dans ses rêves embrumés d’alcool. Le vieux avait cette fois trouvé sa bouteille tout seul. Le capitaine fulmina.
 Hornqvist ordonna d’un ton sec à trois fantassins d’enterrer leur camarade dans un coin éloigné du camp. Il enfila sa cuirasse, vérifia son glaive et prépara quelques rations. Il s’empara des rênes d’un cheval et l’enfourcha avec un air décidé. Le vieux de l’auberge serait-il plus bavard ?
Le capitaine confia le camp à un sergent d’expérience avec ordre de constituer des groupes de trois hommes afin de surveiller les abords. Puis, il descendit la pointe de Karlsson avec prudence, après avoir ordonné à quelques hommes de préparer le bac. La traversée du fleuve le fit pester tant les troupes qui ahanaient sur leurs perches se montraient lentes. Dès qu’il mit pied à terre, il cavala le long des rives.
L’officier et sa monture esquivèrent les nids-de-poule et les flaques boueuses, avalant les lieues vers le sud. La berge marécageuse bruissait d’insectes et débordait d’une vie mauvaise. Des arbustes rabougris semblaient vouloir accrocher sa veste à chaque virage. Les ajoncs piquaient ses cuisses et il fut contraint de mettre pied à terre à plusieurs reprises, à la recherche du sentier sinueux. Il progressa lentement et la nuit commençait à tomber lorsqu’il arriva en vue de l’auberge.
Le terme d’auberge restait d’ailleurs plutôt ambitieux pour désigner une masure de taille modeste. Il n’en distingua tout d’abord qu’une lueur lointaine, blafarde, alors que les brumes reprenaient leur lancinant ballet. La lune teintait les vapeurs fétides de couleurs étranges, et les volutes de brouillard lui dissimulaient la cahute. A dix pas, il reconnut son but. Le croassement sonore des crapauds l’accueillit et le mit sur les nerfs.
La maison, bancale, avait été bâtie sur des pilotis de taille irrégulière. On eut dit une sorte d’araignée en déséquilibre, avec huit poteaux de bois plantés en retrait du Sund, que surmontait une cabane de bois humide. Une volée de marches branlantes menait à une porte de guingois. Hornqvist poussa le battant et dut s’aider de l’épaule pour forcer l’ouverture. Une vaste pièce mal éclairée par un feu de cheminée presque éteint apparut. Les conversations s’arrêtèrent. La brume du dehors s’effaçait au profit d’une brume de tabac nauséabonde, qui provenait des pipes de trois individus édentés aux visages ridés. L’un d’entre eux cracha un jet de tabac dans un pot et le lorgna d’un oeil torve. Dans un coin, Hornqvist reconnut le manchot.
Il ressemblait d’une certaine manière au vieux Borg, celui de son enfance, qui lui avait conté l’histoire du soldat rouillé. Son bras disparu n’était pas le seul point commun. Les deux ancêtres offraient le même portrait déplaisant. Un visage émacié, quasi squelettique, surmonté de long cheveux gris filasses, qui camouflaient mal un début de calvitie. Celui-ci ajoutait au tableau un oeil blanc comme le verre, sans doute crevé. Entouré par la fumée âcre d’une pipe en terre, il émettait de petits sons presque inaudibles, avant de rire seul, soudainement. Aucun client ne s’était installé à moins de dix pas de lui. Tous avaient préféré s’entasser à l’autre bout de la pièce, même si cela les éloignaient de la chaleur de l’âtre. Des filets de salive coulaient sur la barbe poivre et sel, ou plutôt des séries de touffes de poils mal taillés, du vétéran. Celui-ci portait un long manteau de laine marron, percé de dizaines de trous, qui puait le rat crevé. Le vieux se figea à l’approche d’Hornqvist. Il tourna son oeil unique vers le capitaine et son regard fou parut d’un seul coup plein de lucidité. L’oeil le fixa, le pénétra jusqu’à l’âme. Hornqvist eut l’impression que le débris lisait en lui comme dans un livre ouvert. Au milieu des odeurs de viande faisandée, de sueur rancie et de mauvais tabac, Hornqvist sut d’un regard que l’autre le comprenait.

***

Hornqvist tira un tabouret bancal de sous la table et s’assit pesamment en face du manchot. Le vieux ne le regardait déjà plus. Perdu dans ses pensées, il chantonnait un vieil air de caserne et tenait de sa main valide une chope de bois au liquide ambré.
-Vous l’avez vu, vous aussi ? demanda le capitaine sans ambages.
L’homme recula, affolé. Son oeil unique cherchait une échappatoire. Des gouttes d’alcool ruisselèrent et gouttèrent sur le sol.
-Quarante ans, la pucelle au perroquet, dit le vieux.
Décontenancé, Hornqvist se demanda bien ce qu’il faisait là. Il se prit la tête à deux mains, et soupira. Il poursuivait une chimère. Personne n’avait vu la même chose que lui, certainement pas cet ivrogne sénile.
-Le soldat rouillé n’existe pas, bien sûr, souffla le capitaine en guise de dernier essai.
Le vétéran se figea et le contempla avec horreur. Il reposa sans ménagement sa chopine, se gratta la tête et hurla d’un coup :
-QUARANTE ANS !
Les convives sursautèrent dans la pièce, leurs regards tournés vers l’improbable duo du fier capitaine et du sans abri borgne. Deux hommes se levèrent avec précipitation, lancèrent deux pièces au tenancier et détalèrent. Ils préféraient affronter la nuit et la menace d’un orage plutôt que les délires d’un vieux fou.
-Faut l’excuser capitaine, expliqua l’aubergiste. Le vieux Mark n’est pas méchant, mais il en a bavé dans la vie. Ancien soldat du siège de Ritinu, si vous voyez ce que je veux dire.
Hornqvist opina, frappé par ses paroles. Ritinu, une île paradisiaque au large du continent sud. Une ville capturée par le colonel Markov dans sa jeunesse. Avait-il connu le manchot ?
-Quarante ans, noyé le perroquet, baisée la pucelle, l’interrompit le vieux, avant d’éclater de rire, puis de pleurer dans le même mouvement. Il se frappa la tête sur la table en hurlant “QUARANTE ANS, QUARANTE ANS!”. Les larmes coulaient le long de ses joues hâves, sinuaient entre les poils de sa barbe et s’écrasaient dans la chope de bière. Il se prit la tête dans les mains, s’écroula sur la table et les tressautements de son corps fascinèrent Hornqvist.
Le manchot se releva avec brusquerie et son oeil unique le transperça.
-Le soldat rouillé revient pour la pucelle, dit-il d’une voix pleine d’assurance.
Hornqvist ne sut que répondre et le regard du vieux s’absenta encore. La comptine reprit, d’une voix éraillée et fausse : “Quarante ans, le perroquet, quarante ans la pucelle noyée”, puis, les mots devinrent incompréhensibles. Le vieux parut parler à la cheminée, ricanant tout seul, avant de pleurer devant une bûche. Il s’affala au sol, marcha à quatre pattes en signifiant à Hornqvist de se taire, le doigt sur la bouche.
-Quarante ans… marmonna-t-il.
Il traversa la pièce à quatre pattes tel un cabri, sous les yeux horrifiés des clients, toujours sa chanson à la bouche. Sa pantomime improbable alternait les aigus et les graves, les gesticulations approximatives comme les gestes précis. Plusieurs hommes quittèrent la pièce avec mépris, pendant qu’Hornqvist cherchait ce que l’ancêtre avait bien voulu lui dire.

***

Alors que l’aubergiste tentait vainement de calmer le vieux soldat, les rares clients se retournèrent et replongèrent dans leurs chopines. Il fallait croire qu’ils avaient l’habitude des éclats de folie du manchot.
Hornqvist, lui, ne pouvait pas effacer les propos incohérents de sa mémoire. Le vieux avait participé au siège de Ritinu. Quarante ans, répétait-il. D’après ses souvenirs, Markov avait pris possession de l’île à peu près à cette période. Le manchot et Markov pouvaient s’être connus là-bas. Et l’apparition dans le brouillard ? Il lui avait semblé reconnaître un vieux plastron, des cheveux blancs… Un troisième survivant ? Le trio aurait-il été en garnison à la pointe de Karlsson après ces événements ?
Un sombre pressentiment l’envahit et Hornqvist se précipita hors de l’auberge. La nuit était tombée, nuageuse et sans lune. Il s’empara d’une lampe à huile qui traînait, l’alluma, sauta en selle et partit comme il le put en direction du camp.
La marche, déjà pénible à l’aller, fut pire au retour. Le cheval n’y voyait pas grand chose et Hornqvist ne pouvait le guider que d’une seule main. L’autre, tendue le plus haut possible, éclairait la piste d’une lueur pâle grâce à la vieille lanterne. Les ombres projetées rendaient le paysage encore plus lugubre. L’imagination du capitaine, déjà galopante, métamorphosait le moindre arbre banal en soldat terrifiant. Les animaux nocturnes s’en donnaient à coeur joie. Hululement des chouettes, coassement des crapauds… De temps à autre, un buisson bruissait ; sans doute une bestiole terrorisée par le pas du cheval, qui diffusait sa propre peur dans la colonne vertébrale d’Hornqvist.
Il avait eu tort de quitter le camp. Tout cela pour les délires d’un vieux fou. Une pucelle et un perroquet… Une noyade… Une histoire d’amour tragique ? Le soldat rouillé ne serait-il qu’un amant déçu, rongé par la solitude, par la folie ?
Et pendant qu’il gambergeait, il avait laissé Markov seul au milieu du camp, ses hommes à la merci d’un fantôme.
Secoué par les cahots à la moindre ornière, le capitaine approcha enfin du bac. Son fanal éclairait de manière diffuse la pointe de Karlsson. Trois de ses hommes l’attendaient sur la rive et Hornqvist attacha son cheval à un piquet. Deux soldats entreprirent de hisser la barge le long de la corde, au milieu de flots plus calmes que lors de leur arrivée.
-Rien d’anormal pendant mon absence ? demanda le capitaine.
Le troisième troufion n’avait rien vu de particulier. Il avait marché un peu aux environs, pour se dégourdir les jambes, et trouvé un peu plus loin les vestiges d’une barque fracassée. Il n’en restait que la proue, curieusement taillée en tête d’oiseau, mitée par les algues et la mousse.
Hornqvist frémit. Le perroquet ?
Rongé d’inquiétude, il débarqua enfin, mais tomba au milieu du brouillard. La chaleur de la journée avait laissé place à une nuit trop froide, et l’humidité s’envolait. Il n’y distinguait plus à dix pas. Sa faible lampe ne lui permettait pas de galoper vers le sommet de la pointe.
Le vent secouait les branches dans des craquements sinistres. Un blaireau fila devant lui et le cheval se braqua, le forçant à mettre pied à terre. Il ne voyait même pas les flambeaux du camp, qui devaient normalement réchauffer les sentinelles.
Inquiet, il dégaina son sabre. Le soldat rouillé n’existait pas, répéta-t-il en boucle, tel un mantra. Il ne s’agissait que d’un vieux soldat fou, en quête de vengeance, sans aucun doute. Une barque à la tête de perroquet détruite par les flots. Une jeune femme noyée ? Son amante peut-être ? Des soldats responsables du drame ? Markov ?
Des questions sans réponse, même si ce schéma le rassurait. L’histoire paraissait ainsi plausible, palpable, loin des contes de bonne femme. Cela donnait une existence réelle à l’apparition qui l’avait secoué. Et une logique dans ces meurtres.
Il parvint aux limites du campement et aperçut enfin les braseros, qui lançaient des ombres fantomatiques sur la tour. Loin d’être accueillante, elle offrait un visage caverneux, celle d’un ogre qui allait avaler toute sa compagnie. Aucune sentinelle en vue.
Hornqvist courut à perdre haleine vers le baraquement de Markov. Le sang pulsait dans ses tempes. Son rythme cardiaque affolé le contraignit à reprendre son souffle et à s’approcher à pas comptés. Il entendit un grincement métallique. Inconsciemment, il leva la main qui tenait la lampe vers sa bouche, avant de se reprendre.
Glacé, les dents secouées de spasmes irrépressibles, il affermit sa prise sur son sabre et pénétra dans le cabanon. La lanterne révéla une scène de cauchemar.
Un vieil homme au visage hâve et aux yeux exorbités surmontait Markov, les mains cadavériques enserrant son cou. Le colonel soufflait comme un boeuf, s’agitait et s’efforçait de se libérer de la prise. Le vieux soldat au plastron rongé de rouille se crispait, le regard fou. La langue pendante et la bave aux lèvres, l’ivrogne luttait pour sa survie mais, trop saoul, manquait d’énergie. Markov battait des bras dans le vide, incapable de se défaire de l’emprise du fantôme.
Hornqvist finit par sortir de sa torpeur et se rua vers le duo. Il percuta le vieux soldat de plein fouet et l’expédia contre le mur. La tête frappa violemment la pierre et l’ancêtre s’écroula, la nuque brisée.
Markov, ahanait, le visage bleu. Il murmura Inessa. “Je prendrai soin d’elle”, promit le capitaine. Apaisé, l’ancien héros de guerre tressauta et, dans un dernier souffle, prononça à nouveau un seul mot : Inessa.
La lanterne renversée illuminait deux cadavres. Ses secrets emportés dans la tombe, le soldat rouillé n’existait plus.

***

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