Très loin au nord de Stralsund se trouvait la cité de Hoorn. Une ville de glace et de neige, aux portes de la toundra, qui avait longtemps servi de simple avant-poste commercial sur la route des fourrures, de l’ambre et du bois. Construite sur les rives d’un fleuve gelé la moitié de l’année, on y trouvait au départ que quelques cahutes séparées par une grande rue, quelques entrepôts, une ou deux auberges, quelques ateliers.
La ville avait grossi le jour où des prospecteurs avaient déniché un filon de minerai de fer. Toute une industrie avait alors explosé. Des fortunes s'étaient faites et défaites au fil du temps. Des compagnies venues de tout le continent avaient choisi la cité de Hoorn pour lancer leurs affaires.
Stralsund n'avait pas échappé à la règle. L'avidité des marchands de la grande cité commerçante, l’entrepôt du monde disait-on, restait légendaire. Les dirigeants négocièrent longuement, nouèrent des alliances, alignèrent des pots-de-vin, se mirent les politiciens de Hoorn dans la poche et finirent par obtenir des contrats d’exclusivité commerciale.
Désormais, les marchandises de Hoorn transiteraient uniquement vers Stralsund.
La famille Tarasova faisait partie de ces négociants. Installée dans des villages perdus de la toundra, elle dirigeait des troupes de bûcherons, de débardeurs, d’élagueurs et fournissait les scieries de Hoorn en bois, principalement des résineux. Une partie de leur production alimentait les chantiers navals de la ville, où partaient dans des convois imposants à l’autre bout du monde, vers l’Arsenal de Stralsund.
Les affaires des Tarasova prospéraient. Une série d’alliances leur permit de monter un consortium. Les Tarasova furent désormais des subalternes d’industriels bien plus puissants. Ils furent envoyés à Stralsund même, afin d’y tenir un comptoir, où seraient exportées et vendues les marchandises venue du nord lointain.
Yulia quitta donc sa toundra natale à l’âge de douze ans et suivit ses parents dans une cité chaude, humide et surpeuplée. Elle considérait ce changement comme la fin de son enfance.
Elle ne courrait plus en pleine nature, parcourant des lieues et des lieues entre les différents postes de bûcheronnage. Elle adorait la course à pieds. Elle se sentait vivante, le froid gonflant ses poumons. Le rose aux joues, elle filait aussi vite que les lièvres, qu’elle capturait dans ses pièges. Elle avait remporté plusieurs tournois de course lors de fêtes de villages. Mais ce temps était bien loin désormais. L’odeur de résine, les grands espaces, le froid, les veillées autour du feu…
Stralsund, c’était tout le contraire. Ses parents déchantèrent très vite. La concurrence se révéla bien plus dure qu’attendue. Le bois, l’ambre, l’ivoire voyageaient tout le long de la côte Ouest, et les marchands de la rivale Narval menaient la vie dure aux alliés de Hoorn. Les traversées prenaient des semaines, des mois, avec les risques classiques des traversées maritimes. Tempêtes, pirates, ou, plus étonnant, incendies…
Le consortium perdit deux ou trois navires, fut en grosse difficulté financière, mit la pression sur les parents de Yulia. Ceux-ci peinèrent à payer les traites, se ruinèrent en cadeaux afin d’obtenir des marchés. Ils finirent par quitter le quartier marchand et s’établir de l’autre côté du pont, quai des Pêcheurs, moins cher mais moins propre.
Lorsqu’elle eut dix-huit ans, Yulia participa encore plus activement à la vie de la société commerciale. Elle se rôda aux contrats, participa à des soirées mondaines. Sa famille, de plus en plus désargentée, cachait la misère. Peu de tenues, mais propres, bien coupées. Il fallait convaincre. Hors de question de lui offrir un beau mariage : ils n’avaient rien à offrir en dot. Cela attendrait que les affaires reprennent.
Mais au fur et à mesure que les échecs les ruinaient, les vêtements se firent de plus en plus élimés, puis rapiécés. On les prit moins au sérieux.
Six ans plus tard, la déchéance était complète et les Tarasova n’eurent d’autre choix que de rentrer à Hoorn afin de récupérer des fonds. Yulia resta à Stralsund pour tenir le comptoir – un modeste bureau miteux vers les quais des Pêcheurs. Elle fut chargée d’accueillir le dernier navire du consortium et de liquider ses marchandises auprès des derniers clients. Elle dit au revoir à ses parents, avec la promesse de rentrer dès sa mission terminée.
Ce fut la dernière fois qu’elle les vit.
D’après les maigres informations qu’elle obtint de la Capitainerie, le navire fut perdu corps et bien au large de Narval. On retrouva sur les berges les traces du naufrage - quelques bouts de voile ou de mâts. Elle était persuadée que les corsaires locaux avaient coulé le navire. Elle se mit à haïr Narval et tout ce que cette cité représentait. Elle aurait tout donné pour trouver des preuves et intenter un procès.
Le problème, c’était que Yulia héritait de tout, y compris les dettes. La correspondance avec le consortium de Hoorn prenant des mois, elle fut confrontée aux pressions d’huissiers. Elle n’eut pas d’autres choix que de trouver de petits métiers. Elle aida un maître marchand lainier pendant quelques mois : elle fit sa comptabilité, prépara des dossiers et accompagna le négociant dans quelques soirées. Ses mains baladeuses finirent par la dégoûter et elle s’en alla dès sa première paie en poche, qui lui permit de faire patienter quelques créanciers.
Elle rêvait de rentrer à Hoorn. Retrouver le calme des steppes, traquer la piste d’un renard argenté, la chaleur d’une yourte après une longue course dans la neige. Elle se souvenait de son premier rapace dressé à la chasse, des longues chevauchées à dos de poney.
Mais le billet retour lui était inaccessible, bien trop cher. Sans nouvelle de la compagnie de ses parents, elle comprit rapidement qu’elle était désormais livrée à elle-même et que tout le monde s’en fichait, là-haut, loin au nord. Sa famille avait-elle été trahie par ses associés ? Elle se mit à ruminer et sa colère latente fit fuir les rares proches qu’elle avait conservé. A vingt-cinq ans, la jeune femme vivait ainsi sans mari, sans famille, sans argent.
-C’est que tu te ferais de l’oseille ici, ma mignonne…
Elle entendait si souvent cette phrase, prononcée par des hommes libidineux qui auraient payé cher une beauté froide venue du grand nord. Sa voix flûtée, sa longue chevelure blonde, son regard bleu de glace. Elle en imposait, elle le savait, mais se refusait à céder, même si elle sauta plus d’un repas. Le ventre gronda trop souvent. Les maquereaux rôdaient autour de chez elle, menaçants. Elle avait signalé ses craintes au guet. Des agents étaient intervenus et avaient provisoirement calmé ces requins. Elle avait surtout peur de se faire enlever et enfermer dans une maison de passe. Parfois, elle se disait que c’était la seule façon d’en finir avec ses dettes.
Pourtant Yulia résistait, sans savoir pourquoi elle s’accrochait autant.
Elle songeait alors au naufrage, à sa colère et son envie d’en découdre avec Narval. Son envie de vengeance, envers cette cité comme envers les anciens associés de ses parents. Il lui aurait fallu reconstruire une compagnie marchande, ruiner les concurrents narvaliens, revenir en héroïne à Hoorn. Un doux rêve, qui lui tenait chaud en hiver lorsque sa minuscule chambrée manquait de bois dans le poêle. Manquer de bois… Elle ne manquait jamais de bois, à Hoorn...
Un tailleur la recruta un jour chanceux. Il se spécialisait en fourrures, et ses connaissances en animaux des steppes lui furent précieuses. Cela la requinqua quelque peu et elle put faire disparaître quelques dettes, et vivre décemment, enfin. Elle y resta deux ans, gagnant enfin un peu de stabilité. De là à imaginer monter sa vengeance... La jeune femme en restait loin. Les images de Hoorn s’estompaient. Comme si ses souvenirs d’enfance appartenaient à quelqu’un d’autre.
Mais la roue du destin ne lui était toujours pas favorable : le tailleur décéda et elle se retrouva une nouvelle fois sans travail. Quelques mois délicats survinrent, et ses maigres économies disparurent bien trop vite.
Un jour de détresse, elle trouva une taverne accueillante qui servait un alcool hoornien qui lui donna le mal du pays. C’était le préféré de son père. Elle mit du temps à se rendre compte que cette étrange taverne n’accueillait que des femmes. Elle s’y sentit bien, protégée. Elle rencontra même une jeune femme brune dont l’histoire trouva tant d’échos avec la sienne. Elle aussi avait hérité d’un père décédé, avait galéré de petits boulots en petits boulots. Yulia hésita à céder aux avances de cette dénommée Olivia. Elle n’avait jamais connu cela. Elle aimait la retrouver chaque soir, bavarder et rire même, ce qui ne lui était plus arrivé depuis longtemps.
Elle repoussait encore les mains chaudes et caressantes sur son bras, lorsque Olivia lui effleurait simplement la peau. Yulia n’avait pas vraiment reçu d’affection depuis le décès de ses parents, et elle éprouvait alors des sensations étranges. Mais elle n’était pas prête.
Elle trouva un nouveau poste, chez un écrivain public lui aussi originaire de Hoorn, qui la prit sous son aile. Elle l’assista autant que possible et apprit beaucoup. Il avait dix ans de plus, se montrait gentil et prévenant. Ses cheveux châtains mal peignés et ses grosses lunettes le faisaient un peu ressembler au harfang de son enfance. Il aurait sans doute aimé bien plus qu’une relation de travail, mais, là encore, Yulia ne se sentait pas prête.
Elle travailla pour lui quelques mois, tout en retrouvant Olivia plusieurs fois par semaine dans la taverne “Les Battantes”. Un nom qui la galvanisait. Un nom qui donnait de l’énergie à toutes ces femmes, jeunes, en difficulté avec la vie et leur sexualité, isolées et harcelées. Un havre de paix et d’entraide. C’est là qu’Olivia évoqua avec passion son envie de passer l’examen d’entrée du guet du quartier des Pêcheurs.
Yulia en fut surprise. Elle songea à ces hommes et ces femmes qui l’avaient aidé, quelques mois plus tôt. Elle envisagea elle aussi de protéger ses voisines. Après tout, qu’avait-elle à perdre ? La solde était bien plus intéressante que tous les emplois précédents. Elle pourrait peut-être enfin économiser pour son retour à Hoorn. A moins que Olivia… Non, elle refusait d’y penser.
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