Comment s’était-il retrouvé là, sur ce bout de planche perdu au milieu de l’océan ? Trempé, gelé, affamé, sans aucun espoir ?
Bartolomeo Sanchez se le demandait bien. Ce matin encore, le port de Stralsund n’annonçait rien d’aussi dramatique. Il s’était levé bien avant l’aube. Sa cahute se situait dans le quartier des Pêcheurs. Une masure de bois, où il vivait avec sa femme et ses six enfants. Ils n’avaient que deux pièces et les petits dormaient tous dans le même lit, se réchauffant les uns contre les autres en hiver. Le poêle n’était qu’un brasero à peine amélioré et ne réchauffait pas vraiment la pièce commune, où sa femme Evita et lui-même plaçaient leur paillasse, le soir. En journée, elle se précipitait au bureau de l’emploi et enchaînait les journées de travail un peu partout. Lavandière, couturière, poissonnière, ravaudeuse de filets… Elle ne refusait rien. Le midi, elle quittait son service et rôdait dans le marché, à l’affût des bonnes affaires - légumes ou fruits à la limite de la consommation, vendus trois sous à la toute fin des ventes, lorsque les commerçants préféraient brader plutôt que de remporter des marchandises abîmées.
Lui, pendant ce temps, filait au port et embarquait sur les premiers navires de pêche disponibles. Marin à la journée, il s’usait le corps et les muscles à tirer les cordages, participer aux manoeuvres, relever les filets et trier le poisson. Des tâches rudes, épuisantes et très mal payées.
Il se demandait parfois à quoi bon se fatiguer. Puis il pensait à ses enfants. Il devait leur montrer le bon exemple, celui du travail, et pas celui de la misère, à tendre la main pour de chiches aumônes, voire à tomber dans la délinquance. Il rêvait de pouvoir leur offrir une éducation. Les dames patronnesses du quartier donnaient parfois des cours aux indigents - écriture, lecture, calcul - et, dès qu’il entendait parler de leur venue, Bartolomeo y traînait les petits.
Mais cette fois, perdu en mer après qu’une tempête eut raison de son navire, il ne voyait pas quel avenir il pourrait offrir à ses gosses. “Et merde”, pensa-t-il, les larmes aux yeux.
Le “Trèfle d’or”, s’appelait le bateau. “Tu parles d’un présage !”…
Il avait embarqué le matin même. Le capitaine l’avait déjà vu à l’ouvrage. Il connaissait son caractère enjoué, sa bonne volonté, mais aussi ses limites. Bartolomeo avait souvent besoin de plus d’explications que les autres afin de bien comprendre la tâche qu’on lui confiait. On le disait “un peu lent”.
L’équipage partait pour un voyage de quelques heures au large. On y jetterai des filets, afin de remonter quelques poissons - sardines, merlu principalement - qui seraient écaillés sur place et vendus le soir même à la criée. Une pêche facile. Les vieux marins du port n’avaient rien prédit de particulier. Le ciel était dégagé, le soleil rosé de l’aube teintant l’océan de multiples couleurs. L’odeur salée de la mer, les embruns sur son visage, tout cela restait un territoire familier pour Bartolomeo.
Cette journée lui avait paru salement ordinaire.
Le voyage aller s’était bien passé. Ils avaient rejoint le territoire de pêche du capitaine, qui, le nez dans son routier de marine et ses instruments, avait d’un coup décrété qu’ils étaient arrivés. Les six marins embarqués avaient alors préparé le matériel, jeté les filets à l’eau, et l’avancée du navire avait tiré le tout sur quelques lieues. Le midi, alors que le soleil au zénith commençait à les assommer de chaleur, ils avaient déjeuner. Un repas frugal de biscuits secs, de vin et de fromage, complété par un tonneau de pommes fripées. Pas de viande, même pas de poisson - un comble. Ils n’auraient de toute façon pas allumé de feu à bord. Bartoloméo avait demandé la permission de jeter une ligne pendant la pause et les autres l’avaient imité. Ils auraient droit de conserver leurs quelques prises. Il se faisait une joie de ramener à la maison un joli poisson ou deux, afin de nourrir ses enfants et sa femme. Et la pêche fut plutôt bonne. Il dénicha quatre sardines et un gros merlu, qu’il enroula dans un tissu propre avant de les ranger dans sa besace.
Ils reprirent le travail des filets l’après-midi. Et c’est là que tout se gâta.
Le capitaine aperçut au loin un front d’orage. Des nuages gris, puis noirs comme l’encre. Des éclairs, puis le bruit du tonnerre. De plus en plus inquiet, le capitaine ordonna de remballer le matériel et sortit les voiles afin de louvoyer vers Stralsund. Mais un cordage rompit et la seule voile s’affala. L’océan s’agita et les remous de plus en plus importants compliquèrent la tâche. Les ordres et contre-ordres s’enchaînèrent. Bartolomeo eut du mal à suivre ces changements permanents, mais il fit de son mieux.
Les nuages se rapprochèrent et la pluie tomba. Des gouttes énormes, lourdes, qui éclataient sur le pont dans un bruit de mitraille, qui les transforma en éponges en quelques secondes. La tunique détrempées, les hurlements du vent dans les oreilles, ils ne s’entendirent plus. Le “Trèfle d’or”, ballotté d’un sens à l’autre, chercha à avancer vers le port. Des craquements sinistres se firent entendre. La panique gagna certains marins, même d’expérience. Le capitaine, blême, vit son mat plier, puis céder : le vénérable tronc de chêne se fendit en deux et poussa à la mer un premier marin. Ils ne le virent plus. Le déluge, les vagues, les sifflements du vent empêchèrent toute tentative de secours.
Ils eurent bientôt d’autres problèmes. Les vagues, de plus en plus hautes, menaçaient de renverser le navire. Les éclairs se rapprochèrent encore, fondant sur eux comme le jugement divin. Certains entamèrent des prières, voulurent jeter le pain et le sel afin d’apaiser la déesse. Elle leur en voulait certainement d’avoir pêché ce poisson. Un homme particulièrement malfaisant et jaloux accusa même Bartolomeo d’avoir provoqué ce cataclysme. “Les simples d’esprit portent malheur !” hurlait-il. Bartolomeo ne se voyait pas comme un simple d’esprit. Ce n’était pas quatre sardines et un merlu qui allaient lui attirer les foudres de la déesse, si ?
L’homme vindicatif fut le suivant à tomber à l’eau, assommé par une drisse. Le petit navire de pêche ne disposait même pas d’une barque de secours, de toute façon. Des paquets de flotte glacée et salée embarquèrent tout sur leur passage, nettoyant le pont, rejetant dans l’onde filets, outils, poissons. Curieusement, la besace de Bartolomeo s’accrocha quelque part et resta là. Le marin parvient à s’en rapprocher et s’accrocha à elle lorsqu’une vague encore plus grande fit plier le navire.
Un ultime éclair, ponctué immédiatement par un coup de tonnerre d’une violence rare, s’abattit, droit sur la cabine du capitaine. Le “Trèfle d’or” explosa.
Ce fut le trou noir pour Bartolomeo, qui ne garda que des souvenirs confus des minutes qui suivirent.
Il se réveilla sur une mer d’huile. Le soleil, revenu en vainqueur, régnait sur le ciel. Au loin, l’orage poursuivait son chemin, chassé par le vent.
Le marin se trouvait donc là, accroché à un panneau de bois, sa besace autour du cou - avec ses poissons dedans. Miraculeux. Son canif, sa flasque de vin, une pomme. Il n’avait rien perdu. Si ce n’est un navire entier et tout son équipage, bien sûr…
Il ne pourrait pas rester bien longtemps dans l’eau, aucun doute là-dessus. Il savait sa situation critique, mais il pria tout de même. Il pria la déesse de la mer, l’implora, afin qu’elle protège ses enfants après sa mort. Il ne pria pas pour son propre salut, non. Mais pour le bonheur des siens.
Après un temps infini, il aperçu un point noir à l’horizon. Ce point grossit peu à peu. Un point surmonté d’un mât.
Il s’époumona, hurla à l’horizon. Il chercha à agiter les bras, mais faillit perdre son bout de planche et but à moitié la tasse.
La déesse devait l’avoir à la bonne. Le navire le repéra, s’approcha et jeta une chaloupe à la mer. Quelques rameurs le récupérèrent et le tirèrent hors de l’eau. On l’enroula dans une couverture. Ses dents claquèrent, il pleura, remercia. Les marins s’attelèrent à récupérer les quelques débris flottants. Quelques bouts de corde. Le tonneau de pommes, incroyablement toujours là. Et un petit coffre, qui flottait là, on ne savait comment. Tout fut porté à bord d’une petite brigantine d’une trentaine de tonneaux. Le capitaine, un homme rond et blond, tapa dans le dos de Bartolomeo. La solidarité des gens de mer…
-Quel bateau, mon gars ?
-Le.. Le Trèfle d’or, répondit le naufragé, tremblant.
-Ha. Le capitaine Harding était un bon capitaine.
-Oui… il était juste.
Les marins placèrent l’index et le majeur sur leur coeur et murmurèrent une prière. On jeta le pain et le sel à l’océan, on chanta un hymne.
La nuit tombait lorsque la brigantine, “La Revancharde”, rentra à Stralsund. On remit au chanceux Bartolomeo le tout petit coffret récupéré, mais ils conservèrent le tonneau de pommes à bord. Il demanda la permission d’en récupérer quelques unes. Il en prit huit, qu’il plaça dans sa besace bien rebondie. Et il rentra chez lui, toujours trempé, et complètement incrédule.
Lorsque sa femme l’accueillit, il la prit longuement dans ses bras. Il s’emplit les poumons de son parfum - même l’odeur de poisson lui irait - et serra ses six enfants dans ses bras. Il leur donna à chacun une pomme fripée sauvée du “Trèfle d’or”. Il donna les poissons de sa besace à son épouse, qui les cuisina immédiatement, avec un mélange d’herbes et quelques légumes rachitiques. Ce fut le plus beau festin de la vie du marin.
Les enfants couchés, il pensa enfin au petit coffret, qu’il avait posé dans un coin de la pièce. Avec son épouse Evita, ils essayèrent de l’ouvrir. Ils durent forcer le verrou. A l’intérieur se trouvait un carnet illisible, une petit statuette et une bourse de pièces d’or - oh, pas très garnie, mais de quoi conduire ses enfants à l’école pour quelques semaines. Un miracle.
Bartolemeo et Evita pleurèrent de bonheur. Le lendemain, le marin partit en procession. Après avoir religieusement posé la statuette du coffret sur une étagère, aux côtés d’une bougie, d’un rameau d’olivier et d’un petit tas de sel, il traversa la ville.
Il franchit le pont Bleu, suivit les quais de la Stral, longea le quartier Marchand, celui de l’Académie et, au nord-ouest de Stralsund, il pénétra dans le quartier des Temples. Là, il suivit d’autres croyants vers l’autel de la déesse de la Mer. Elle était là, figurée dans une immense statue. Son corps de femme bienveillante, ses jambes de poisson. Une sirène, la plus belle sirène qu’il ait jamais vu. Bartolomeo se mit à genoux, pria, rampa vers le piédestal et y déposa sa pomme fripée, un petit tas de sel, un rameau d’olivier. Ainsi qu’une des pièces d’or du coffret.
“Merci”, murmura-t-il.
Il rentra chez lui. Le lendemain, il lui faudrait trouver un nouveau navire, reprendre la mer, et continuer à pêcher pour survivre.
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