samedi 30 novembre 2019

Roda (1)

L’immense continent Nord était coupé en deux par une longue chaîne de montagnes. Au sud, des terres riantes, arrosées par de longs fleuves, dont la Stral et le Sund, qui se jetaient dans la ville la plus riche du monde. Au nord, en revanche, on trouvait des terres arides et désolées. Dans ces étendues de steppe parsemées de broussailles, des nomades élevaient des chevaux. On y travaillait le bois dans les quelques forêts. On y chassait l’élan, le renard blanc ou l’ours.
Quelques cités profitaient des cours d’eau ou de carrières de marbre pour se développer. Parmi elles, certaines avaient grossi et des hommes puissants avaient commencé à y faire régner l’ordre.
Le fonctionnement clanique des tribus de nomades s’accommodait de ces petits villages fortifiés. Chaque chef menait ses affaires au sein de vastes étendues de plaines, avant de commercer dans ces points de rencontre.

Mikhail (1)

Le soleil implacable écrasait les dunes de sable. Oasis, la cité perdue au coeur du désert, faisait le dos rond.
Loin au coeur du continent sud, au carrefour des routes commerciales, Oasis attendait, alanguie, les heures plus fraîches du début de soirée puis glaciales de la nuit.
C’est cela qui surprenait les visiteurs : en nage et brûlés par la chaleur pendant des heures, emmitouflés dans des couvertures lorsque le ciel devenait noir d’encre, parsemé d’étoiles.
La ville comptait environ dix mille âmes en temps normal, mais lorsque le commerce battait son plein, elle pouvait en accueillir le double ou même le triple. De grands espaces se tenaient prêts pour les visiteurs, à la fois pour de lourdes tentes de toile, ou dans des bâtiments en pierre blanche à moitié enfoncés dans le sol. Entrepôts, auberges, bordels : le petit monde parallèle du commerce à  disposition.

Shazam (1)

Le marchand discutait avec animation devant lui. Il y avait foule devant la Bourse du commerce, ce matin. Les marins, les capitaines et les négociants se pressaient, attentifs aux nouvelles. Chaque information se vendait à prix d’or. Les contrats changeaient de mains. De simples bouts de papier qui représentaient des tonneaux de marchandises, lesquelles transiteraient par Stralsund en direction des îles du sud, de Sirân, Delta, Hoorn ou Kimberley.
Pour Shazam, ces noms ne correspondaient pas à grand chose. Pour lui, la richesse se trouvait juste devant lui, sous la forme d’une bourse bien garnie qui se balançait sur les hanches d’un gros marchand vêtu d’une tunique bleue.

vendredi 29 novembre 2019

Karsten (1)

Le sable crissa sous ses pieds. En dépit de ces appuis difficiles, Karsten Levin accéléra. Sa course vers la droite n’échappa pas à son adversaire, mais ce dernier ne s’attendait pas à un changement de direction. Un pas vers la gauche, trois pas enchaînés et le défenseur, pris à contre-pied, ne parvint pas à reprendre l’équilibre.
Karsten s’échappa, balle à la main. Une simple boule de bois polie, glissante en temps de pluie et lourde. Mais il avait l’habitude. Les mains fermement ancrées, il conserva la possession du totem, et pénétra dans le camp adverse.

mercredi 27 novembre 2019

Pauline (1)

L’Université de trouvait devant elle, intimidante. Pauline Dubois ne se sentait pas vraiment à sa place. Quatre bâtiments disposés en carré, avec des murs de brique rouge couverts de lierre l’attendaient, au milieu d’une cour pavée.
-Bon, vas-y Pauline, s’encouragea-t-elle.
Pour son premier jour, elle espérait faire bonne impression. Cela commença mal lorsqu’elle marcha dans une bouse de boeuf. Il lui fallut rebrousser chemin à la recherche d’un petit cireur de chaussures afin de réparer les dégâts.
Avec quelques minutes de retard sur l’horaire prévu, elle franchit enfin le porche immense et se mêla à des dizaines d’autres étudiants. Certains ne semblaient pas plus à l’aise qu’elle. La jeune femme prit le temps de contempler le plus grand lieu de savoir du monde connu : l’académie de Stralsund, haut lieu de sciences et de connaissances.

lundi 25 novembre 2019

Ignacio (1)

Loin au sud de Stralsund, les explorateurs des temps passés avaient découvert de nombreuses îles vierges. Des volcans parsemés au milieu de l’océan, aux flancs recouverts de jungles. Ils les nommèrent Coriandre, Safran ou Jade. Ces véritables joyaux, au climat agréable, aux fruits exotiques et aux eaux chaudes attirèrent bon nombre de marchands, qui commencèrent à exploiter les ressources. Bientôt, le commerce du bois et de certaines épices rares tourna à plein régime et enrichit la famille Olsen, la famille fondatrice de Stralsund.
Les marins ne tardèrent pas à trouver un gigantesque continent encore plus au sud. Ils débarquèrent et bâtirent un comptoir, au débouché d’un fleuve immense, l’Emeraude.

Sarah (1)

Le froid régnait à Narval, capitale d’un royaume du nord-ouest du continent. La ville portuaire, grande rivale de Stralsund sur la côte, avait l’habitude des hivers rigoureux. Cette fois, la neige avait gagné le combat sur l’automne bien plus tôt que d’habitude. Il y avait eu d’abord quelques flocons discrets, qui fondaient aussi vite qu’ils tombaient sur les feuilles mortes. Puis, il y eut des nuits entières où le blanc domina.
Sarah Cattermole avait contemplé le spectacle pendant des heures depuis la fenêtre grande ouverte de son appentis, indifférente au froid. Le silence l’avait particulièrement marquée. Ces gros flocons, denses, tombant sans un bruit, s’écrasant au sol, se mêlant aux feuilles, aux arbres, aux toits. Recouvrant tout. Parfois, une tâche de couleur incongrue échappait aux assauts glacés. Il s’agissait souvent d’une brique rouge qui ressortait et transformait un tableau complètement blanc par ailleurs.

Horacio (1)

L’horloge du palais du Consul sonna la douzième heure. Perché sur le toit d’un hôtel particulier voisin, Horacio Miguel attendit. Il faisait nuit sur Stralsund, une nuit voilée par des nuages sombres annonciateurs d’orage. La lune n’offrait qu’un maigre croissant qui peinait à percer. Les étoiles, masquées, n’éclairaient rien. Parfait, songea-t-il.

dimanche 24 novembre 2019

Kristoff

Ils étaient encore là, ce matin. Les démons dans sa tête. Ils murmuraient des choses. L’incitaient à faire du mal.
-Tout le monde est contre toi, fait quelque chose…
-Taisez-vous, soupira-t-il.
Depuis tout petit, Kristoff Blom les entendait. Au départ, il ne comprenait pas, puis des phrases se formèrent. Il en avait parlé à ses parents, qui ne l’avaient pas cru. Les prêtres ? Non plus, pas plus que son maître. Alors dès l’âge de sept ans, il avait arrêté d’en parler.

mercredi 20 novembre 2019

Vladimir (1)

La cloche de sept heures sonna. Le son cuivré résonna de longues minutes et se répéta, sept fois. Le novice Vladimir Mozyakin quitta sa paillasse, les yeux embrumés de sommeil. Le froid de la pierre sous ses pieds le fit frissonner. Il revêtit une longue tunique grise de laine râpeuse. Il gratta son crâne tonsuré, bailla et s’agenouilla.
Il commença la première prière du jour.
Mère des eaux, protège-nous
Mère des eaux, soutiens-nous
Mère des eaux, révèle-nous
Mère des eaux, porte-nous
Vladimir inclina sa tête et colla son front au sol quatre fois. Il leva les yeux au plafond, ferma les yeux et inspira, quatre fois. Le chiffre quatre était important, chez les adeptes de la déesse de la mer. Il correspondait aux quatre directions - nord, sud, est, ouest - qui permettaient de trouver son chemin en plein océan.

mardi 19 novembre 2019

Bartolomeo (1)

Comment s’était-il retrouvé là, sur ce bout de planche perdu au milieu de l’océan ? Trempé, gelé, affamé, sans aucun espoir ?
Bartolomeo Sanchez se le demandait bien. Ce matin encore, le port de Stralsund n’annonçait rien d’aussi dramatique. Il s’était levé bien avant l’aube. Sa cahute se situait dans le quartier des Pêcheurs. Une masure de bois, où il vivait avec sa femme et ses six enfants. Ils n’avaient que deux pièces et les petits dormaient tous dans le même lit, se réchauffant les uns contre les autres en hiver. Le poêle n’était qu’un brasero à peine amélioré et ne réchauffait pas vraiment la pièce commune, où sa femme Evita et lui-même plaçaient leur paillasse, le soir. En journée, elle se précipitait au bureau de l’emploi et enchaînait les journées de travail un peu partout. Lavandière, couturière, poissonnière, ravaudeuse de filets… Elle ne refusait rien. Le midi, elle quittait son service et rôdait dans le marché, à l’affût des bonnes affaires - légumes ou fruits à la limite de la consommation, vendus trois sous à la toute fin des ventes, lorsque les commerçants préféraient brader plutôt que de remporter des marchandises abîmées.
Lui, pendant ce temps, filait au port et embarquait sur les premiers navires de pêche disponibles. Marin à la journée, il s’usait le corps et les muscles à tirer les cordages, participer aux manoeuvres, relever les filets et trier le poisson. Des tâches rudes, épuisantes et très mal payées.

lundi 18 novembre 2019

Balthazar

Dix ans plus tôt
D’aussi loin qu’il se souvienne, Balthazar Duclair appréciait le contact du bois. Sa douceur, sa chaleur. Ce côté brut, qu’il fallait patiner, lisser, ajuster. Le bois était un matériaux noble, que l’on pouvait façonner à sa guise.
En grandissant sous la férule sévère d’un maître menuisier, il avait découvert les spécificités des essences. Hêtre, orme, chêne, pin, ou même ébène et palissandre, et tant d’autres… Chacun proposait une texture unique, une dureté ou une souplesse. Il lui avait fallu des heures d’apprentissage douloureux, penché sur son établi, une gouge à la main, un ciseau à bois, une lime… afin de maîtriser petit à petit son art. Il avait ensuite suivi l’enseignement de nombreux maîtres - marqueteurs, layetiers, ébénistes, encadreurs… toutes les approches des métiers du bois, à la recherche de la perfection. Sa réputation avait grandi au fur et à mesure que les commandes affluaient. Il avait produit des boites, des meubles, des tableaux, des sculptures. Ses réalisations avaient même fait leur chemin dans les palais de la Citadelle. Le Consul lui-même utilisait un secrétaire fabriqué par ses soins.

Gustav (1)

-Ce vin est infect. Servez-moi un autre verre, ordonna Gustav.
Le domestique s’inclina et remporta l’objet du délit. Il masqua à peine sa réprobation : ce cru des coteaux de l’Ouest avait pourtant une excellente réputation. Il n’était pas bouchonné non plus. Mais son maître avait ses manies et un caractère du diable.
-Décidément, trouver du personnel compétent devient de plus en plus difficile, soupira Gustav Olsen, membre éminent de la grande famille qui contrôlait Stralsund.
Dans la pyramide familiale, il se trouvait tout en haut. L’élite, pas comme les cousins crétins qui vivotaient d’un ou deux navires marchands. Lui dirigeait une compagnie d’une quarantaine de voiliers, avait ses entrées dans toutes les ambassades, des factoreries et des comptoirs sur toutes les îles du sud. Un homme important se devait de bénéficier d’un service irréprochable.

samedi 16 novembre 2019

Mark (1)

Parfois, la situation de garde du corps se révélait bien moins ennuyeuse que prévue.
Le nez entre les seins d’une petite brune au corps de liane et au parfum de santal, Mark Olsen se perdait en rêverie. Ses mains se baladaient sur la peau cuivrée de la prostituée du bordel “Saveurs exotiques”, une maison de passe huppée de l’île de Jade.

mardi 12 novembre 2019

Giovanni (1)

Dans le petit monde du commerce, Giovanni Di Solari s’était forgé une belle réputation. Il savait saisir les opportunités. Le principe restait simple : écouter, analyser, et fournir les bonnes marchandises au bon endroit au bon moment. Chaque produit pouvait trouver son client. Il suffisait de se donner la peine de chercher la bonne information. Et il excellait dans ce domaine.
A Kimberley, il avait débuté dans le commerce des vins. L’île de Kern en produisait un passable, mais loin de valoir les crus de la côte sud, tenus par les marchands de Stralsund. Qu’importe : puisque le vin de Kern ne s’écoulerait pas dans la grande métropole, il suffisait de le proposer là où la concurrence n’existait pas. Giovanni plaça ses quelques fonds dans deux navires marchands, qu’il envoya sur toute la côte Ouest. Non pas dans les grands centres urbains, mais dans les petites îles et leurs tavernes oubliées. Il inonda les marchés avec de la piquette à bas prix, puis, une fois installé en quasi monopole, augmenta petit à petit le tarif.

lundi 11 novembre 2019

Teresa (1)

-Silence, dans la salle !
Le marteau de justice s’abattit à plusieurs reprises. Le juge tenta de reprendre le contrôle d’une salle agitée. Les procès pour infanticide attiraient toujours les foules. Une sorte de curiosité morbide poussait des personnes forts respectables par ailleurs à repousser toute civilité aux orties.
“Ordure ! Pendez-le !”
Oui, les réactions ne la surprenaient pas. Rien ne surprenait Teresa Kouros dans une salle d’audience. Après plus de trente ans de carrière à reporter les procès pour le compte de la gazette de Stralsund, son chignon gris tiré en arrière et sa paire de gros verres sur le nez faisaient partie des meubles.
Elle soupira. La pendaison n’était plus en vigueur à Stralsund depuis à peu près deux siècles. Mais il y aurait toujours des types assoiffés de sang qui réclamerait des têtes. Même quand les preuves restaient finalement assez ténues, comme dans ce cas épineux.

Martha (1)

Le voyageur qui se rendait à la pointe sud-est du continent nord y trouvait une ville très curieuse. La cité de Kimberley rayonnait à travers le monde. Pas autant que Stralsund, mais la cité restait connue pour son art de vivre.
La ville était bâtie sur une île luxuriante, camouflée au fond d’un lac côtier. Pour y accéder, les navires devaient contourner un cap, s’infiltrer entre deux collines par un petit bras de mer, avant de découvrir ce joyau dissimulé aux regards. Kimberley, la ville lacustre, ses toits en forme de coupoles, à l’ardoise bleutée. Les murs recouverts de passiflores, plongeantes, dont les fleurs en rosaces donnaient cette senteur si particulière.
On y célébrait les arts et la science. Son université réputée accueillait les chercheurs les plus prestigieux, qui passaient des heures à étudier de vieux manuscrits rares. Il n’y avait guère que l’académie de Stralsund pour éclipser celle de Kimberley.
Martha Wozniacki avait grandi à l’ombre de ce bâtiment prestigieux. Pour autant, elle ne faisait pas partie de la caste intellectuelle. Sa famille venait plutôt de l’artisanat. Son père tenait une quincaillerie banale, au fond d’une ruelle anonyme. Sa clientèle était celle de petites gens, à la recherche d’outils et d’accessoires pratiques.

Lukas (1)

Putain de chaleur…
Comment s’était-il retrouvé à crapahuter dans le désert de ce putain de continent sud ? Sans doute à cause d’une succession de mauvais choix. Des décisions qui, sur l’instant, lui avaient parues parfaitement sensées.
Le sable brûlait, lui emportait le pied par surprise. Les dunes semblaient se mouvoir au fur et à mesure de son avancée. Il marchait tel un crabe, en diagonale. Écrasé par le soleil, il avançait comme un automate brinquebalant.
Putain de chaleur…
Son cerveau s’économisait et il ne pensait plus qu’à mettre un pied devant l’autre. C’était la chose à faire. Logique, rationnelle. Un pas après l’autre. Devant lui, ce serait forcément mieux que ce qu’il y avait derrière, non ? Derrière, il y avait les cadavres ravagés de la caravane. Des corps exsangues, dont le sable buvait avidement le fluide vital. Son boulot avait consisté à protéger ces gens, et il avait lamentablement échoué. Il s’était contenté de fuir, fuir ses doutes et la révolte.
Putain de chaleur…
Lukas Hollander résista à l’envie de nettoyer son gosier. Une petite lampée, ça suffirait. Après tout, il l’avait bien mérité. Il faisait chaud, il marchait avec à peine à mouchoir sur la tête. Il avait jeté son casque depuis un bon moment : trop lourd. Et le métal lui cramait le ciboulot. Donc il marchait là, au milieu de nulle part, avec un mouchoir crade sur les cheveux, une cuirasse de cuir bouilli trempée de sueur, une épée au côté, une besace avec un canif et un peu de bouffe, et une petite outre de flotte croupie à la ceinture. A moitié remplie seulement, en plus. Une petite lampée… Non, il valait mieux la garder pour faire passer ces putains de lamelles de boeuf séché. Quel sadique avait inventé ces machins-là ? Autant manger de la semelle.
Putain de chaleur !
Dans son avancée mécanique, Lukas se voyait crever comme un chien dans le désert. Et dans ces cas-là, paraissait qu’on revivait ses souvenirs. Pas beau à voir.

Yulia (1)

Très loin au nord de Stralsund se trouvait la cité de Hoorn. Une ville de glace et de neige, aux portes de la toundra, qui avait longtemps servi de simple avant-poste commercial sur la route des fourrures, de l’ambre et du bois. Construite sur les rives d’un fleuve gelé la moitié de l’année, on y trouvait au départ que quelques cahutes séparées par une grande rue, quelques entrepôts, une ou deux auberges, quelques ateliers.
La ville avait grossi le jour où des prospecteurs avaient déniché un filon de minerai de fer. Toute une industrie avait alors explosé. Des fortunes s'étaient faites et défaites au fil du temps. Des compagnies venues de tout le continent avaient choisi la cité de Hoorn pour lancer leurs affaires.
Stralsund n'avait pas échappé à la règle. L'avidité des marchands de la grande cité commerçante, l’entrepôt du monde disait-on, restait légendaire. Les dirigeants négocièrent longuement, nouèrent des alliances, alignèrent des pots-de-vin, se mirent les politiciens de Hoorn dans la poche et finirent par obtenir des contrats d’exclusivité commerciale.
Désormais, les marchandises de Hoorn transiteraient uniquement vers Stralsund.
La famille Tarasova faisait partie de ces négociants. Installée dans des villages perdus de la toundra, elle dirigeait des troupes de bûcherons, de débardeurs, d’élagueurs et fournissait les scieries de Hoorn en bois, principalement des résineux. Une partie de leur production alimentait les chantiers navals de la ville, où partaient dans des convois imposants à l’autre bout du monde, vers l’Arsenal de Stralsund.
Les affaires des Tarasova prospéraient. Une série d’alliances leur permit de monter un consortium. Les Tarasova furent désormais des subalternes d’industriels bien plus puissants. Ils furent envoyés à Stralsund même, afin d’y tenir un comptoir, où seraient exportées et vendues les marchandises venue du nord lointain.
Yulia quitta donc sa toundra natale à l’âge de douze ans et suivit ses parents dans une cité chaude, humide et surpeuplée. Elle considérait ce changement comme la fin de son enfance.

Olivia (1)

Le souvenir d’enfance le plus marquant d’Olivia Silvanelli n’était pas vraiment une image. Plutôt des odeurs. Celle de la baleine minutieusement tranchée en grandes lamelles, ce que son père appelait “le blanc”, et celle des litres d’huile extraites du cétacé tout juste harponné.
Elle était fille d’un maître baleinier. Son père, Ricardo, possédait un navire tout équipé : une trentaine de mètres de long, avec quatre embarcations plus petites, les baleinières. Sitôt les animaux repérés par les vigies - on les apercevait à plusieurs lieues de distance en train de sauter ou d’expulser des jets d’eau - le navire se rapprochait et mettait les canots à la mer. Par petits groupes, les marins aguerris approchaient et lançaient des harpons fixés à des lignes de longue distance, au cas où la baleine plongerait. Les cordages pouvaient parfois filer très vite et il y avait toujours un marin qui arrosait le chanvre afin d’éviter les brûlures.
Puis, il fallait tuer l’animal, en s’y reprenant souvent à plusieurs fois.
Petite, elle rendait service à son père sur la vigie et se retrouvait alors avec une vue plongeante sur la pêche. La mer rougie de sang, les morceaux de viande, la tête découpée et les nageoires jetées à la mer… La routine pour son père et son équipage d’une trentaine d’hommes, parfaitement coordonnés et aux rôles précis. Elle n’avait jamais vraiment pu s’y faire.

Barbara (1)

Le quartier de l’Académie s’étendait le long de la Stral, l’un des deux fleuves, avec le Sund, qui se mêlaient avant de se jeter dans la mer. Stralsund était ainsi coupé en trois : au nord, le quartier de la Citadelle, celui du pouvoir et des ambassades. A l’ouest, le quartier Marchand, l’Académie et le quartier des Temples. A l’est, les quartiers industrieux : quai des Pêcheurs, Arsenal et quartier des Artisans.
On trouvait dans le quartier de l’Académie tous les lieux de savoir. Université, imprimeurs, salles de théâtre… un quartier bourgeois, aisé, aux maisons propres, aux rues soigneusement pavées, arborées. Les riches marchands y investissaient, faute de pouvoir atteindre leur rêve d’une maison sur la Citadelle.
Le quartier hébergeait aussi une immense bibliothèque, et le bâtiment des Archives - sauf les archives militaires, strictement confidentielles et jalousement conservées dans la caserne de la Citadelle.
Les Archives étaient installées dans un immeuble allongé, aux colonnades antiques, surmontées de statues représentant les sept mers. Des allégories féminines bien trop dévêtues au goût de Barbara Kavcik, agente du guet des Pêcheurs depuis peu.

Ophélie (1)

S’il y avait bien une chose à laquelle Ophélie Boulanger excellait, c’était bien s’intégrer dans un groupe. Bonne vivante, elle disposait d’une mine d’anecdotes hilarantes, fruit d’une enfance passée dans la pâtisserie de ses parents. Elle avait grandi dans le quartier des Pêcheurs, et la foule de clients de l’échoppe lui avaient donné un répertoire d’imitations et de personnages hauts en couleurs qui ne manquaient jamais de connaître son petit succès au guet.
L’inconvénient de grandir dans une pâtisserie, c’étaient les restes. C’est que tous les gâteaux ne se vendaient pas, et qu’il fallait bien souvent aider à les finir. Ou goûter les plats. D’où un certain embonpoint qui avait failli la faire échouer à intégrer le guet. L’examen écrit s’était bien passé, notamment les aspects comptables, grâce à son expérience à la boutique. Les tests physiques, notamment la course, en revanche… Heureusement, ses cours d’archerie avaient fait pencher la balance : elle se montrait plutôt adroite à cet exercice. Son caractère enjoué et naturel avaient séduit le capitaine, qui l’avaient donc recruté au poste.
Elle y tenait l’accueil, bavardant de tout et de rien avec les habitants du quartier comme ses collègues. Un moulin à paroles venu d’un moulin à farine… Ophélie était appréciée, bonne vivante, et adorait son travail. Du moins jusqu’à ce fameux jour.

Pieter (1)

Il se souvenait parfaitement de ce jour-là. Le capitaine du guet, le visage fermé, venait de frapper à la porte de la maison. Sa mère avait ouvert et compris d’un regard. Ses larmes intarissables hantaient encore Pieter van Ryn, quinze ans plus tard.
Ce jour-là, son père n’était pas rentré à la maison.
Il n’y eut plus, par la suite, de geste tendre, d’éclats de rire. Cette façon bien à lui de lui ébouriffer les cheveux. Sa voix chaleureuse qui l’encourageait. Ces histoires, qu’il racontait le soir. Celle du fou qui navigua hors du monde, celle du pêcheur et du calamar bleu… Tous ces contes que Pieter écoutait, les yeux ronds comme des billes.
Jan van Ryn appartenait au guet des Pêcheurs. Un homme simple, agent modèle. Il avait travaillé dur, gravi les échelons et obtenu ses galons de caporal. On le pressentait pour un poste de sergent. L’avenir s’ouvrait à lui, radieux. Un agent brillant et respecté, un homme prometteur d’une trentaine d’années. A ce rythme, qui sait, il finirait sans doute capitaine, disait-on de lui.
Pieter, son fils, l’admirait tant. Il le voyait comme un héros des contes d’antan, qui luttait contre les méchants.
Mais Jan était mort, ce jour-là. Assassiné lors d’un duel face à un mercenaire corrompu. Pieter, alors âgé de cinq ans, n’avait pas compris tout de suite pourquoi sa mère pleurait. Il avait mis quelques jours à admettre que son père ne rentrerait plus jamais.

Omikami (1)

L’ambiance semblait lourde ce soir. Omikami Kaze ne vivait pas à Stralsund depuis très longtemps, mais elle pouvait ressentir la nervosité des clients de la taverne “Le Vieux Filet”. Pas de rires gras, pas de tapes dans le dos ou de chant de marin : chacun buvait, le nez dans sa chope, tourné vers lui-même.
Tout en nettoyant un verre avec un tissu à carreaux, la native du Matriarcat de Tara observait la salle. Le Vieux Filet était un bouge du quartier des Pêcheurs, comme on en trouvait des dizaines. La pièce commune mesurait trente pas sur trente, avec un comptoir en bois récupéré. Autour, des bancs brinquebalants et des tables construites à l’aide de vieux tonneaux. Le sol, de terre battue, collait sous les chaussures tant il était détrempé - à la fois à cause de l’orage qui faisait rage au dehors que par les boissons renversées par mégarde. Le tenancier avait tendance à se planquer à l’étage où il menait des affaires pas très nettes, et laissait la salle à son employée.
La jeune femme surveillait la foule. Une vingtaine d’hommes, des marins principalement. Probablement des pêcheurs retenus en ville par les intempéries, et qui noyaient dans l’alcool leur déception d’une journée de travail perdue. Il ne faisait pas bon partir sur les océans par un temps pareil.
Omikami ne comprenait pas encore toutes les conversations. La langue locale, chantante, tranchait beaucoup trop avec les rythmes gutturaux de sa région natale. Pire, les hommes de Stralsund se montraient bien trop expansifs et bavards, à agiter leurs mains sans aucun contrôle. Au Matriarcat, ils auraient été châtiés pour tant d’insolence. Ils ne savaient pas tenir leur place, ici. Les coutumes locales la perturbaient. Comme si tout était inversé.

Kiara (1)

-Et merde !
Kiara dérapa sur un pavé détrempé. C’était bien le jour pour une course poursuite ! Un déluge s’abattait sur Stralsund en cet après-midi d’été. Un orage comme il en survenait si souvent à cette période. La ville portuaire vivait des heures chaudes et humides, alternant entre sécheresse et pluies diluviennes.
Et c’était forcément sous la flotte que la caporale du guet des Pêcheurs devait cavaler dans un dédale de ruelles salies sur les traces d’un petit vide-gousset. Le gamin filait, évitait avec agilité les charrettes et les passants.
-Pas question de te laisser filer, morveux ! Reviens ici ! Au nom de la loi !
Kiara trouvait cette phrase ridicule, mais son chef, le capitaine Henrik, la citait souvent. Avec son air sérieux et droit, il en imposait en déclinant cette sentence. “Au nom de la loi !”… chez elle, cela sonnait assez pathétique, surtout quand le contrevenant ne dépassait pas un mètre vingt. Mais elle en faisait désormais une question d’honneur.
Elle l’avait repéré sur le marché aux poissons, où elle patrouillait avec Michel Kervadec, un agent un peu plus jeune qu’elle. Le genre discret, timide, qui rougissait à moitié dès qu’il lui parlait. Elle sentait bien qu’il cherchait à la séduire, mais il était d’un ennui !

Manolo (1)


[Cette nouvelle est parue dans le recueil "Tous des monstres" de l'atelier d'écriture du Festival de l'Imaginaire "Autres mondes" de Lambesc en 2019, sous la direction de Pierre Gaulon.


**
“Mais tu vas descendre de là, bon à rien ?”
Le dompteur me regardait d’un air furieux. Alors je suis descendu de la passerelle. Quand je suis arrivé en bas, le pavé m’a fait mal au pied. Le port sentait la marée, comme du poisson pourri. Le soleil m’a brûlé les yeux, et la foule… Cette foule…
“Oh, regardez les monstres sont là ! Regardez le petit bossu ! On dirait qu’il a des yeux bizarres !”
Les cris d’excitation m’ont fait peur. Mais maman me disait toujours de relever la tête et de faire de mon mieux. Elle était gentille ma maman. Alors j’ai redressé la tête et ouvert grand mes yeux vairons.
“T’as encore mal fermé la cage, combien de fois je te l’ai dit !”
Le dompteur m’a donné un coup de fouet dans le dos. Ça a piqué, et je me suis tourné. J’aime pas quand il frappe ma bosse. Les gens ont ri, et le reste du cirque a regardé ailleurs.
“Allons, c’est un petit garçon, il peut faire des erreurs”, a dit monsieur Loyal avec indulgence. Un gros bonhomme aux grosses lèvres pleine de sucre. A cause du beignet bien gras qu’il mangeait.
“Un mignon petit garçon oui, il va apprendre”, a dit le clown en me dévisageant longtemps. J’aime pas son sourire. On dirait le serpent du musicien des îles.
“Ce gosse est un raté. Imaginez-le sur le trapèze”, s’est esclaffé l’acrobate, un grand type au corps d’athlète. Tout le monde a ri.
“Il l’a fait exprès, comme d’habitude”, a persiflé la diseuse de bonne aventure. Elle jubilait. Elle n’allait pas rater l’occasion de me dénoncer.
J’ai haussé les épaules. Oui, c’est vrai, j’avais mal attaché la cage.
J’avais pas envie d’aider le dompteur. Ni les autres.
Je préférais rester avec les monstres. Les soeurs siamoises, la femme à barbe, le nain. Ils étaient gentils avec moi, eux.
Alors le dompteur a refait claquer son fouet, lancé un chapelet de jurons, et tout le monde m’a laissé en secouant la tête.
Les roulottes étaient toutes descendues du gros bateau, les animaux attelés. Le cirque s’est ébranlé sous les acclamations de la foule.
“On fera sûrement fortune à Stralsund”, a dit le directeur, les yeux brillants.

Hornqvist (1)


[Cette nouvelle est parue dans le recueil "L'horreur, du roman gothique à Lovecraft" de l'atelier d'écriture du Festival de l'Imaginaire "Autres mondes" de Lambesc en 2017, sous la direction de Pierre Gaulon.


L’éperon rocheux découpait le ciel au détour d’un arbre rabougri. Hornqvist, usé par le trajet, se sentit écrasé par l’apparition de cette masse du fond des âges, ce plan incliné surplombant le fleuve. Le bruit sourd du Sund, rivière brunâtre au débit puissant, masquait le cliquetis des harnais et les grincements du bois des chariots.
La pointe de Karlsson, l’appelait-on. Un massif de granit, une falaise abrupte, qui divisait le fleuve en deux cours d’eau. Une île au milieu de nulle part. Alors qu’une pluie chaude s’abattait sur ses épaules, le jeune officier observait son futur logis avec appréhension. Dans le soleil couchant, la paroi rocheuse prenait des teintes multicolores, où prédominait le noir. Les ombres constellaient la colline et semblaient miter un tissu élimé.
Chaque pas du soldat s’enfonçait dans une masse spongieuse. La rive du fleuve n’était pas sûre. Il s’agissait plutôt d’une sorte de marais putride duquel dépassaient des tiges d’ajoncs et d’où sourdaient des filets de liquide noirâtre. Hornqvist imaginait là le sang d’une terre malade qui s’échappait et fuyait un funeste destin. Les arbres privés de leurs feuilles formaient une colonne de pantins squelettiques, décharnés.

samedi 9 novembre 2019

Henrik (1)


[Cette nouvelle est parue dans le recueil "Détectives de l'étrange" de l'atelier d'écriture du Festival de l'Imaginaire "Autres mondes" de Lambesc en 2016, sous la direction de Pierre Gaulon.

***

La terre explosa à sa droite dans un vacarme assourdissant. Des corps mutilés, dispersés aux quatre vents, frôlèrent son visage. A ses côtés, le caporal Steven s’écroula percé d’une douzaine de flèches. Soudain, l’ennemi chargea. Un lancier au regard fou fonça vers lui en criant. Il observa impuissant la pointe dentelée se rapprocher. Un impact  le jeta au sol avant le choc…

Henrik se réveilla en sursaut, baigné de sueur. Il s’assit péniblement dans son lit, haletant. Les poumons en feu et le cœur battant à tout rompre, il repoussa ses longs cheveux bruns détrempés, et inspira longuement. La guerre, encore… Toujours ce sinistre siège de Kalandra.
Il souffla par à-coups, puis posa ses jambes au sol. Un rictus aux lèvres, il passa sa main sur sa barbe mal taillée. La douleur, lancinante, et cette respiration sifflante, due à une flèche ennemie, l’accompagnaient chaque matin depuis son retour de la guerre. Un miracle qu’il ne fut pas mort ce jour-là, seul survivant de sa compagnie.
– Pourquoi moi ? murmura-t-il pour la millième fois.
Il secoua la tête pour chasser ses souvenirs et déplia son mètre quatre-vingt. Titubant, il attrapa une serviette et essuya son visage émacié. Les yeux marron, hagards, et les profonds cernes témoignaient d’une nouvelle nuit au sommeil hanté. Son torse nu, couturé de cicatrices, retraçait une vie de combats acharnés. Son flanc droit affichait une marque en étoile violacée.
Bien qu’il fit à peine jour, les premiers bruits de la ville résonnaient au loin. Le soleil blafard s’infiltrait à travers ses rideaux en lambeaux et un rayon timide lui lécha le visage. Une autre inspiration le plia en deux. Il dut s’accrocher à une table basse afin de se relever, avant de parvenir à diriger ses pieds vers une cruche située à deux mètres du lit. Autant dire le bout du monde.
Un pas après l’autre, les poumons tels un soufflet de forge, il atteint son but. Le cruchon ébréché était à moitié vide, mais l’ancien soldat n’en avait cure. Il en versa le contenu sur son crâne. La fraicheur de l’eau le saisit et ralentit le rythme de sa respiration et les battements de son cœur. Ses jambes arrêtèrent de trembler et il reprit son équilibre. Le parquet grinça sous son poids, alors qu’il tournait sur lui-même afin de vérifier qu’aucun ennemi n’avait investi son logis. Un lit, une table basse, deux chaises, une armoire, un coffre, un garde-manger et quelques étagères abritant une trentaine de livres fatigués. Ces maigres possessions récompensaient mal dix ans de sacrifices anonymes et de sang versé pour la gloire de la cité. Dans un coin, son vieux plastron percé d’un trou béant semblait le narguer et le replonger dans son cauchemar.
Henrik se dirigea vers le garde-manger. Un quignon de pain, quelques tranches de saucisson, un verre de vin clairet et une grappe de raisin composèrent ce repas frugal. L’homme ouvrit son armoire, y attrapa un pantalon de velours marron élimé et une chemise blanche, puis passa avec précaution sa veste d’uniforme aux boutons cuivrés. Le mouvement de son bras vers l’arrière lui arracha une nouvelle grimace de douleur. Lacer ses chaussures fut une épreuve, comme tous les matins. Après avoir attaché ses cheveux en catogan, Henrik ouvrit la porte et sortit dans la rue. Les odeurs de la ville l’assaillirent : la mer, toute proche, les seaux d’eaux usées vidés ici et là, mais aussi les parfums d’épices des échoppes de la rue. A droite, un bateleur haranguait ses pratiques, vantant un nouveau produit miracle. Une journée ordinaire…