mardi 1 décembre 2020

Hubert (2)

 Quatre mois avaient passé depuis l’affaire du “Joyeux drille”. Hubert Rivière et sa nouvelle compagne Aurore s’étaient attelés à préparer leur plan de bataille. Leur objectif restait de mettre fin au trafic d’esclaves, qui régnait dans les comptoirs du sud et sur lequel l’aristocratie de Stralsund se montrait hypocrite. Les marchands et les membres du Conseil fermaient les yeux sur ces pratiques atroces. L’or et les épices coulaient à flot, et c’étaient les seules choses qui comptaient. Mais pas pour eux. L’immense fortune d’Hubert cessa de disparaître dans les tavernes et bordels, et commença à servir autrement. Ils recrutèrent des courtiers et des commis, installant des comptoirs de leur petite société sur toutes les îles du sud, à Sirân aussi.   Ils envoyèrent leurs employés à travers la ville, afin de chercher des points faibles chez les principaux marchands les plus corrompus.

Roda (2)

 Buli ne tarderait pas à tomber. Roda Olsen, l’ambassadrice de Stralsund, n’en avait jamais douté. 

Après un long voyage sur des routes défoncées, son carrosse s’était arrêté dans un village de l’arrière-pays. Derrière elle, des chariots transportaient des affaires et ses domestiques. Il avait fait trop froid pour ses vieux os. Malgré quelques nuits dans des auberges qui puaient le rat crevé et les draps moisis, la vieille femme pestait contre l’inconfort. Elle rêvait de finir ses vieux jours dans une île des mers chaudes, loin d’hommes vindicatifs et mégalomanes.

Mikhail (2)

 Mikhail n’aimait pas ce qu’il voyait. 

-Vous êtes sûrs du chemin ? demanda-t-il.

-Evidemment !

Les deux marchands de Delta lui avaient proposé de les accompagner lors de ce premier voyage. Le négociant de Stralsund se retrouvait donc sur les berges d’un fleuve d’une largeur incroyable, au débit rapide, dévoré par des moustiques. La chaleur était étouffante. Il croyait avoir connu l’enfer en traversant le désert depuis Oasis, droit vers le sud. Mais une fois la savane franchie, puis la jungle, il avait découvert que les dieux pouvaient encore augmenter la température du four.

Shazam (2)

 Shazam se planquait dans le quartier Marchand depuis maintenant une semaine. Elias lui avait laissé sa barque, puisque ce traître allait monter à la Citadelle, pour “faire des études”. Sans déconner… La donzelle qu’il avait embobiné avait apparemment le bras long. Peste !

Mais cela l’arrangeait. Il était tranquille dans cette barque. Il y avait comme une petite cabane dessus, où il pouvait dormir à l’abri des regards. Il n’en sortait guère, d’ailleurs, et commencer à en avoir assez.

Karsten (2)

 Depuis leur victoire lors du match décisif, Karsten et son équipe de balle-en-main attendaient la reprise. Ils ne joueraient pas avant plusieurs semaines et devaient donc reprendre leur morne routine… et leurs métiers respectifs.

La rude vie des quais s’imposait à nouveau. Une bonne partie de l’équipe travaillait en mer. Ces pêcheurs ne pouvaient pas patienter sans rien à faire. Ils n’auraient jamais eu les moyens de faire vivre leur famille.

jeudi 26 novembre 2020

Pauline (2)

 Le premier mois à l’Académie eut tout du calvaire pour Pauline Dubois. 

Sa réussite lors de l’examen d’admission au département des sciences avait rapidement fait le tour du petit milieu universitaire. Les autres candidats ne supportaient pas d’avoir été relégués au rôle de faire-valoir. De quel droit cette femme venue de nulle part pouvait les humilier à ce point et se retrouver non seulement acceptée dans les murs, mais qui plus est directement en troisième année ?

mercredi 25 novembre 2020

Ignacio (2) / Valentina (1)

Elle le trouva un matin. Ignacio était mort dans son sommeil. Raide comme la justice, comme on disait. L’ancêtre avait bien vécu. Quarante ans à naviguer sur l’eau, vingt-cinq à flotter sur l’alcool. Il n’était plus le même depuis des années. Depuis qu’il ne naviguait plus, en fait.

mardi 24 novembre 2020

Sarah (2)

 -Êtes-vous prête ?

La voix de Guillaume Rodrigue résonna dans l’escalier de la la résidence du marchand-fourreur de Narval. Sarah Cattermole grogna en s’escrimant sur la fermeture de sa malle.

-Juste un instant…

Un claquement retentit et elle poussa un sourire de soulagement. Quel calvaire ! Elle remit en place une mèche de cheveu d’un souffle, et poussa un grand soupir. Elle tourna ensuite la tête et, du regard, fit le tour de sa chambre-atelier. Il lui faudrait mettre de côté bien des outils indispensables, ses bocaux de pigments… impossible de tout emmener.

Horacio (2)

 Depuis deux mois qu’Horacio et sa famille vivaient sur Coriandre, l’ancien cambrioleur restait vigilant. Son commanditaire du vol des trois opales dans un hôtel particulier du quartier de la Citadelle de Stralsund lui procurait encore d’affreux cauchemars. Les yeux vairons, la voix rauque, presque métallique, de cet horrible individu traumatiseraient l’homme le plus solide. Horacio avait conscience que son mensonge pouvait coûter cher : il avait assuré qu’aucun problème n’était survenu, alors qu’une servante et deux gardes pourraient peut-être l’identifier. Autrement dit, le propriétaire avait sans aucun doute vérifié ses biens et pris connaissance de la disparition des pierres précieuses bien plus tôt qu’attendu. Or, l’homme à l’écharpe noir échappait au profil du plaisantin…

samedi 21 novembre 2020

Amani (1)

 De quel droit Bertrand avait-il amené cette petite dinde à l’Optimiste curieux ?

Amani Chandragupta enrageait. Leurs recherches étaient de la première importance. Une novice ! Qui plus est du Guet ! Avait-il perdu tout sens commun ?

Il réfléchissait encore par ses boules, pas par sa tête. Et elle était bien trop jeune pour lui, fulmina-t-elle.

Amani allongeait le pas. Sa grande taille diffusait de longues ombres sur le pavé, dans cette nuit éclairée par quelques lampes diffuses dans le quartier de l’Académie. Ses bracelets précieux s’entrechoquaient dans un léger tintement, qui finit par l’agacer.

Cette gamine !

Une petite blonde, qui vient la bouche en coeur traiter leurs recherches sur la Cité blanche de contes pour enfants ? Qu’elle aille au diable ! Et Bertrand avec.

jeudi 19 novembre 2020

Vladimir (2)

 Lorsque l’on a quinze ans, et que l’on a pas une pièce en poche, les choses s’annoncent mal. C’est ce qui arrivait à Vladimir Mozyakin. Depuis son départ du monastère de la déesse de la mer, il lui fallait se creuser la cervelle pour assurer les actes du quotidien les plus simples.

Il avait Sun Li à ses côtés, bien sûr, ce qui, il l’avouait volontiers, lui apportait toute la richesse dont il avait besoin. Sauf un toit sur la tête et de quoi remplir son ventre… Les deux adolescents avaient choisi de quitter un avenir tout tracé de prière et de don de soi au profite d’une vie égoïste ensemble. Les conséquences tombaient sous le sens : ils devaient se débrouiller.

mercredi 18 novembre 2020

Bartoloméo (2)

 S’il avait su, Bartoloméo Sanchez n’aurait jamais accepté ce contrat. 

Oh, il était un pêcheur, il avait l’habitude des voyages en mer difficiles. Les marins subissaient le vent, les tempêtes, le sel et la faim, parfois. Il avait même connu un naufrage, dont il avait été le seul survivant.

Mais la pêche à la morue, ça…

mardi 17 novembre 2020

Oleg (1)

 On les appelait les charognards. Tout le monde les fuyait comme la peste. Et pourtant, tout le monde comptait sur eux.

Oleg Kriushko n’en avait cure. C’était un homme simple, un taiseux. Il faisait simplement son travail. S’occuper des morts.

Qu’il s’agisse d’un puissant dans son palais de pierre ou d’un miséreux mort au fond d’une ruelle boueuse, il était là. Le dernier intercesseur entre la vie et la mort. Son travail consistait à prendre soin du corps, à lui redonner un semblant d’humanité lorsqu’il le fallait. Après cette préparation, Oleg travaillait en lien avec le culte choisi par le défunt, et assistait aux rites funéraires. La mort au quotidien ne le choquait plus.

lundi 16 novembre 2020

Gustav (2)

 Encore une matinée sur Stralsund. Encore une journée pour s’enrichir. 

Gustav Olsen n’avait pas beaucoup dormi. Il y avait beaucoup trop à faire, ces derniers temps. Depuis la décision irréfléchie de son frère de bâtir une deuxième enceinte afin d’abriter les hordes de pouilleux qui s’étaient illégalement installés au pieds des remparts, le principal rival du Consul ne lambinait pas.

Mark (2)

 Cela faisait deux semaines que Mark Olsen et l’Amiral demeuraient sur Jade. Pour Mark, son idylle avec Ginna D’Agostino rendait son séjour agréable. Mais l’Amiral, l’héritier Olsen, tournait en rond.

-Mark, je m’ennuie.

Les deux hommes se retrouvaient encore une fois dans une taverne mal fréquentée. Malgré ses efforts, Mark, garde-du-corps officiel, ne parvenait pas à retenir son jeune maître. L’attrait du danger primait sur tout. Ils visitaient donc un bouge des bas quartiers, proche du port, où des marins aux muscles surdimensionnés jouaient leur paie au cours de parties plus ou moins truquées. S’encanailler était la grande passion du gamin de dix-huit ans. Plus l’alcool était mauvais, mieux c’était.

dimanche 15 novembre 2020

Giovanni (2)

 Giovanni Di Solari vivait un cauchemar. De Jong et ses hommes de main avaient pris leurs aises dans son ambassade de Kimberley. Une aile de la propriété servait désormais de prison pour les domestiques. Les truands ne comptaient pas les laisser partir, au risque de les voir vendre la mèche. Ils étaient vivants… pour l’instant. Quelques mercenaires jouaient le jeu de la domesticité afin d’accueillir les livraisons habituelles, expliquant aux visiteurs qu’un renouvellement de personnel avait été décidé.

vendredi 13 novembre 2020

Teresa (2)

 Teresa Kouros torturait son chignon gris avec agacement. L’autre main tenait un malheureux crayon à mine, qui battait la cadence sur la table. A ses côtés, dans la salle de Justice, un greffier lui fait les gros yeux. Elle n’en tint aucun compte, comme d’habitude, et soupira avec ostentation.

Le juge se racla la voix et poursuivit d’une voix monocorde, annonçant une sentence jouée d’avance. Ce procès pour un vol de bijoux s’était révélé sans intérêt. Un voleur, trois témoins fiables, des preuves retrouvées… Rien de croustillant pour égayer son article dans la Gazette.

jeudi 12 novembre 2020

Martha (2)

Pour Martha, cette journée de recrutement fut une révélation. Lorsqu’elle était arrivée devant le poste de guet, une quarantaine de personnes patientaient. Des jeunes, des anciens, des hommes et des femmes. Certains se connaissaient et discutaient, d’autres observaient de loin. Face à certains hommes aux carrures imposantes, elle s’était sentie comme une petite souris au milieu des fauves. Sa rapière au côté lui sembla incongrue. Qu’est-ce qu’elle faisait là ?

Nerveuse, elle esquissa un pas en arrière et faillit faire demi-tour. Mais la voix de son ancien maître d’armes à Kimberley résonna dans sa tête : “A l’épée, au sabre, à la rapière, au fleuret, c’est pareil. On fait face.”

mardi 10 novembre 2020

Lukas (2)

 Lukas Hollander avait connu son lot de sale coups dans sa vie. Il avait donné à peu près autant de gnons qu’il en avait reçu. Il avait commis des actes bien moches. Trafiqué, tué même. Le pire restait quand même cette caravane maudite, abandonnée en plein désert. Le regard de ces esclaves… de ces gosses…

Comme toutes les nuits, ces fantômes venaient se rappeler à son bon souvenir. Il aurait pu devenir marteau. Mais il s’accrochait. 

lundi 9 novembre 2020

Yulia (2)

 Pour une première journée mouvementée, ce fut une journée mouvementée !

Yulia Tarasova était désormais agente du guet des Pêcheurs. Elle allait patrouiller en uniforme, marcher pendant des heures dans cette ville crasseuse… et sans doute sentir le poisson tous les soirs. Le maudit soleil de Stralsund transformait la criée en bouillon de poisson pourri. Quelle horreur, cette chaleur.

Enfin, au moins aurait-elle une solde qui tomberait régulièrement et lui permettrait de payer son loyer. Dommage que le guet ne fournisse pas une caserne pour s’y installer sans frais.

dimanche 8 novembre 2020

Olivia (2)

 L’examen s’était bien passé.

Cela avait commencé par un test écrit qui n’avait posé aucune difficulté à Olivia. Les questions de droit et les traductions correspondaient parfaitement à ses compétences. En revanche, elle ne s’attendait pas à devoir courir autour d’une piste ou manier des armes… D’une certaine manière, son idée du travail au guet avait été bien trop naïve. Oui, elle pouvait être amenée à se défendre car tout le monde ne respectait pas les agents. Le massacre de la via Oktora aurait du lui servir de rappel.

vendredi 6 novembre 2020

Barbara (2)

 La nuit était tombée depuis une bonne heure sur Stralsund. La ville ne dormait pas, cependant. La touffeur de l’été pesait, et poussait les habitants à investir les places dotées d’une fontaine. Les voisins s’y rejoignaient, les bambins pataugeaient afin de se rafraîchir. Les hommes et femmes, épuisés par leurs journées de travail, installaient des tables sur des tréteaux et dînaient en plein air. Pas question de s’entasser dans des logis étroits et étouffants. La convivialité régnait, et des mets de toutes origines se partageaient dans la bonne humeur.

C’est ce que Barbara aimait dans sa rue du quartier des Pêcheurs. Pour une fois, elle ne participerait pas à ces agapes. Elle était invitée par Bertrand Delestre, archiviste en chef du quartier de l’Académie, à rencontrer quelques uns de ses amis. 

mercredi 4 novembre 2020

Ophélie (2)

 -Vous désirez un thé ? demanda Ophélie, affable.

L’émissaire de la Citadelle déclina avec un grognement. Penché sur un registre comptable, il la repoussa d’un geste, sans même la regarder. Elle haussa les épaules et sortit, non sans jeter un coup d’oeil rapide au dossier. 

Cela avait commencé tôt le matin. Cinq représentants de Mark Olsen, nouveau suprintendant des guets de quartier, étaient venus mettre sans dessus-dessous la petite routine du guet des Pêcheurs.

mardi 3 novembre 2020

Pieter (2)

 C’est mon premier jour. Il faut que je fasse bonne impression.

Pierer van Ryn se préparait, nerveux. Sa mère, telle une abeille affolée, tourbillonnait autour de lui, ajustant les plis de son uniforme flambant neuf. 

-Je t’ai préparé ton déjeuner, mon lapin !

-Maman ! M’appelle pas comme ça, je n’ai plus cinq ans…

-Tu restes mon lapin, répondit-elle, catégorique.

Pieter soupira. Sa mère rayonnait de fierté. Tout le quartier était déjà au courant de son entrée dans le guet des Pêcheurs.

lundi 2 novembre 2020

Omikami (2)

 Omikami brossait ses longs cheveux noirs avec application. Son peigne de jade, l’un des rares souvenirs de son enfance au matriarcat de Tara, allait et venait, chassant les nœuds provoqués par une nuit de sommeil agitée.

Elle avait peiné à trouver le sommeil, cette nuit. Quelque chose la perturbait, mais elle ne savait pas quoi. Pourtant, la nouvelle agente du guet des Pêcheurs avait suivi à la lettre toutes les recommandations de la voie du Roseau.

Le contrôle du souffle. L’image mentale. Agacée après une longue méditation sans effet, la jeune femme avait décidé de s’user physiquement. L’enchaînement des postures ne s’était pas révélé efficace. Elle avait repoussé ses limites, tenu de longues minutes certains mouvements à s’en faire mal aux abdominaux, aux cuisses, aux épaules. Même cela n’avait pas suffi.

dimanche 1 novembre 2020

Kiara (2)

-Putain, je suis en retard !

Kiara sortit du lit en catastrophe, les cheveux bruns en bataille. Elle rejeta la couverture d’un bleu passé. Nue comme un ver, la jeune femme se précipita vers un meuble sur lequel un broc d’eau et une cuvette lui permettraient de faire sa toilette.

-Mmm… l’est quelle heure ? entendit-elle.

-Tôt, andouille ! Magne toi, Kost va te tuer aussi !

Hugo Miranda, sergent du guet des Artisans, leva un sourcil. L’esprit embrumé, il se replongea dans son oreiller. 

mercredi 2 septembre 2020

Diane (6)

 

-Vous vous connaissez ? s’exclama la jeune fille endimanchée.

-Ouaip ! C’est Diane, répondit Elias simplement.

-Diane ?

-Une copine des quais

Un air de jalousie passa dans le regard de l’aristocrate. Méfiante, elle toisa la gamine rousse, mais n’eut pas le temps de parler.

-Qu’est-c’tu fous là ? lança Diane.

-C’est une longue histoire…

Elias décrivit son exploration de la ville haute en secret, sa découverte du jardin privé des Olsen, et sa rencontre avec Inyanna, la fille du Consul. Celle-ci l’avait pris sous son aile et il allait entrer à l’Académie dans quelques semaines.

-Vous êtes la fille du Consul ? cria Diane, abasourdie.

-Oui.

-Bordel.

-Et vous ?

-Moi, j’suis la fille de personne… mais j’accompagne le capitaine du guet et une belle dame, une chanteuse…

Le trio sympathisa très vite. La bonne humeur d’Elias, un jeune homme brun au sourire permanent, apaisa les tensions. Il fit de son mieux pour présenter les deux filles sous leur meilleur jour, leur trouvant des points communs. Les gamins des rues racontèrent des anecdotes truculentes des quais. Inyanna se révéla bon public, et se tordit de rire sans aucune gêne. Elle-même connaissait un nombre d’histoires incroyables de la Citadelle, comme ce riche marchand surpris le pourpoint aux chausses en train d’uriner sur une statue vieille de quatre siècles.

-Mais pour quelle raison es-tu invitée alors ? T’ont-ils adopté ?

Diane se figea. Adoptée ? Elle n’y avait pas vraiment pensé. Ce matin même, elle faisait la queue à la boulangerie et la journée avait filé comme dans un rêve. La messagère ne savait pas vraiment ce qu’elle faisait là, à papoter avec la fille de l’homme le plus puissant de la ville, comme si elles se connaissaient depuis toujours. Son dé fétiche trouva sa main au fond de sa poche, et la rassura. Elle avait fait six, pas vrai ?

-Madame Dorotéa m’a demandé d’ouvrir mes oreilles. De rapporter ce que j’entendais.

-Alors allons-y, s’excita Inyanna.

Oubliant le buffet et les jeux fades des autres enfants, le trio décampa et s’infiltra dans la grande salle.

Ils passèrent un moment très amusant à jouer les espions, slalomant entre les convives et dévalisant les plateaux de petits fours.

Diane entendit un marchand de Kimberley se plaindre d’une attaque de pirates. Un représentant de Jade évoqua en confidence ses manigances pour se faire élire à la Chambre des représentants, sans repérer une petite rousse à ses côtés. Un riche négociant se vantait d’avoir acheté son portrait peint par une artiste peintre de renom à Narval, nommée Sarah Cattermole. Un universitaire s’esclaffait en se moquant d’une Pauline Dubois, qui se serait présentée à la faculté des sciences en réclamant le droit de s’inscrire. Une femme, rendez-vous compte ?

Des dizaines de vies, raillées ou admirées.

Les secrets s’accumulèrent pendant deux heures, mettant à mal sa mémoire. Elle décrypta les mouvements des uns et des autres, les minauderies des femmes et les boniments des hommes, les jeux de séduction ou les mensonges. Les riches étaient comme les pauvres, finalement. Ils se trahissaient, magouillaient, volaient si besoin. Ils étaient juste mieux habillés et ne sentaient pas le poisson. Quoique, cette matrone qui avait abusé des dentelles agressait son odorat avec un mélange de musc et de sueur…

L’épuisement gagna Diane, qui retrouva ses compères dans la salle des enfants. Ils se partagèrent leurs découvertes, hurlant de rire aux imitations cocasses d’Elias, très fort pour reproduire les tonalités des adultes. Inyanna, à la simplicité confondante, s’y mit à son tour, se faisant passer pour une grosse bourgeoise de Safran, une île du sud, gonflant ses joues de manière comique.

Lorsque Dorotéa vint la chercher, Diane avait le sourire jusqu’aux oreilles. Les trois amis se promirent de se revoir très vite. La fille du Consul la prit dans ses bras.

-Je suivrai ta carrière avec attention, lui murmura Inyanna, complice.

Diane suivit la belle dame et le capitaine et sortit peu à peu du rêve. La sortie de l’ambassade, la traversée du parc, le retour en calèche vers le quartier de l’Académie… Oubliés, la musique, les senteurs d’agrumes, les petits pains garnis de crème sucrée. La réalité glaciale la reprit, alors que le sommeil la gagnait. Demain, elle serait de retour dans les rues, à courir à travers la ville en quête de trois pièces. L’abattement la gagna.

-Demain, jeune fille, vous vous présenterez au guet des Pêcheurs afin de débuter votre formation. Vous serez logée au bâtiment des novices, repas compris. Mais vous commencerez par faire votre rapport sur la soirée. Il est trop tard pour cela, donc nous attendrons demain matin. Vous dormirez avec nous cette nuit dans un lieu sûr.

-Logée ?

-Logée, nourrie, blanchie, comme on dit, sourit Dorotéa. Et j’escompte bien vous voir gravir les échelons.

Une situation stable ? Des promotions ? Diane, les étoiles dans les yeux, somnola bientôt, puis s’endormit. Le poing serré sur son dé, elle rêva. Dans son rêve, le six sortait encore, toujours.


mardi 9 juin 2020

Diane (5)

Nom des dieux. C’était ça, une maison de riche ? Le plafond, peint d’une fresque colorée aux détails subtils, l’écrasait à une hauteur vertigineuse. Le vestibule aurait pu loger une vingtaine de familles et annonçait un escalier à deux branches, de marbre blanc veiné de noir. Diane distingua une enfilade de pièces sur un couloir à gauche, et, à droite, une pièce incroyable.

Les yeux ronds et la bouche grande ouverte, elle serra la main sur son dé fétiche à s’en faire mal aux phalanges. La gamine suivit le capitaine et la belle dame comme un automate. Diane fut éblouie par des lustres rutilants, assourdie par le brouhaha des conversations, oppressée par la foule, assaillie par des parfums exotiques. Des serviteurs obséquieux avec leurs ridicules perruques poudrées naviguaient entre des îlots de riches marchands, qui conversaient en riant trop fort dans cet océan de richesses. Leurs regards faux lui firent penser à des bancs de requins. Ces espèces de monstres décrits par les pêcheurs sur les quais, qui encerclaient les navires, les bouches aux dents acérées… Enfin, c’est ce qu’elle imaginait. La fillette n’avait jamais pris la mer.

Au loin, tel un mirage, des tables ployaient sous le poids de viandes froides, fruits, légumes, pains… le tout découpé dans des formes étonnantes. L’estomac de la miséreuse gronda et elle retint un flot de salive.

-Diane, vous valez bien plus que tous ces paons, asséna la belle dame en se penchant vers elle.

-Qu’est-ce que je fais là ? trembla-t-elle.

-Ils sont comme sur les quais, mais chez eux, la saleté est à l’intérieur, la rassura Dorotéa. Vous vous souvenez de votre mission ? Bien. Je vous fais confiance. Allez manger un morceau, et tendez l’oreille.

Diane souffla un bon coup, hocha la tête et s’avança. Elle observa un temps les femmes fardées de couleurs criardes, puis décida de les imiter. Elle marcha, comme si le monde lui appartenait, et fila droit vers le buffet. Elle était à sa place, ici. Tout le monde ignorait qui elle était, d’où elle venait. Eux aussi avaient la courante quand ils mangeaient un truc pas frais. Bande de moules. Non, d’huîtres, c’était plus prestigieux. Mais ça puait autant.

L’orpheline chipa une assiette et commença à empiler des victuailles : rôti, petits pains, crevettes, et une pelleté de choses qu’elle n’identifia pas. Le repas fila à toute vitesse dans son gosier : des épices, de l’acidité, de l’amertume, du croquant, du flasque… Une partie de son butin dévia discrètement dans ses poches, au cas où. Elle ne savait même pas ce qu’elle mangeait.

Un verre de jus de fruits trop sucré lui rinça la gorge. Le ventre prêt à éclater, pas habitué à pareil traitement, l’apprentie espionne rôda dans ces eaux troubles, tendit l’oreille et chercha les autres enfants. Des rires éclatèrent en provenance d’une petite pièce, au fond de la grande salle de bal. Ses pas la menèrent dans une annexe où une poignée de gamins de son âge jouait à se poursuivre.

Seuls deux d’entre eux n’y participaient pas. A peu près de son âge, ils s’étaient isolés dans un coin de la salle. Une jeune fille aux longs cheveux blonds et aux yeux bleues, vêtue d’une tenue extravagante, et un jeune homme à la tenue plus sobre semblaient lancés dans une grande conversation. Diane examina le garçon et cria presque :

-Putain, Elias ? Qu’est-c’tu fous là ?

-Diane ? Bordel, mais et toi ? C’est quoi cette robe ?

-Et toi, ton costume, tu l’as fauché où ?

Les deux gosses des rues s’étudièrent, sous le regard ébahi de la jeune fille à la robe de satin richement brodée. Et ils éclatèrent de rire.

Diane (4)

 

Nom des dieux. Nerveuse, Diane tritura son dé dans sa poche. Elle voyageait toute pomponnée dans une calèche de rupins. Avec à ses côtés une dame magnifique dans une robe de bal, qui sentait le jasmin et la regardait avec tendresse…

Mince. C’était mieux que de castagner un gros dur pour une miche de pain…

Les maisons défilaient, puis l’attelage franchit la Stral, l’un des deux fleuves et accéda au quartier de la Citadelle, fermé par des barrières et des tas de gardes. Le capitaine donna un papier et un type en uniforme vint regarder à l’intérieur. Diane lui tira la langue et il recula, haussant le sourcil autant que les épaules, et leur fit signe de passer.

Au milieu des jardins et des palais, peu à peu éclairés de lampes à huile de baleine ou de brûlots, la gamine rousse écarquilla les yeux.

Le groupe s’arrêta devant un jardin qui annonçait un immeuble de pierre de trois étages, étrangement peint en jaune, surmonté d’un drapeau figurant une sorte de poisson à corne.

-L’ambassade de Narval, expliqua la belle dame.

Narval, elle savait juste que c’était une ville du nord qui vendait des choses précieuses, genre de l’ivoire ou des métaux. Des trucs de riches quoi.

Devant le bâtiment, le parc était peuplé de véhicules luxueux. Des hommes s’occupaient des chevaux, mais ils ne ressemblaient en rien aux palefreniers de la ville basse. Ceux-ci avaient des redingotes, pas des vestes trouées ou mangées aux mites. Ils ne crachaient pas leur tabac par terre, mais faisaient la révérence. Ils portaient une putain de perruque poudrée ! Diane retint un éclat de rire devant tant de ridicule.

Le capitaine et la belle dame franchirent une grille de métal ouvragée qui révéla un jardin jalonné d’arbres taillés en formes d’animaux. L’écuelle de ragoût était déjà loin. L’estomac dans les talons et les jambes alourdies par les lieues avalées tout au long de la journée, la messagère ne quitta pas d’un pouce les deux adultes. Les tenues des gens ! Des robes à volants, à dentelles, des bijoux brillants qui devaient valoir plusieurs vies. Un autre monde.

Des femmes patientaient à la porte avec le plus gros registre qu’elle ait jamais vu. Elles cherchèrent les noms des invités et la belle dame - Dorotéa - négocia l’entrée de la gamine. “C’est notre fille”, expliqua-t-elle.

Le cœur de Diane ne fit qu’un bond. Leur fille ? Elle ne l’avait jamais vue avant aujourd’hui…

Mais ce serait vachement bien d’avoir une mère aussi belle.

mardi 14 avril 2020

Diane (3)

La main de la belle dame était douce et chaude. Elle la guidait à travers la foule en direction du quartier de l’Académie. Diane y traînait rarement. Lorsque l’on allait pieds nus et vêtu de guenilles, on s’y sentait comme une tache de fraise sur un drap blanc. Les regards pleins de mépris de tous ces gens bien habillés… le nez pincé, ils soupiraient d’agacement en la voyant. Bien fait pour eux, salauds de riches.

Car bien sûr, son commerce l’y amenait parfois. La gamine portait des messages, courait sur les pavés bien alignés, le long de maisons de pierre blanche décorées de frises et de colonnades. Il y avait des fleurs. Et pas de seaux de pisse lancés des fenêtres. Pas de cadavre de chien bouffé par les rats et les vers. Pas d’odeur de poisson dégueulasse. Un quartier trop propre, presque.

En temps normal, après une journée comme celle-ci, à courir en ville, Diane aurait dépensé une ou deux piécettes durement gagnées afin de s’offrir une brochette de viande indéterminée auprès d’un camelot. Peut-être un fruit pas trop pourri, avec de la chance. Elle aurait bu à même une fontaine, puis fait le tour de ses quelques planques potentielles pour y passer la nuit. Peut-être que s’y faire une place aurait exigé quelques horions, ou de défendre sa maigre bourse à l’aide de son petit couteau émoussé. Ou sa vie, selon les soirs.

Mais elle venait de manger un vrai repas chaud. Et maintenant, la belle dame - Dorotéa - la tenait fermement. A ses côtés, deux agentes du guet, qui paraissaient sur le qui-vive. 

L’une, la caporale dénommée Kiara, une petite brune nerveuse aux cheveux ondulés, détaillait la rue de ses yeux verts. Sa longue rapière lui battait les flancs, et la gamine s’aperçut que sa main n’était jamais très loin du pommeau. De temps en temps, son regard se portait sur Diane, avec l’esquisse d’un sourire tendre.

L’autre, une grande femme longiligne, paraissait plus jeune. Ceci dit, avec sa peau cuivrée et ses yeux étroits inhabituels, difficile de se prononcer. Elle ne venait clairement pas de Stralsund. Peu bavarde, la mâchoire carrée, ses longs cheveux noirs étaient réhaussés d’une barrette de jade. Ses flancs arboraient un sabre incurvé d’un côté et un long poignard de l’autre. On n’en voyait pas beaucoup, des comme elles. Diane réfléchissait.

-Tu viens d’où, madame ?

-Triades.

Un bref mot, prononcé d’une voix rauque, sans émotion. Triades… un matriarcat lointain du nord-est. Elle en avait fait, du chemin.

-C’est ici.

Dorotéa guida les deux agentes et la gamine dans une pension cossue, fleurie, qui sentait le jasmin, la cire, et d’autres odeurs que Diane n’aurait jamais su identifier.

Qu’est-ce que je fous là ? se dit la petite.

Une heure plus tard, la gosse des rues avait disparu, dûment lavée, récurée, recoiffée, maquillée, parfumée, habillée d’une robe bleue et de souliers vernis. Nom des dieux.

Elle avait mal aux pieds. Sa robe la grattait. La tête lui tournait, à cause du parfum capiteux. Elle avait envie de se planquer sous une couverture trouée qui puait le poisson, mais qui, au moins, lui serait familière. On la déguisait comme un chien savant. Elle avait eu beau ronchonner, tempêter et ruer, les deux agentes l’avaient maîtrisée sans peine. Et la belle dame lui avait parlé, de sa voix chaude, caressante. Ensorcelée, c’était sûr.

A vingt heures, le capitaine, médailles rutilantes et grand uniforme, attendait nerveusement devant la pension. Dorotéa, robe de satin, rubans, dentelles, boucles d’oreilles d’argent, cheveux en cascade, lui avait coupé le sifflet. Ha ! Tout rouge, qu’il était, le héros de guerre… Diane se retint d’éclater de rire. Car elle n’en menait finalement pas plus large. L’enfant triturait son dé fétiche au fond d’une poche. Diane Chance, qu’on l’appelait sur les quais. Elle avait profité d’un instant seule dans la pension pour le vérifier. Six, encore.

La femme se pencha vers elle.

– Si je vous ai fait venir, c'est que j'ai besoin de vous. Je vous devine débrouillarde et vive d'esprit. Dans une soirée d'ambassade, il y a toujours des enfants ici ou là. Les enfants en savent toujours plus que ce que ne croient les parents. Je vous demande donc une tâche simple : parlez peu, écoutez beaucoup, mémorisez bien, et vous me serez d'une aide précieuse. Vous sentez-vous à la hauteur de cette mission d'espionnage ?

Espionne ! Trop génial ! Diane sourit et hocha la tête. Tu parles qu’elle allait les fumer, les rupins. Écouter, c’était son métier. Dire qu’elle rêvait d’une couverture puant la morue. Ha !

La ville n’avait qu’à bien se tenir : Diane Chance infiltrait l’ambassade de Narval, quoi que puisse être une ambassade. Dans la citadelle. Le quartier haut… là, elle n’y avait jamais mis les pieds. On n’y entrait pas facilement. Il fallait franchir les fleuves. Puis, montrer tout un tas de papiers importants. Il y avait des palais, des jardins. Elle espéra juste que la belle dame était sincère. On savait trop bien, quartier des Pêcheurs, que les pourritures de riches aimaient beaucoup enlever des gamins, qu’on ne revoyait jamais. Mais Diane avait planqué son couteau le long d’une chaussette. Elle avait fait un six. Elle était prête, au cas où…

mercredi 18 mars 2020

Diane (2)

Ce texte est le premier jet de l'atelier d'écriture 2020 du Festival de l'imaginaire de Lambesc, dirigé par Pierre Gaulon, sur le thème : "Improbable destinée". Deuxième séance avec une journée type du héros et un "grain de sable" qui vient détourner son destin.
**

Lorsque l’on est un gamin des rues, la principale tâche de la journée est assez simple.

Survivre.

Trouver à manger et un coin pour dormir occupent l’essentiel du temps. Diane n’échappait pas à la règle. Ce matin-là, elle avait trouvé refuge dans un entrepôt branlant du quai des Pêcheurs. La fillette avait passé la nuit blottie derrière quelques caisses à l’odeur douteuse, avec un vieux morceau de voile comme couverture et un tas de cordages comme matelas. L’entrée de ce logis inhabituel était fermée, mais on trouvait un espace entre deux planches à l’arrière du bâtiment. Bien peu de gosses auraient réussi à se glisser dans ce trou. Diane, elle, y parvenait sans peine. L’avantage de ne pas manger à sa faim…

L’enfant s’étira et bailla ouvertement. Elle chassa une blatte aventureuse d’un geste agacé, sa main menue échouant à écraser l’insecte. Dommage. Son estomac gargouilla. Elle soupira, le creux de ses cotes apparaissant sous une tunique rapiécée et salie par les taches de poisson. Manger… Il fallait vite trouver quelque chose.

L’aube pointait son nez et la gamine ne traîna pas. Elle se contorsionna afin de s‘extraire de l’arrière de l’entrepôt, et détala, la tête un peu dans le vague à cause du manque de nourriture. Ses cheveux d’un roux vif, collés par la crasse, lui battaient le dos en rythme. Arriver la première à la boulangerie était d’une grande importance.

Diane pesta lorsqu’elle y arriva. Une poignée de gosses efflanqués patientaient déjà. Un grand profitait de sa taille pour pousser en arrière les plus petits et les plus faibles. Cette injustice fit crisser les dents de la gamine. Elle serra son poing dans sa poche, refermé sur son dé fétiche. L’orpheline s’avança prudemment et tenta de se faire oublier. Peine perdue.

-Hé, la fille brûlée, dégage ! On veut pas de toi ici !

Le grand s’approcha, menaçant. Il la toisa d’une bonne tête et demi. Diane ne recula pas, se campa sur ses jambes et lui lança un regard noir.

-J’ai autant l’droit d’être là, figure-toi. Trouve-toi un travail, le grand.

Sa chance était avec elle. Le boulanger ouvrait justement sa porte à cet instant et entendit tout.

-Les plus petits d’abord, ordonna-t-il.

Diane, haute comme trois pommes, fit un pas triomphant. Malgré ses douze ans, elle en paraissait huit. Son visage taché de son et son nez en trompette trompaient bien souvent les plus généreux. Magnanime, elle laissa passer deux gosses encore plus petits, qui récoltèrent une petite brioche rassise de la veille. Diane suivit et grignota son repas prudemment. Il s’agissait de faire durer le plaisir. Qui savait quand elle mangerait de nouveau ? A regrets, elle mit de côté un tiers de la brioche et fila sans demander son reste.

Prochaine étape, grappiller des pièces. La manche, très peu pour elle. Diane savait vaguement lire, fruit de quelques années à l’orphelinat, qu’elle avait fui lorsqu’un moine était devenu trop tactile. Et elle courait vite, très vite, ce qui en faisait une messagère appréciée.

La gamine se posta devant le guet des Pêcheurs. Les gardes avaient toujours tout un tas de messages à balader à travers la ville. Cela ne manqua pas : le capitaine en personne l’appela. Un type impressionnant, toujours l’air ailleurs, qui grimaçait bizarrement parfois en se tenant le flanc. Il lui donna un bout de papier, et lui dit :

-Pour madame Taormina. Elle travaille à la gazette, quartier de l’Académie. Pour ta peine, ajouta-t-il en lui glissant une pièce.

Diane opina, partit en courant et traversa la ville. Les ruelles n’avaient plus de secrets pour elle. Les artères à éviter, les raccourcis à suivre lui étaient familiers, ce qui lui permit de dénicher sa cible sans grand effort. La dame, une femme magnifique avec des cheveux d’or, la regarda avec bienveillance. Cette apparition lui donna une pièce et un biscuit, ainsi qu’un message. Qu’elle porta au capitaine, qui lui en redonna un autre, et ainsi de suite toute la matinée. 

La messagère leva ses yeux bleus au ciel. La peste soit des amoureux, songea-t-elle, les semelles en feu

 ***

 A force de jouer les pigeons voyageurs entre les deux adultes - quelle mouche piquait les gens pour les transformer en niais roucoulants ? - Diane, épuisée, se posa un instant.

Le poste de guet lui semblait en ébullition. Les agents, affolés, sortaient de leur antre en nombre. On aurait dit une colonie de fourmis secouée par un bâton. Curieuse, Diane observa. Assise sur le rebord d’une fontaine, elle croqua dans une pomme chipée en cours de matinée. Son autre main triturait le dé en métal dans sa poche.

Qu’arrive-t-il au capitaine ? Était-il arrivé quelque chose à la belle dame ? Elle sentait bon, cette femme. Son sourire, ses attentions - elle l’avait menée vers un cabinet de toilette afin de lui donner un coup de brosse et du savon ! Madame Taormina, qu’elle s’appelait. Au quatrième voyage, Diane avait même reçu une tunique propre ! Qui donnait des vêtements neufs à des orphelins ?

Le capitaine lui avait pour sa part offert un repas chaud. Une générosité qui n’arrivait jamais. Personne ne s’occupait des messagers, d’habitude. Personne !

Les agents partirent dans toutes les directions. Un groupe de badauds en pleurs s’approchèrent et les rumeurs enflèrent. Il y avait eu une attaque… non, un massacre. Des centaines de morts, ou des dizaines, personne ne savait. Un criminel évadé, ou plusieurs… Cela ne présageait rien de bon, mais il y aurait sans doute du travail. Le capitaine, l’air épuisé, sortit sur le parvis et lui fit signe. Diane s’approcha.

-J’ai besoin de toi, petite. L’hôpital militaire, quartier de l’Arsenal. Tu connais ?

-Oui.

-On y a mené plusieurs de mes hommes, gravement blessés. Vas-y, et rapporte moi des nouvelles.

-Une attaque ? La belle dame va bien ?

-Oui, une attaque via Oktora. Un criminel s’est évadé dans le sang. Dorotéa est sauve, et nous rejoindra ici.

Il lui confia un sauf-conduit scellé aux armes du guet. Diane fit presque un salut militaire - mais pourquoi bon sang ? - et décampa. La fillette traversa la ville vers l’Est, fit des pieds et des mains pour franchir le rideau de gardes à l’entrée et trouva un médecin, qui rédigea un compte-rendu.

La messagère partit à toute vitesse dans l’autre sens, le souffle court. Trop de courses aujourd’hui. Trop ! Mais le capitaine avait besoin d’elle… La jolie dame aussi.

Les mains sur les genoux et les jambes flageolantes, Diane tendit au capitaine sa précieuse missive.

-Par ici, petite

La jolie dame, Dorotéa, s’approcha, accompagnée d’une caporale à l’air décidé. Les deux femmes l’emportèrent tel un pantin dans le poste de guet. Un repas copieux l’attendait. Hésitante, Diane picora, avant d’engloutir un ragoût savoureux et une miche de pain frais.

Le capitaine survint.

-Petite, comment t’appelles-tu ?

-Diane…

-Bien, Diane, présente-toi demain au poste. Nous aurions bien besoin de jeunes aussi efficaces dans notre corps d’aspirants.

Les yeux ronds comme des soucoupes, Diane accepta. Lorsque Dorotéa lui prit d’autorité la main pour l’emmener avec elle à l’autre bout de la ville en vue d’une soirée à l’ambassade de Narval, la gamine se demanda bien ce qui lui arrivait.