mercredi 4 novembre 2020

Ophélie (2)

 -Vous désirez un thé ? demanda Ophélie, affable.

L’émissaire de la Citadelle déclina avec un grognement. Penché sur un registre comptable, il la repoussa d’un geste, sans même la regarder. Elle haussa les épaules et sortit, non sans jeter un coup d’oeil rapide au dossier. 

Cela avait commencé tôt le matin. Cinq représentants de Mark Olsen, nouveau suprintendant des guets de quartier, étaient venus mettre sans dessus-dessous la petite routine du guet des Pêcheurs.

En cause ? La trahison du capitaine De Jong, du guet des Marchands. L’homme avait détourné des fonds, trafiqué les dieux savaient quoi, et semble-t-il assassiné dans des conditions atroces un riche négociant de Jade. D’après ce qui avait filtré dans la presse et dans les discussions de couloir, la victime, dépecée de manière rituelle, aurait été l’un de ses associés.

Deux mois plus tôt, cet homme avait été démasqué par le capitaine Henrik, qui avait tiré des griffes du criminel la cantatrice Dorotéa Taormina. C’était si romantique ! 

Ophélie, friande de rumeurs, n’avait pas manqué l’aubaine. Une idylle entre son supérieur hiérarchique, à qui l’on n’avait jamais connu de liaison ou passe-temps autre que son travail, et une artiste ? Cela occupait toutes les conversations de ses collègues… et surtout d’elle-même, qui se chargeait d’alimenter les discussions en notant tous les faits et gestes du capitaine.

Et, ce qui la faisait le plus rager, c’est qu’elle ne pourrait pas le cacher aux Cortenova, puisque tout Stralsund était déjà au courant !

La menace que faisaient peser les contrebandiers sur sa famille ne faiblissait pas. Elle s’en voulait de mettre en danger la vie de la femme que fréquentait son chef, mais elle n’avait guère le choix. Entre ses proches et une inconnue, la décision ne posait aucune difficulté.

Pour autant, Ophélie espérait bien faire plier les maîtres-chanteurs. Et pour cela, elle devait absolument semer des indices pour les enquêteurs de la Citadelle. Sans être elle-même mise en cause…

Depuis quelques semaines, elle profitait de sa popularité auprès de ses collègues pour se mêler à toutes les discussions, tous les potins. Elle n’hésitait pas à soutirer les petits secrets des filles - leurs amants, leurs sorties, leurs bars préférés - et, innocemment, elle lançait des “j’ai vu un type louche là-bas…” ou des “ouh, je n’y vais plus, trop de trafics, tenez, l’autre jour deux hommes sortaient littéralement des égouts…”

Généralement, ses collègues, intriguées, initiaient une patrouille le lendemain, patrouille consignée ensuite dans le registre du guet. Et c’était ces registres que consultaient les agents de la Citadelle.

Ils auraient tôt fait de repérer les schémas, les arrestations de sous-fifres, les marchandises interceptées par les équipes du capitaine Henrik lors de ces descentes. La marge de manoeuvre des Cortenova se réduiraient, au fur et à mesure que leurs hommes de main tomberaient. 

Mais il fallait jouer finement, sans quoi les Cortenova s’en apercevraient. Elle fut forcer de les prévenir, parfois, de l’amorce d’une patrouille, à l’aide d’un gamin des rues membre de leur gang. Une décision qui la faisait bouillir.

La matinée défila, sans qu’elle ne parvienne à quitter son poste. Une foule de citoyens allait et venait, afin d’en savoir plus sur les événements tragiques survenus les jours précédents : l’évasion du capitaine De Jong, qui avait fait un carnage sur la via Oktora.

Ophélie ne savait plus où donner de la tête. Elle témoignait sa sympathie aux familles des victimes, orientait les proches inquiets vers l’hospice le plus proche, repoussait avec un sourire indulgent les commerçants agacés par leur manque à gagner. Du coin de l’oeil, elle voyait ses collègues courir partout comme une fourmilière affolée par un bâton.

Le capitaine Henrik, entouré de la caporale Chimienti et de la Triadienne Kazé, semblait soucieux. Et épuisé. Les traits tirés, il donna des messages régulièrement à une gamine rousse, une messagère que l’on voyait traîner souvent par ici. Ophélie fronça les sourcils. Il se passait quelque chose de grave, et il lui faudrait bien en avertir les contrebandiers. Elle tendit l’oreille, à l’affût de bribes de conversations, mais le brouhaha et l’agitation rendaient la tâche difficile.

Un toussotement derrière elle la fit sursauter.

-Madame Boulanger ? Pouvez-vous me suivre s’il-vous-plait ?

Son sang se glaça. Le coeur battant et le souffle court, elle acquiesça et confia l’accueil à l’une des nouvelles, Cristina.

Et dirigea ses pas vers l’escalier et une salle de réunion, comme si elle se rendait à l’échafaud.

Ils savent ! cria silencieusement sa conscience.

L’observateur, un homme entre deux âges au costume impeccable, ouvrit la porte devant elle et s’effaça pour la laisser passer. Dans la pièce, une table avait été placée au centre. Et derrière cette table toute simple, se tenait Mark Olsen, membre mineur de la famille qui dirigeait la ville. Rien que cela.

Ses genoux tremblaient, mais, par bravade, elle plaqua son sourire habituelle sur ses lèvres et s’avança. Elle devenait très forte pour jouer la comédie. Du moins elle l’espérait.

-Madame Boulanger bonjour. Vous pouvez vous asseoir, proposa Olsen.

-Merci. Désirez-vous une boisson chaude ? tenta-t-elle, afin d’inverser le rapport de forces.

Surpris, le superintendant la regarda fixement, comme s’il calculait quelque chose. Il lui sembla qu’il lisait en elle comme dans un livre. Elle eut peur d’être en sueur. Que son coeur sorte de sa poitrine, que tout éclate. Il fallait tenir bon.

-Je pensais être celui qui invitait, finit-il par répondre, avec un sourire en coin.

Il claqua des doigts et son larbin quitta la pièce. Puis, Olsen posa ses coudes sur la table et joignit ses mains sous son menton.

-Ophélie Boulanger… vingt-quatre ans, fille des célèbres pâtissiers de la rue de la Farine. Les brioches sont excellentes, là-bas. Vous travaillez ici depuis trois ans. Depuis combien de temps les Cortenova tiennent-ils vos parents ?

La phrase, brutale, la fit sursauter, ce qui n’échappa aucunement à Olsen.

-Oui, nous le savons. Ils font pression sur tout le quartier. Mais ce qui nous intéresse, c’est comment ils vous tiennent, qui précisément, et ce que vous leur avez dit. N’essayez pas de soutenir le contraire, cela passerait mal.

La voix, dure, et le regard qui la transperçait… Ophélie se sentit trembler et à deux doigts du malaise. Elle se voyait perdre son poste. Déshonorée. L’humiliation pour ses parents… les larmes commencèrent à perler. 

-Les larmes, vraiment ? Ah, l’arme des femmes… pleurer sur commande. Vous savez, j’ai beaucoup voyagé. Rencontré des personnes… uniques. Des femmes remarquables. Honnêtes comme manipulatrices, naïves ou fourbes. Toutes utilisaient cette arme en posture défensive. Alors retenez les larmes, madame Boulanger. Cela ne changera pas votre sort. Ce qui peut le changer, en revanche, c’est nous aider à faire tomber les criminels. Après tout, c’est la raison pour laquelle vous portez l’uniforme, non ?

Ophélie ressentait chaque phrase comme un coup de poing. Le corps secoué de sanglots, une partie de son esprit cherchait désespérément un échappatoire. Mais Olsen la fit déchanter. Il ouvrit un dossier et en sortit une feuille de papier, et commença à lire. Il décrivit tout. Les dates des visites des truands chez ses parents. Les patrouilles avortées, comme les arrestations des sous-fifres. 

Elle s’était crue si maligne. Elle avait pensé avoir si bien masqué ses traces. Quelle naïveté.

Son dernier espoir de s’en sortir volait en éclats à chaque implacable preuve assénée par le superintendant.

-Bien, ceci étant entendu…

Il posa sa feuille et mit fin à son calvaire. Abattue et tête basse, elle attendit sa sentence.

-Si vous me racontiez, avec vos mots à vous, ce qui s’est passé ? En toute transparence ? 

La voix, auparavant dure, était devenue douce comme du velours. Elle leva les yeux, et sembla lire dans le regard d’Olsen une sincère… empathie ? Il lui tendait un mouchoir. Une tasse de thé au citron au parfum sucré l’attendait sur la table. Elle n’avait même pas entendu l’assistant revenir.

Alors Ophélie parla. Elle décrivit ce soir terrible. La venue de Giaccopo Cortenova, les menaces, le couteau sur la joue de sa mère. Ses visites régulières, lorsqu’il s’installait à la table familiale et pillait leurs réserves. Les 15% quotidiens. Les symboles menaçants retrouvés aux endroits les plus familiers, les messages pressants afin d’obtenir des informations.

La jeune femme déballa tout. Elle sentait qu’elle tombait dans un abîme insondable, que plus rien ne serait comme avant. Mais, brisée par les révélations d’Olsen, une part d’elle avait lâché prise. Advienne que pourra.

-Merci pour ce témoignage. Vous êtes bien consciente de la panade dans laquelle vous êtes ? Vous avez trahi vos collègues et votre devoir envers la cité. Pourquoi n’avez-vous pas expliqué la situation au capitaine Henrik ?

-J’avais peur… ils menaçaient ma famille… tous les soirs… 

-Mmm. Et la ville n’aurait pas pu les protéger ?

-Ils ont des hommes partout, souffla-t-elle.

-Et c’est bien cela que je veux savoir, madame Boulanger. Vous allez continuer votre travail d’espionne pour les Cortenova. Sauf que cette fois, ce sera pour notre compte.

-Je vous demande pardon ?

Les yeux ronds, elle suspendit son geste. Le mouchoir détrempé et tâché par son maquillage en lambeaux se figea en l’air, et sa mâchoire manqua se décrocher.

-Vous m’avez bien entendu. La ville passera l’éponge sur votre trahison et vous reprendrez une vie normale. Une fois les Cortenova arrêtés. Nous tenons à identifier les taupes, madame Boulanger. Vous en êtes une. Cherchez les autres. Dans ce guet, dans d’autres guets. Et particulièrement réussir à dénicher ceux qui, à la Citadelle, auraient pu retrouver vos proches si nous les avions mis en sécurité. Vous sentez-vous capable de cette mission ?

Mark Olsen lui offrait… une voie de sortie ? L’espoir renaissait. Mais la tâche qu’il lui confiait… serait dangereuse. Les Cortenova n’étaient pas des enfants de choeur. Il lui faudrait infiltrer un groupe criminel, quitte à donner plus d’informations, être plus impliquée dans des malversations. 

-Pour le bien de Stralsund. Vous travaillerez en étroit contact avec mon assistant Richard, ici présent. J’ai toute confiance en lui. Il vous expliquera des méthodes pour communiquer entre vous, sans que les Cortenova ne s’en rendent compte. Et il vous guidera sur les informations à leur lâcher, afin de mieux piéger leurs indicateurs. Acceptez-vous ?

Ophélie inspira un bon coup. Elle plia le mouchoir, le posa et s’empara de la tasse de thé. Elle but une gorgée, délicieusement sucrée. Le goût de la liberté… ou plutôt celui du danger.

Elle sourit, un sourire froid, celui de la colère.

-Bien sûr que j’accepte, décida-t-elle.







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