Encore une matinée sur Stralsund. Encore une journée pour s’enrichir.
Gustav Olsen n’avait pas beaucoup dormi. Il y avait beaucoup trop à faire, ces derniers temps. Depuis la décision irréfléchie de son frère de bâtir une deuxième enceinte afin d’abriter les hordes de pouilleux qui s’étaient illégalement installés au pieds des remparts, le principal rival du Consul ne lambinait pas.
Une véritable guerre commerciale faisait rage. L’industrie de la mort et du sang rapportait ces derniers temps presque autant que les épices. Gustav menait les deux de front, et ce n’était pas une sinécure. Les clients avaient beau être les mêmes, leurs exigences variaient d’intensité selon leur camp.
La politique internationale apparaissait comme un chaudron couvert sur le feu, prêt à exploser. Son réseau d’informateurs lui indiquait que les tractations de Kimberley avec l’ogre du nord, le seigneur de guerre Boskhan, risquaient de lui offrir sur un plateau d’argent la flotte de ces parvenus de l’Est. Quand aux requins de Narval, sur la côte Ouest, ils flirtaient eux aussi ouvertement avec ce général invaincu. Encerclés, et en sous-nombre - enfin, presque, la maigre flotte de Hoorn, loin au nord, leur restait acquise.
De quoi donner des sueurs froides au Consul. Bien fait pour lui.
Gustav avait senti le coup venir, et maîtrisait les chantiers navals des îles du sud. Coriandre, Jade, Basilic travaillaient nuit et jour afin de bâtir des navires de commerce ou de guerre. Il rageait malgré tout de ne pas avoir réussi à mettre un pied dans l’immense marché de Stralsund. Le quartier de l’Arsenal restait la chasse gardée de son frère. Ses efforts ne suffisaient pas à renverser la donne. Or, c’était bien là que l’essentiel des constructions se faisaient. L’ampleur des cales sèches, l’expertise des ouvriers, la qualité du matériel… Il lui fallait mettre un pied dans ces portes. Il ne pouvait pas se contenter de leur vendre du bois ou des clous, bon sang !
En parallèle de la construction navale, Gustav avait investi, via de multiples prête-noms, dans le métal. Les mines de fer de Zi charriaient le long de la Stral et du Sund des péniches entières de minerai brut, vers des fonderies en amont de Stralsund. On y forgeait des épées, des hallebardes, des bouches à feu. Ces dernières seraient assurément la clé du conflit. Certains envisageaient même d’en équiper les voiliers. Gustav avait lancé ses meilleurs ingénieurs sur la piste.
Il faudrait des boulets, de la poudre. Des flèches par milliers.
-Quel folie, absurde, perte de temps ! Pestait-il, signant des documents, encore et encore.
Son frère menait la ville à la ruine, avec sa maudite paranoïa. Boskhan bluffait. Il n’avait pas les troupes pour descendre vers le sud. Son point fort, la cavalerie, n’aurait aucune possibilité de manœuvrer dans une région traversée par autant de rivières. Il lui faudrait des ponts, une logistique qu’il n’avait pas. Il lui faudrait des alliances.
Stralsund pouvait très bien s’en sortir grâce à ses richesses. Fomenter une révolte sur sa base arrière ne devrait pas être difficile. Il y aura bien un jeune seigneur de guerre à soudoyer au nord.
Gustav prit une note en ce sens dans son carnet. Un petit volume relié de cuir précieux, gravé à ses armes. Il y inscrivait toutes ses idées, toutes ses décisions. Ses comptes secrets, également. Il ne s’en séparait jamais.
A dix heures, après quatre heures bien remplies, il sortit et prit la direction de la Bourse. Dès son ouverture, il surveillait ses agents. Une simple indication de sa main, un regard, suffisaient. Ses courtiers connaissaient leur affaire. Ils avaient intérêt : la moindre petite erreur et ils pointeraient à la Bourse du Travail. Le frère du Consul avait le pouvoir de les envoyer pêcher la morue pour le restant de leurs jours.
Son œil aiguisé remarqua une absence notable : l’ambassadeur de Kimberley, Giovanni Di Solari, marchand respectable. Il était fort rare de ne pas le trouver dès l’ouverture en train d’écouler les colifichets fabriqués chez ces arrivistes, ainsi que son vin médiocre. Peut-être les tensions des négociations avec Boskhan lui faisaient craindre d’être pris à partie.
Gustav resta une heure et demie à la Bourse. Il était important qu’il soit vu. Que les consignes générales soient comprises par ses serviteurs. Il n’allait tout de même pas côtoyer cette plèbe plus longtemps ! Trop de gamins des rues dépenaillés, trop de larbins aux habits mal coupés. Et les odeurs de ce quartier marchand… Il faudrait faire quelque chose pour tous ces animaux qui gambadaient dans les rues, à destination des îles ou en provenance des îles. Ces déjections en pleine rue !
Il nota à peine les charrettes de malheureux qui pelletaient ces déchets afin de les acheminer dans les fermes environnantes. Gustav avait l’art d’effacer de son champ de vision tous les parasites. Enfin, il y avait des maux nécessaires. Il se demandait bien qui payait pour ça. Convertir la merde en or… Ha ! Ça, c’était une idée !
Il s’amusa de sa propre trouvaille. Et en prit note dans son carnet à l’aide de son petit crayon à mine.
Il en souriait encore en rentrant dans sa propriété. La journée avait été bonne. Le coton se vendait bien, ces derniers temps, et la récolte de café lui rapporterait gros.
Sa femme l’attendait sur le pas de la porte. Comment s’appelait-elle déjà ? Bah, peu importait. Elle lui avait apporté une jolie dot et le contrôle de nombreuses fabriques sur Coriandre.
-Bonjour, mon époux. Les affaires furent-elles bonnes ?
-Toujours.
Ha ! Elle tentait de lancer une conversation. Détestable habitude. Qu’est-ce qu’une bonne femme comprenait aux affaires ? Son frère, le Consul, avait ces idées modernes d’égalité, promouvait des femmes à tour de bras dans les différents postes. Une rupture de la tradition et de l’ordre naturel des choses.
Prenez sa potiche d’épouse. Instruite dès le plus jeune âge sur des choses utiles : couture, cuisine, et, par fantaisie, un peu de chant, de dessin ou d’autres fadaises inutiles. De toute façon, son seul rôle était de porter son héritier. Et elle avait pondu une fille inutile, ce qui le contraignait de temps en temps à recommencer ces idioties de devoir conjugal. Peste !
Pire, la gamine allait lui coûter une dot.
Et le petit minois de cinq ans le regarda. Elle se cachait, timide, derrière la jambe de sa mère, le pouce en bouche. Mmpf. Encore un parasite à ses crochets.
-Et bien jeune fille, vous n’êtes pas à vos études ?
La petite, effrayée, leva ses grands yeux bleus vers lui. Son pouce sortit de sa bouche, et elle répondit :
-J’a fini mon exercice de jografie. J’ai eu tout bon.
-Diable, reste à améliorer le langage. Tout bon, vraiment ? Alors, que pouvez-vous me dire de Kimberley ?
-C’est une ville à l’Est. Elle est rigolote, elle est sur une île dans un lac. Zont du vin, une grande pipiliothèque, pis plein d’outils mécaniques.
Gustav, surpris, interrompit sa montée des marches. Il n’avait posé la question que pour la forme.
-Des outils mécaniques ?
-Voui. Des zorloges. Pis des zoutils.
-Fascinant. Suivez-moi dans mon bureau, dit-il, sur une impulsion.
La gamine jeta un oeil à sa mère, qui hocha la tête, le visage tordu d’émotion. C’était bien la première fois que son mari prêtait attention à leur fille.
Gustav se dirigea à grands pas vers son bureau. Il se sentait d’humeur curieuse aujourd’hui. Comment s’appelait sa fille déjà ? Un prénom moderne, sans doute. Il avait laissé sa femme s’occuper de ces choses-là. Ha oui, Katryn.
-Bien, Katryn, assieds-toi ici.
La fillette pénétrait dans le bureau de son père pour la première fois. Elle contempla toute la pièce avec des yeux ronds, la bouche ouverte. D’une main, elle tenait une espèce de lapin en peluche aux oreilles rongées par des heures en bouche. Elle le déposa avec révérence sur un fauteuil, puis se hissa à ses côtés. Ses jambes ne touchaient pas le sol et battaient la cadence au rythme de son anxiété.
Gustav se dirigea vers une étagère et y retira un rouleau de parchemin. Il le déroula sur le bureau.
-Bien. Interrogeons ces connaissances de… “jografie”, s’amusa-t-il.
Il pointa sur la carte des villes avec une règle. Chose incroyable, Katryn ne commit aucune erreur. Elle n’échoua sur aucune île du sud, aucune ville du continent sud. La moindre cité du continent nord. Non seulement les lieux étaient justes, mais elle connaissait aussi les exportations principales.
-Fascinant. Et très inattendu.
Gustav prit place dans son fauteuil, et contempla sa fille avec un nouvel intérêt. La petite, toute rouge d’excitation, ne lâchait pas la carte des yeux, suivant du doigt le dessin des cours d’eau. Elle murmurait encore des noms de villages improbables.
Que faire de cette information ? Après tout, son frère avait une héritière, Inyanna. Une enfant diabolique au caractère de cochon, insolente, irrespectueuse et absolument incapable de tenir sa place. Et voici que lui-même avait sous les yeux une fille qui semblait avoir une lueur d’intelligence.
-Sais-tu compter, écrire ?
Katryn sursauta. Totalement immergée par le plaisir de regarder cette carte si précise, aux si jolies couleurs, elle hésita un instant avant de répondre. Aurait-elle droit de la revoir si elle répondait mal ?
-Madame Puskas dit que pour mon âge, j’m’en sors bien, dit-elle avec réticence.
La petite avait un sourcil froncé qui trahissait un doute. Amusant, je fais le même, songea Gustav. Une découverte qui le décontenança.
-Madame Puskas, voyez-vous cela.
Il sonna, et son majordome appela la femme en question. Elle n’avait pas vraiment l’habitude de le rencontrer. Elle se tordait les mains, s’attendant à perdre son poste à cause de l’insolence de la petite. Mais fut surprise de la nature des questions. Elle confirma que Katryn maîtrisait les notions de base et apprenait très vite. Elle semblait avoir un goût certain pour la géographie, mais paraissait très en avance pour son âge. Gustav et plongea son regard dans celui de la petite. Elle lui rendit avec hésitation, puis effronterie. Cela l’amusa.
-Et bien je crois que nous allons intensifier l’apprentissage. Madame Puskas, trouvez-moi un professeur d’arithmétique, un de lettres, un d’économie et un d’histoire. Il est temps de vérifier si Katryn a des prédisposition autres que celles de sucer les oreilles de ce malheureux lapin…
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