-Putain, je suis en retard !
Kiara sortit du lit en catastrophe, les cheveux bruns en bataille. Elle rejeta la couverture d’un bleu passé. Nue comme un ver, la jeune femme se précipita vers un meuble sur lequel un broc d’eau et une cuvette lui permettraient de faire sa toilette.
-Mmm… l’est quelle heure ? entendit-elle.
-Tôt, andouille ! Magne toi, Kost va te tuer aussi !
Hugo Miranda, sergent du guet des Artisans, leva un sourcil. L’esprit embrumé, il se replongea dans son oreiller.
-Reste comme ça… dit-il, détaillant le corps de son amante. Musclé, fin, les petits seins en poire, les yeux verts, les cheveux ondulés…
-C’est ça, souffla la caporale, se frictionnant le corps avec une serviette humide.
Elle enfila un caleçon long, puis son pantalon d’uniforme. Le corps hâlé disparut sous la laine beige du guet des Pêcheurs.
-J’te préfère nue, quand même, la titilla Miranda.
Le sergent était sorti du lit et se colla à elle. Il l’empêcha de boucler sa ceinture. Il l’embrassa dans le cou, avant de laisser ses mains courir sur ses seins, son dos. Il commença à descendre…
-Arrête, murmura Kiara sans conviction.
-T’as pas envie d’arrêter.
-Non, mais si je suis en retard, je te frappe, répondit-elle.
Elle se tourna. Ils s’embrassèrent avec passion et retombèrent dans le lit.
***
L’horloge de la place du guet des Pêcheurs sonnait depuis bien trop longtemps au goût de la caporale, qui courait dans la rue. Les joues rougies par l’effort - et par les galipettes matinales -, elle martelait le pavé, le pommeau de sa rapière tintant contre sa boucle de ceinture. A vingt-sept ans, Kiara Chimienti avait été nommée caporale par le capitaine Henrik, ancien héros de guerre de Kalandra. Elle tenait à ce titre et comptait bien ne pas s’arrêter là. Mais arriver en retard ferait bien mauvais effet face à un homme particulièrement droit dans ses bottes.
-Fait chier, lança-t-elle en serrant les dents.
Elle accéléra le pas, esquivant les brouettes et carrioles des commerçants matinaux. Les vendeurs de brochettes ou de fruits avaient beau tendre les bras, ils ne parvenaient pas à attirer l’attention de la furie échevelée qui traversait la place. “Barrez-vous abrutis!” pensa-t-elle.
Elle avait rencontré Hugo Miranda quelques semaines plus tôt, un jour d’orage, après une course poursuite mémorable après un voleur de neuf ans et demi. Costaud, patient, des yeux bleus à s’y noyer. Ce n’était pas son genre de jouer la midinette, mais celui-là, elle le sentait, c’était le bon. Mais pas question que ses collègues s’en doutent. Il y avait des spécialistes en potins - Ophélie, en premier lieu - et il était hors de question qu’ils viennent s’en mêler. Hugo était son secret. Ils se retrouvaient presque tous les soirs, chez lui le plus souvent, chez elle parfois. Cela faisait bien longtemps que Kiara n’avait pas vécu une histoire si longue. D’habitude, les hommes partaient bien trop rapidement. “Sale caractère”, qu’ils disaient. Une femme qui donnait son avis et ne se laissait pas faire, c’était “avoir un sale caractère” ? Crétins.
Le pire avait été celui que ses parents avaient prévu pour elle. Un grand échalas bête comme ses pieds. Elle avait dix-sept ans, lui vingt, et elle avait l’impression que ce couillon en avait onze d’âge mental. L’enfer. Kiara était la deuxième fille d’une famille de Coriandre, qui possédait une vaste exploitation d’oliviers. L’île, fertile et au climat agréable, était la colonie la plus riche de la république maritime de Stralsund. La deuxième cité de l’empire commercial en somme. Il fallait donc perpétuer la richesse des Chimienti : se marier avec le fils du propriétaire des vignes voisines, quelle perspective !
Son caractère bouillant n’avait pas laissé de place au moindre doute. Elle avait envoyé paître son père, baffé l’héritier et pris la mer pour la capitale… avec le fils du palefrenier, son premier amour. Déshéritée, forcément. Au diable, tant mieux pour sa soeur. Ou tant pis, puisque la pauvre avait du épouser le couillon… Le palefrenier l’avait plaquée pour une blanchisseuse et elle s’était retrouvée à dix-huit ans seule dans une ville immense, sans le sou mais riche d’une colère noire.
Kiara avait trouvé une place chez un maître d’armes, au départ pour y faire le ménage et le service. Quand un client trop entreprenant lui avait mis la main aux fesses, le malpoli avait goutté du balai. Son patron avait éclaté de rire en voyant sa domestique rosser un petit bourgeois arrogant. Il faut dire que la jeune femme avait bien observé les consignes et semblait née pour l’escrime.
Bientôt, elle se retrouva sur la piste, une rapière à la main, et donnait des leçons, tout en s’occupant des comptes de l’échoppe. Une bonne place, jusqu’à la mort du regretté maître d’armes quelques mois plus tôt. Le guet des Pêcheurs recrutait : c’était une destination toute trouvée.
Le dernier tintement de cloche résonna lorsque Kiara arriva sur le parvis du guet, juste à temps. Essoufflée, elle masqua tant bien que mal les effets de sa course et pénétra dans le bâtiment.
-Salut Kiara ! Juste à temps, s’amusa Ophélie, qui tenait l’accueil.
-C’est caporale pour toi, râla-t-elle.
-Pardon “sergent” Kiara, s’excusa la jeune femme rondouillarde, en lui tendant un beignet et un sourire narquois au lèvres.
La jeune femme ne releva pas la blague. Il était impossible de s’énerver longtemps devant la fille des boulangers, qui était une crème, généreuse, adorable, et formidablement commère. L’odeur de la pâtisserie fit gronder son ventre et lui rappela qu’elle avait filé de chez Hugo le ventre vide. “Merci”, fit-elle en croquant le gâteau. Dieux qu’il était bon ! Fondant, sucré… Pas comme ça qu’elle allait perdre son gras.
Kiara avala le beignet en se dirigeant vers la salle commune. Ses collègues s’y trouvaient, vaste troupe mêlant équipe de nuit aux traits tirés et équipe de jour ensommeillée. Le brouhaha résonnait dans la salle boisée, et les parfums de sueur et d’humidité assaillirent son nez. Certains ici ne paraissaient pas connaître les bains publics. Elle-même aurait bien apprécié un moment là-bas après les agapes de la nuit… et du matin. Putain, ça avait été bon…
-Bonjour, caporale.
Kiara sursauta et rougit. Son esprit avait encore vagabondé.
-Au rapport capitaine !
La jeune femme se mit au garde-à-vous. Le capitaine Henrik sourit, se pencha vers elle et lui murmura : “vous travaillez au guet des Artisans maintenant ? Et vous avez pris du grade ?”
Kiara blêmit et regarda sa veste avec horreur. Elle arborait un joli insigne de sergent sur la manche, et le blason du marteau au lieu de celui du poisson. Paniquée, elle reste bouche béante. Elle crut que ses jambes allaient la lâcher.
-Bordel…
-Pendant que vous rendrez sa veste au sergent Miranda, vous en profiterez pour porter cette lettre au capitaine Kost, s’amusa Henrik.
-Ouimoncapitainebiensûrmoncapitainejefoncetoutdesuite ! Répondit Kiara à toute vitesse. Il savait ! Bon sang, il savait !
Elle pivota, rouge comme une tomate et s’apprêta à détaler.
-N’oubliez pas la lettre, caporale…
Kiara se retourna, attrapa le courrier en tremblant et sortit précipitamment du bâtiment.
-Putain de bordel de merde, fait chier !
Là c’était sûr, Ophélie n’avait pas raté ça. C’était ça son “sergent” ! Cela ferait le tour du guet pendant ses semaines. Elle avait envie de se terrer dans un trou de souris.
Kiara galopa plus vite qu’elle n’avait jamais couru. Droit vers le nord-est de la ville, avalant rues et ruelles en direction du guet des Artisans. Avait-elle laissé sa veste chez Hugo ? Ou cet idiot avait-il pris la sienne ? Quelle andouille !
-C’est la dernière fois que je baise avant le boulot, bougonna-t-elle.
Comme par hasard, la foule se densifia à mesure de son avancée. Les commerçants installaient leurs échoppes, les vendeurs ambulants peuplaient les rues. Toutes les richesses du monde avaient beau arriver sur le quai des Marchands, cela ne voulait pas dire que le reste de la ville ne s’enrichissait pas. Les artisans se vantaient d’une excellente réputation dans des domaines variées : imprimeurs, horlogers, tanneurs, tisseurs, tailleurs, ébénistes… Leurs réalisations magnifiques se vendaient très cher aux quatre coins du monde. Et pour faire vivre ce petit monde d’artisans, d’apprentis et d’ouvriers, il fallait toute une population de livreurs, porteurs, de métiers de bouche ou de vendeurs d’outils. Et ils avaient tous décidé de la faire chier dès le matin.
Elle écarta sans ménagement un gros bonhomme qui bloquait le passage, s’attirant ses invectives. Elle se retourna le visage en furie, le majeur tendu, et le laissa sur place. On aurait pu voir des nuages noirs et des éclairs au dessus de la tête de la caporale. Cette sale humeur eut l’air d’être ressentie par tout le monde, car le peuple lui fit place et s’écarta, chassé par des mots fleuris. Elle fendit la foule comme une caravelle un jour de grand vent.
Enfin, elle aperçut la vaste place où se trouvait le guet des Artisans. Le bâtiment, plus grand et luxueux que celui des Pêcheurs, trônait au milieu d’une cour pavée. Une fontaine surmontée d’une sculpture de femme versant de l’eau chantait à proximité. Elle y aperçut Hugo Miranda, qui courait vers elle.
-C’est ta veste ! dit-il en lui tendant le vêtement.
-Je sais bien couillon, j’ai la tienne ! tempêta-t-elle en se défaisant du vêtement.
Ils s’échangèrent leur tenue et éclatèrent de rire.
-T’es vraiment…
-Chut, dit-il en en se penchant vers elle. Il l’embrassa et un tonnerre d’applaudissements et de rires rugit derrière eux. Tout le guet des Artisans était de sortie et les chambrait.
-Bordel… je suis foutue. Ça va faire le tour de la ville.
-Et bien tant pis, c’est fait. Et j’en suis fier moi, pas toi ?
-Si, couillon, répliqua-t-elle avec une bourrade dans les côtes.
Elle lui vola un nouveau baiser et fit demi-tour, courut au bout de la rue… et s’arrêta net. La lettre ! Kiara reprit le chemin du guet sous les vivas de la foule et retrouva le sergent Miranda. Elle se colla encore à lui, l’embrassa sous les rires du public tout en fouillant ses poches. Elle sortit victorieusement la lettre. “Pour ton chef ! Il est où le capitaine ?”
Les deux amants pouffèrent, et prirent la direction du guet. Leurs deux mains unies, ils fendirent une foule d’agents potaches, subirent claques dans le dos et blagues bien trop grasses. Raté pour l’anonymat et l’amant secret. C’est que cette histoire devenait officielle d’un coup. Il allait falloir faire avec…
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