On les appelait les charognards. Tout le monde les fuyait comme la peste. Et pourtant, tout le monde comptait sur eux.
Oleg Kriushko n’en avait cure. C’était un homme simple, un taiseux. Il faisait simplement son travail. S’occuper des morts.
Qu’il s’agisse d’un puissant dans son palais de pierre ou d’un miséreux mort au fond d’une ruelle boueuse, il était là. Le dernier intercesseur entre la vie et la mort. Son travail consistait à prendre soin du corps, à lui redonner un semblant d’humanité lorsqu’il le fallait. Après cette préparation, Oleg travaillait en lien avec le culte choisi par le défunt, et assistait aux rites funéraires. La mort au quotidien ne le choquait plus.
Bien sûr, la plupart des riches marchands de Stralsund négligeaient ses services. Tous disposaient des fonds pour des obsèques en grande pompe. Plus le temps passait, plus son travail se limitait aux pauvres. Et à ramasser les sans-abri.
Les drames ne cessaient jamais, dans cette ville bouillonnante, ce chaudron d’âmes mêlées dans un bouillon infâme. La ville était magnifique. Ses bâtiments prestigieux, aux colonnades à l’antique, peuplées de statues, de sculptures, de peintures réalisées par les plus grands artisans du monde. La vie culturelle bruissait d’activité. Les plus grands savants du monde. Les richesses, les épices.
Et au pied de tout cela, Oleg ramassait une vieille femme inconnue, morte de faim dans une ruelle oubliée du quartier des Artisans. Les cheveux gris, le corps amaigri à peine couvert d’une tunique fine comme une toile d’araignée - avec autant de trous - le cadavre paraissait dormir. Le croque-mort envoya ses trois assistants frapper aux portes. Il essayait toujours d’identifier ces oubliés. Cette fois, ils eurent de la chance. Une matrone du coin de la rue lui donna un nom: Livia Solenia, et un métier : fileuse. Ses doigts rongés par l’arthrose l’empêchaient de travailler. Elle avait fini par perdre son emploi, puis sa maison. Son mari était mort à la guerre, ses fils et filles morts de maladie ou partis au loin. Elle n’avait personne, et était morte seule, à deux pas de voisins trop pauvres eux-mêmes pour l’aider.
La matrone avait hésité à répondre. Elle craignait de devoir payer les obsèques. Oleg la rassura. La ville les payait pour cela, rien ne serait à sa charge. Il lui demanda simplement de prier pour elle, et, lorsqu’elle brûlerait son rameau d’olivier et verserait le sel dans une coupelle pour la fête des morts, qu’elle pense à Livia Solenia, fileuse.
Oleg et ses trois compères prirent le corps, chacun par un membre, et le soulevèrent. Ils le déposèrent avec délicatesse sur leur charrette, et reprirent leur ronde. Ils ramassaient aussi des animaux crevés, qu’ils fourraient dans des sacs de toile. Oleg avaient aussi une pensée pour ces chiens, ces chats parfois à moitié rongés par des rats. Oui, même une pensée pour les rats. Après tout, les animaux aussi avaient une famille. Enfin, il le supposait. Ne voyait-on pas des animaux couiner près du corps d’un des leurs ?
Le reste de la matinée leur apporta encore deux corps morts dans la nuit en pleine rue, mais cette fois-ci, ils échouèrent à les identifier. Nombre d’indigents venaient d’autres cités en quête de fortune, et déchantaient rapidement. Volés ou escroqués, ils perdaient trop vite leurs maigres économies et se retrouvaient à la merci de personnes peu recommandables. L’un des corps, lardés de coups de couteau, avait fait une mauvaise rencontre. Il le signalerait au Guet, comme le prévoyait le règlement. Peut-être laisserait-il le corps à la morgue du guet, pour une enquête. Mais sans doute que non. Le Guet s’embêtait peu avec ce genre de meurtre, tant l’enquête manquait d’éléments.
Ensuite, il y eut les morts chez eux. Les familles leur faisait passer le mot, et ils y allaient. Une famille pauvre, évidemment, qui perdait le grand-père, la grand-mère. Ou pire, un enfant. Oleg avait plus de mal avec les corps d’enfants. Ces petits cadavres aux promesses d’avenir soufflées comme une bougie. Nouveau-nés ou un peu plus âgés, morts de faim, de froid, d’une maladie inconnue ou même de mauvais traitements. Les gens avaient beau masquer les coups, Oleg les voyait. Il le signalait au guet. Le cas se présentait rarement, cependant : les coupables avaient tendance à se débarrasser du corps eux-mêmes.
Leur charrette des morts était désormais bien remplie. La fin de journée se passerait hors de la ville. Le quatuor se dirigea vers la porte Esterna. Ils cheminèrent lentement, les roues de bois brinquebalant sur les pavés, les bœufs peinant à tirer leur charge. Oleg dirigeait l’attelage, les trois autres marchaient à côté. Tous vêtus de noir, ils cachaient leur tête à l’aide d’une capuche. Leur visage ainsi dissimulé, ils espéraient échapper au jugement des hommes. La superstition poussait certains citoyens à leur refuser l’accès à leurs échoppes, par peur d’attirer la mauvaise fortune. Fort heureusement, bon nombre d’âmes généreuses reconnaissaient la valeur de leur travail, et sa nécessité. Les dons de nourriture ou de vêtements ne manquaient pas.
Hors de la première enceinte, ils traversèrent les faubourgs. Des milliers d’hommes et de femmes qui n’avaient pas les moyens de vivre au sein des remparts avaient fini par trouver refuge ici. Petit à petit, un véritable quartier naissait. Aux taudis succédaient bon nombre de maisons en pierre, certes pas aussi belles qu’en centre ville, mais qui traduisaient une certaine sécurité. Les auberges succédaient aux relais de poste, et côtoyaient quelques artisans ici ou là. Bon nombre de travailleurs qui construisaient le second mur de Stralsund s’installaient à deux pas de leur lieu de travail. Tous les métiers liés à cet immense chantier - forges, scieries, tailleurs de pierre - vivaient ici. Et là aussi, Oleg travaillait. Les morts étaient partout.
C’était là-bas, tout au bout du chantier, que se trouvaient leur morgue. Tout près de la future porte du deuxième mur, à l’intérieur. Il avait cru un temps qu’on les laisserait dehors. Le bâtiment, tout en longueur, comptait un étage, où il vivait. A côté, une étable pour leurs deux bœufs. Oleg envoya l’un des assistants s’occuper des animaux, pendant que les deux autres l’aidaient à charrier les corps à l’intérieur. On y trouvait de longues tables de pierre, où chacun fut installé. Ils ne pourraient pas les garder longtemps ici. La putréfaction commencerait trop vite dans cette région chaude et humide, d’autant que certains corps étaient déjà morts depuis plusieurs jours.
Tout s’activèrent à la toilette mortuaire. Tailler les barbes et les cheveux, laver les corps. Dans une pièce, de grands sacs de jute beige attendaient. Ils y placeraient les corps en vue de leur dernier voyage.
Lorsque l’après-midi toucha à sa fin, il libéra ses assistants. Eux avaient une famille à retrouver. Une femme, des enfants, la vie en somme. Oleg, seul dans le bâtiment, continua. Il se plaça devant chaque corps et murmura quelques mots. Il se fit la voix des morts, en quelque sorte. Il rappela les événements de vie que les proches avaient pu lui raconter. Lorsqu’il ne savait rien, il avait une formule toute prête pour rendre hommage à cette vie inconnue, disparue. Un être humain qui était né, avait grandi - sans doute rêvé, aimé, joué, détesté et haï, toute cette litanie d’émotions humaines.
Puis, il prépara les sacs, les ferma, non sans mettre dans les mains des défunts le rameau d’olivier et la poignée de sel. Il cousit le tout, y ajoutant les pierres de lest.
Il alla se coucher après ces quelques heures de travail, et un dîner frugal. Des tranches de pain furent détrempées dans un brouet de légumes, et accompagnées d’un fromage coulant et une pomme juteuse, comme tous les soirs. Il rinça son gosier avec un cidre peu alcoolisé.
Le lendemain, dès l’aube, ses trois acolytes furent fidèles au poste. Ils chargèrent les sacs sur la charrette, attelèrent les bœufs et partirent au bord de la mer. Ils traversèrent les bois et arrivèrent sur une vaste prairie au bord des falaises de Tolsson. On y trouvait une passerelle de bois qui surplombait le vide. Une petite foule attendait là. Les familles des défunts avaient fait le voyage. Ils portaient tous leurs plus beaux habits, les plus colorés, les plus jolis. Un kaléidoscope de couleurs, afin de célébrer la beauté du monde que les défunts quittaient. Eux étaient dans l’ombre, les vivants, eux, restaient dans la chaleur et la lumière.
La voisine de Livia était là, et entonna la Prière à la dame. Quelques voix hésitantes la suivirent, puis tous chantèrent. Le ton n’était pas toujours juste, mais le cœur y était. Oleg fut touché par tant d’attentions, et fit un signe de tête en guise de remerciement à cette femme, qui s’en voulait sans doute de ne pas avoir pu aider l’ancienne fileuse. Ils arrêtèrent la charrette au bord de la passerelle. Les voix se turent.
-Merci à tous d’être venus, annonça Oleg.
Les rameaux d’olivier et le sel avaient fait le voyage dans une caisse, et les assistants en distribuèrent à la ronde. Mais beaucoup de gens en portaient déjà.
Sur un signe, ses assistants portèrent le premier corps. Oleg rappela alors le nom de la victime, et refit à voix haute le discours qu’il avait murmuré dans sa solitude, la soir précédent. La vie des morts, dans leurs forces et leurs faiblesses, résonna dans l’aube naissante. Le soleil se levait sur l’Océan, le vent charriait l’odeur iodée de la mer.
Lorsqu’il eut terminé sa litanie, ils portèrent le corps au bord de la passerelle et le jetèrent dans le vide. Le sac de jute disparut dans l’onde, lesté de pierres. Les choc violents de la mer sur la falaise avalèrent une vie terminée.
Les autres suivirent. Tous eurent droit à leur petit mot, court, pour les inconnus, plus long pour d’autres. Livia Solenia, ancienne fileuse, légère comme une plume, s’envola à son tour rejoindre les bras accueillants de la Déesse de l’Océan.
Lorsque le dernier corps eut rejoint les origines, les spectateurs s’avancèrent à leur tour, jetèrent l’olivier et le sel, et leurs pensées et souvenirs. Puis ils rebroussèrent chemin et rentrèrent à Stralsund, continuer leur vie. Un chant s’éleva dans le groupe, reprit par une partie des hommes et femmes qui avaient fait l’effort d’assister à l’office. Des rires s’élevèrent, timides. On hésitait souvent à rire, après avoir contemplé la mort. Oleg pensait que c’était pourtant le meilleur moyen de la chasser, de montrer que l’on était vivant, et que la vie continuait.
Flanqué de ses trois acolytes, l’homme remonta à bord de la charrette et suivit le groupe, d’un peu loin. Il ne voulait pas les déranger. Il ne tenait pas à leur rappeler qu’ils existaient.
Les charognards pénétrèrent dans la ville par la porte Est, et recommencèrent une nouvelle fois leur sinistre besogne. Encore une journée, encore des morts, par dizaines. Il y aurait peut être d’autres rituels, cette fois. Certaines croyances préféraient enterrer les leurs, d’autres les immoler par le feu. Pour la plupart, les falaises de Tolsson serait néanmoins leur dernier voyage. Un retour à la mère nourricière, celle des océans. La mer les avaient nourris toute leur vie. Ils lui rendaient désormais leur corps. Ainsi le cycle continuait.
Un jour, Oleg le savait, ce serait son tour. Il espérait que quelqu’un lui donnerait le rameau d’olivier et le sel, puis parlerait pour lui et raconterait sa vie.
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