mardi 1 décembre 2020

Roda (2)

 Buli ne tarderait pas à tomber. Roda Olsen, l’ambassadrice de Stralsund, n’en avait jamais douté. 

Après un long voyage sur des routes défoncées, son carrosse s’était arrêté dans un village de l’arrière-pays. Derrière elle, des chariots transportaient des affaires et ses domestiques. Il avait fait trop froid pour ses vieux os. Malgré quelques nuits dans des auberges qui puaient le rat crevé et les draps moisis, la vieille femme pestait contre l’inconfort. Elle rêvait de finir ses vieux jours dans une île des mers chaudes, loin d’hommes vindicatifs et mégalomanes.

Mais voila, il fallait tenir Stralsund informé des manoeuvres de Boskhan, empereur des steppes autoproclamé, qui contrôlait une bonne partie des terres du nord. Il avait choisi de voyager vers le sud, évitant soigneusement des proies un peu trop costaudes pour son armée d’archers mobiles : loin à l’Ouest, la forteresse de Hoorn entourées de centaines de lieues de steppes glacées : à l’Est, le matriarcat de la Triade, trois villes installée sur une péninsule reliée au continent par une fine bande de terre fortifiée. Non, ces morceaux, qu’il rêvait sans aucun doute de conquérir et de mettre à sac, ne tomberaient qu’avec des bouches à feu. Et pour en avoir, il lui fallait piller et tuer jusqu’à la source : Stralsund, loin au sud. Le fait qu’il s’agisse de la ville la plus riche et la plus arrogante du monde l’attirait d’autant plus. Piller la Triade ? Le matriarcat brillait par sa sobriété et son ascétisme, refusait tout progrès et ne vivait que de pêche ou presque. Boskhan n’allait pas sacrifier ses troupes pour des tonneaux de morue.

Buli, en revanche, était une ville-clé. Fortifiée, certes, mais au centre d’une bande de terre plate, qui contrôlait le passage entre nord et sud du continent. La cavalerie ferait le travail, quitte à mobiliser des hordes d’esclaves pour construire des tours de siège. Les forêts ne manquaient pas au pied des montagnes toutes proches. 

Roda avait précédé l’armée. Et assistait depuis à l’avancée inexorable de Boskhan. Pillage, villages brûlées, femmes violées, enfants massacrés… la mort et la destruction, bien sûr. La routine, en somme. La vieille femme en avait vu d’autres, sans pour autant s’y habituer.

Sa servante, la jeune Petra, lui apporta son thé fumant, fit sa révérence et se retira. L’ambassadrice savoura la chaleur de la tasse, huma le parfum entêtant. Installée sur le parvis d’une auberge, dans une vieux fauteuil à bascule garni de coussins moelleux, elle aurait pu savourer ses vieux jours. Mais il lui restait du travail, et certains détails l’inquiétaient.

Tout d’abord, Boskhan ne l’avait pas convoquée. Or, il adorait se pavaner devant elle, représentante de Stralsund, lorsuq’il était sur le point de conquérir une nouvelle cité. La ville de Buli représentait une proie de choix. C’était la porte vers le sud, et elle s’attendait donc à une convocation suivie d’une humiliation publique, comme précédemment. Cette fois, rien. Le chambellan restait muet à ses messages, et Roda éprouvait un curieux sentiment de malaise. Boskhan cachait quelque chose, et ne tenait pas à ce que cela se sache. 

La vieille femme disposait bien sûr de nombreux espions, mais, en dépit des ponts d’or qu’elle offrait, aucune de ses sources habituelles ne s’exprimait. La peur les rongeait, ce qui, en ricochet, l’effrayait bien plus qu’elle ne voulait l’admettre. Quel secret pouvait bien dissimuler une armée de trente mille hommes ? Des renforts supplémentaires ? Ou alors, Buli n’était qu’une fausse piste, et Boskhan comptait plutôt franchir les montagnes par la ville-col d’Istar ? Cela lui paraissait peu probable, tant Istar était difficile d’accès, qui plus est pour une cavalerie.

Roda se penchait sur cette question depuis plusieurs jours et ruminait. Elle envoya ses domestiques vers le camp militaire situé au pied de la colline, mais ils firent chou blanc. Le camp était gardé, et cela n’était pas normal du tout.

-Petra, ma petite… Je vais devoir vous demander quelque chose. Ce n’est ni honorable, si prudent. Mais je ne vois que vous pour mener cela à bien.

-Oui madame, que faut-il faire ?

-Je veux savoir ce qui se trame en bas. Il vous faudra peut-être utiliser vos charmes. J’ai peur pour vous si l’on vous attrape. Mais Stralsund doit savoir.

La jeune fille déglutit. Elle avait vu ce qui arrivait aux ennemis de Boskhan : il adorait attacher les traîtres à quatre chevaux menés dans des directions opposées… 

-Si vous réussissez, je parlerai de vous au Consul et je vous renverrai en sécurité dans la ville avec un poste très bien payé, ou des terres sur l’une des colonies, à votre choix.

Petra se mordit les lèvres, et hocha la tête.

-Bonne chance. Soyez prudente.

Sa domestique partit, et Roda se rongea les sangs. Elle passa l’après-midi sur le parvis, sur sa chaise à bascule, à réfléchir. Elle écrivit quelques messages et envoya ses domestiques les porter auprès de tous ses contacts. Elle envoya un oiseau messager à Stralsund pour faire part de ses inquiétudes au Consul. Le palup coloré grignota ses graines, leva sa patte et, une fois le message accroché, décolla vers le sud.

La soirée arriva, la nuit aussi. Une servante lui porta une couverture et une boisson chaude, mais Roda n’y toucha pas. Elle regardait l’horizon, et distinguait, au loin, les manoeuvres des troupes de Boskhan autour de Buli. Les tours de siège s’avançaient.

Elle dut sans doute s’endormir. Il faisait nuit noire lorsqu’elle rouvrit les yeux. Les étoiles parsemaient le ciel et la lune offrait une lueur blafarde, presque masquée par des nuages. Un noir d’encre. Soudain, il y eut comme un coup de tonnerre, et des lueurs. Mais ce n’était pas l’orage.

-Déesse toute puissante, souffla Roda, blême.

Oui, ce qu’elle avait craint toute la semaine arrivait. Boskhan avait mis la main sur des bouches à feu.

L’aube naissait à peine lorsque le visage de Petra apparut. La jeune fille avait abandonné ses couettes pour une coiffure plus adulte, et portait une robe au décolleté plongeant. Une robe déchirée, et un visage ravagé par des bleus. Son bras ensanglanté pendait, sans force. Elle tituba jusqu’à Roda.

-Des canons madame… 

-J’ai entendu ma petite… oh déesse, je suis si désolée… 

Les larmes aux yeux, Roda se leva, le dos grinçant d’avoir été si longtemps assise, et appela ses domestiques. Elle aida Petra à rejoindre l’intérieur de l’auberge et ordonna d’un ton sec que l’on prépare un baquet d’eau chaude. La vieille femme s’occupa elle-même de sa domestique.

-J’ai pu rentrer dans le camp en me faisant passer pour une des prostituées qui traine toujours par là. Le garde m’a retenu un moment, il me voulait pour lui. J’ai dansé autour du feu, mais là… ils étaient plusieurs… pleura la jeune fille.

Roda serra les dents et les poings. Elle s’en voulait d’avoir placé sa servante dans une telle situation.

-J’ai réussi à sortir de la tente, et j’ai vu passer les canons. J’ai compris tout de suite, et j’ai voulu vous prévenir, mais un capitaine à cheval m’a repéré et m’a attrapé par le bras. Il m’a trainé sur le sol… m’a violé…

-Déesse… murmura Roda, choquée.

-Il m’a rejeté quand il a eut finit et j’ai pu rester dans l’ombre. J’ai entendu des choses… les canons viennent de chez nous madame. C’est un Olsen qui les a vendu… Il y avait des ingénieurs de Stralsund qui en parlaient… 

-Gustav ! C’est sûrement ce trou du cul de petit arrogant de…

Les noms d’oiseaux volèrent pendant plusieurs minutes. Petra en resta bouche bée. Elle entendit des insultes que n’auraient pas renié les pires soudards des quais.

-Reposez-vous, ma petite. Vous m’avez été d’une aide immense. Nous allons vous cacher ici : personne ne doit vous voir. Moi, j’ai du travail.

Roda Olsen, furieuse, appela une autre servante, qui lui amena une cage à palup. C’était le dernier qu’il lui restait. Ce serait le dernier message avant que le Consul ne lui renvoie d’autres oiseaux. Au pire, elle dépêcherait un cavalier qui emprunterait la passe d’Istar et descendrait ensuite le Sund en barque.

Cher cousin,

Votre frère a vendu des bouches à feu à B. Buli ne résistera pas. Armez son cousin Kalmyk.

Elle transposa son texte avec le code de son petit carnet, attacha le message à la patte de l’oiseau, qui décolla.

Roda était désormais privée de moyen de communication rapide. 

Alors que le soleil était à son zénith, les roulements des bouches-à-feu reprirent. Les cris de guerre des fantassins rugirent, alors que l’armée encerclait Buli. L’ambassadrice, une longue-vue à la main, essayait de voir ce qui se passait. Elle distingua un drapeau blanc.

Un émissaire sortait de la ville.

Des cavaliers s’approchèrent avec les bannières de Boskhan. Il sembla y avoir discussion. 

-Ce couillon de comte de Buli va négocier… pesta Roda.

Effectivement, tout le groupe se rapprocha des portes de la ville, suivi par une troupe d’infanterie. Le drapeau blanc s’affala soudain et les soldats de Boskhan se mirent à courir vers les portes. Les défenseurs, paniqués, ne parvinrent pas à les fermer, et les envahisseurs s’engouffrèrent dans la brèche.

-Ces andouilles sont foutus… Boskhan ne négocie jamais, bon sang !

Impuissante, l’ambassadrice assista au massacre, de loin. Son regard refusa de se détacher un instant du carnage. Buli tomba dans la journée. La tête du comte surmonta une pique, et bientôt, les membres de grandes familles locales le suivirent sur les remparts. Une galerie de visages massacrés, pendant que les troupes de Boskhan ravageaient la ville, pillaient, violaient, massacraient. 

-Gustav, espèce de crétin congénital… voila ce que tu as offert comme avenir à ta ville ! Maugréa-t-elle.

La route du sud ouverte, Boskhan suivrait sans doute les bords du Sund jusqu’à Stralsund, pillant tout sur son passage. Sauf si les négociations visant à provoquer une révolte sur sa base arrière aboutissaient. Il faudrait gagner du temps. Le projet de deuxième rempart, évoqué dans le message de son cousin, devenait urgent. 

Boskhan allait sans doute camper ici, peut-être hiverner, aussi. Il lui faudrait digérer cette conquête, apaiser les inquiétudes de Kimberley, la ville lacustre du sud-est. Il avait vu leurs ambassadeurs bien installés à la cour de l’empereur nomade. Si une alliance aboutissait, Stralsund aurait en face d’elle une cavalerie redoutable, des bouches-à-feu et une flotte non négligeable.

La course aux armements ne faisait que commencer.


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