lundi 16 novembre 2020

Mark (2)

 Cela faisait deux semaines que Mark Olsen et l’Amiral demeuraient sur Jade. Pour Mark, son idylle avec Ginna D’Agostino rendait son séjour agréable. Mais l’Amiral, l’héritier Olsen, tournait en rond.

-Mark, je m’ennuie.

Les deux hommes se retrouvaient encore une fois dans une taverne mal fréquentée. Malgré ses efforts, Mark, garde-du-corps officiel, ne parvenait pas à retenir son jeune maître. L’attrait du danger primait sur tout. Ils visitaient donc un bouge des bas quartiers, proche du port, où des marins aux muscles surdimensionnés jouaient leur paie au cours de parties plus ou moins truquées. S’encanailler était la grande passion du gamin de dix-huit ans. Plus l’alcool était mauvais, mieux c’était.

-Mark, je m’ennuie vraiment, insista Orion Olsen, avec une moue d’enfant gâté.

-Oui, nous partons bientôt excellence. Je remporte la partie et on file.

Des grognements répondirent à ces prétentions. Mark avait misé gros, et ne comptait pas repartir sans rien. Du coin de l’œil, il surveillait tout de même les individus patibulaires qui tournaient autour de la table, où sa paire de sardines n’annonçait pas vraiment une grosse main. Plusieurs marins ivres, des poignards ceints au côté… tous les ingrédients du coupe-gorge semblaient réunis. Il a encore choisi son tripot, ce jeune imprudent, songea-t-il.

-Mark, je m’ennuie, je m’ennuie, je m’ennuie… trouve moi des filles, bouda le gamin.

Le garde du corps soupira. Il jeta une pièce pour relancer, piocha une carte et fit mine d’être désespéré. A l’autre bout de la table, son adversaire eut un grand sourire, piocha, et aligna un trio de merlans, soit juste meilleur que les sardines. Mark découvrit ses cartes de faible valeur, mais disposait aussi d’un trio de dauphins, les cartes les plus fortes. Le sourire disparut du visage du débardeur, qui, la colère bouillante, se leva d’un coup.

Il renversa la table en hurlant en jadien et dégaina son poignard, avant de s’écrouler. Un borborygme s’éleva de sa bouche, la dague de l’héritier plantée dans sa gorge. Autour, médusés, personne ne bougea. Le marin avait dégainé le premier, après tout.

-Prends ta monnaie et barrons-nous avant qu’ils ne changent d’avis, souffla Orion.

Les deux hommes sortirent, et hâtèrent le pas. Orion Olsen avait choisi une tenue plus simple qu’à l’habitude, mais la qualité du tissu et des hautes bottes de cuir masquaient mal ses origines aisées. Surtout, les dentelles et perles qui parsemaient le costume juraient dans un tel quartier. Mark, la rapière à portée de main, se fondait mieux dans le décor. Escorter un tel paon ne le rassurait pas.

La nuit avait gagné le port de Jade. L’activité y était bien plus réduite qu’à Stralsund, mais on y trouvait tout de même des pêcheurs en train de trier leur poisson à la lumière de braseros, quelques dames à louer pour une heure ou la nuit, et d’autres gros bras que le garde du corps n’avait pas vraiment envie d’ennuyer.

-Pff, on aurait du venir en calèche.

-Excellence, nous en avons déjà parlé, s’agaça Mark. Une calèche dans ce quartier aurait attiré les ennuis. Autant indiquer tout de suite “riche héritier à prendre en otage, servez-vous”.

-J’ai mal au pieds. Porte-moi, ordonna Orion en s’arrêtant net.

-Certainement pas. Fini les caprices. Ras le bol.

Mark fit face, les bras croisés et prit un regard dur. Le jeune homme l’étudia. Il leva les bras de manière théâtrale et répondit :

-Très bien, monsieur gros yeux ! Marchons ! Mais tu m’as privé de vins et de filles ce soir. Et je suis sûr que tu vas m’abandonner pour ta Genoa, ou je ne sais comment elle s’appelle.

-Ginna. Et non, je suis payé pour vous suivre. Et en prime, c’est vous qui avez choisi cette taverne. Vous êtes juste vexé parce que j’ai gagné, et pas vous.

-Exactement. Tu me dois donc tes gains.

-Certainement pas.

Les deux hommes se jaugèrent. Et Orion partit d’un fou rire. Le gamin avait beau être une tête de lard, son humeur changeante restait facile à vivre. Des caprices, certes, mais aussi du sang froid, et aucune rancune. Ils montèrent donc dans la ville haute en refaisant la soirée, exagérant les anecdotes. 

Derrière eux, trois spadassins les suivaient. Vêtus de noir et masqués, ils se rapprochaient. Mark Olsen les avait vus, bien sûr, mais faisait semblant, et continuait les blagues de caserne avec son jeune compagnon. 

Il n’a plus de dague. Une rapière contre trois. On est mal, réfléchissait-il.

Aussi prit-il la seule décision sensée dans un cas pareil : fuir.

Il poussa du coude Orion et cria “court!”

Les deux hommes détalèrent dans une ruelle sur leur droite. Les trois assassins accélérèrent avec un temps de retard. Mark espérait les semer à la faveur de la nuit, mais savait très bien que seul Orion comptait. Si faire barrage de son corps, quitte à affronter seul les trois hommes, permettait à l’héritier de s’échapper, il aurait fait son travail.

Leur course au hasard les fit traverser une vaste place entourée d’hôtels particuliers. Ils traversèrent cette cour aux pavés en mauvais état. L’écart avec leurs poursuivants se maintenait, mais Mark savait que l’endurance de l’Amiral le ralentirait vite. Il lui fallait trouver une idée.

Il faut qu’on trouve une diversion.

Au loin, il aperçut une taverne éclairée, et une foule bruyante et joyeuse devant la porte. Il fit signe à Orion et accéléra, le souffle court. Il s’empara à regrets de sa bourse, soupesa et, d’un soupir, s’apprêta à sacrifier ses gains du soir.

Mark percuta volontairement le plus costaud du groupe de fêtards, hurla “tournée générale !” en jetant sa bourse ouverte en l’air. Les pièces volèrent en tout sens et les hommes et femmes crièrent et se jetèrent sur la monnaie. Pendant ce temps, Mark guida Orion dans la taverne, à la recherche d’une porte dérobée. Les trois spadassins eurent bien plus de mal à écarter les clients, qui pensèrent que le trio en avait après leurs gains. Mieux, le gros bras bousculé au début de l’incident, complètement ivre, semblait décidé à passer ses nerfs sur quelqu’un. Il assomma l’un des truands d’un seul coup de poing, et la partie vira en bagarre générale.

Le tenancier, acheté d’une poignée de pièces, leur ouvrit une porte à l’arrière du bâtiment, et les deux compères s’éclipsèrent.

Ils parvinrent sans encombre à leur hôtel particulier, situé sur les hauteurs de la ville. Ce n’est qu’une fois à l’abri des murs, avec quelques gardes à l’entrée, que le duo put reprendre son souffle.

-Mark, quand je t’ai demandé tes gains… tu as bien fait de les garder, admit Orion.

Le jeune homme, allongé les bras en croix sur son lit, suait à grosses gouttes.

-Désolé pour le vin et filles excellente. Nous n’aurons que le vin, j’en ai peur. Il ne me semble pas très sûr de sortir maintenant.

Pour une fois, l’héritier acquiesça. Il se releva avec une grimace, retira ses bottes, sa chemise et se renfonça sur son matelas, serrant son oreiller contre lui. Il s’endormit immédiatement, et un ronflement léger ne tarda pas à résonner dans la chambre.

Mark s’assit lourdement sur le fauteuil dans un coin de la pièce. Lui aussi retira ses bottes. Ses jambes brûlaient. Plus de mon âge ces conneries, bougonna-t-il, bien qu’il n’eût que quelques années de plus que son maître.

Avec tout cela, il n’irait pas voir Ginna ce soir. Et il était probable que l’Amiral souhaite quitter Jade au plus vite. Il ne le blâmerait pas : la mission de l’Amiral se terminait et il ne parviendra pas à la faire durer plus longtemps. Ils remonteraient sans doute vers les autres îles, plus au nord. Coriandre peut-être, ou Basilic. A moins qu’Orion ne souhaite visiter Sirân. Oui, c’était bien le genre à aller s’enferrer dans cette ville du continent sud, chaude et sèche, où il trouverait son lot de beautés exotiques et de vins originaux. Et accessoirement, l’un des plus gros coupe-gorge du monde. 

Ginna… La marchande de soie occupait ses pensées bien trop souvent, et ce n’était pas compatible avec sa mission. Ils s’étaient revus, bien sûr, mais n’avaient pu obtenir qu’une poignée de soirées, et une seule nuit. L’Amiral avait trop la bougeotte, et trop le goût d’endroits dangereux. Il faudrait la prévenir que le départ approchait… A quoi cela mènerait ? Une affaire d’un soir, et puis c’est tout ?

Curieusement, l’idée le mettait mal à l’aise. Il avait connu son lot de femmes malgré son jeune âge, et n’avait pas du tout envie de s’installer, devenir gras comme un marchand Olsen de la Citadelle, à se réunir au Sénat comme à la Bourse pour discuter du cours de la soie ou d’autres marchandises. Dieux, à ce rythme là, il aurait une ribambelle de gosses… 

Un peu rapide, pour une femme rencontrée à peine quelques jours plus tôt ! Mark leva les yeux au ciel, se fustigeant de ces pensées de midinette. La fatigue, sans doute.

Plus important : qui avait embauché ces trois mercenaires ? Et comment leur échapper dans les jours à venir… Il lui faudrait échafauder un plan précis pour escorter la cible sans encombre jusqu’à leur navire, l’Artémis. Et camoufler le plus possible la destination. Les fausses pistes devraient être lancées dès l’aube. Et cela impliquait d’en donner une fausse à Ginna. A cette idée, il eut un gémissement. Intelligente, vive, marchande dynamique et avec un certain sens des affaires… le profil parfait pour lui, membre mineur de la famille Olsen au pouvoir à Stralsund. De quoi assurer un certain avenir. S’il parvenait à la revoir, à l’intéresser à long terme, et à prendre le risque de… 

Peste ! Ses parents rêveraient d’un mariage de ce type, parfaitement Olsenien. Avait-il réellement envie de leur faire plaisir ? Et n’était-ce pas prématuré, après trois ou quatre soirées et à peine une nuit de sexe ? S’il s’en lassait à peine les voeux prononcés ?

L’héritier ronflait toujours. Mark, les traits tirés, pesait le pour et le contre. La rapière sur les genoux, il observait par la fenêtre le quartier de lune éclairer la façade de l’immeuble d’en face. Il lui fallait prendre une décision.

Déjà, protéger l’héritier. Puis, protéger Ginna. Car après tout, qui savait si les spadassins ne s’en prendraient pas à elle afin d’atteindre Orion… 

Mark s’empara d’un encrier et d’un tas de feuille, et prépara son plan de bataille.

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