Depuis leur victoire lors du match décisif, Karsten et son équipe de balle-en-main attendaient la reprise. Ils ne joueraient pas avant plusieurs semaines et devaient donc reprendre leur morne routine… et leurs métiers respectifs.
La rude vie des quais s’imposait à nouveau. Une bonne partie de l’équipe travaillait en mer. Ces pêcheurs ne pouvaient pas patienter sans rien à faire. Ils n’auraient jamais eu les moyens de faire vivre leur famille.
Karsten en faisait partie, et appareilla à bord d’un navire de petite taille. Il comptait une dizaine de marins, qui allaient rôder au large des îles du sud, à la recherche de sardines. Le métier s’annonçait physique, monotone et mal payé : comme d’habitude.
Ses douleurs aux côtes s’estompaient. Il grimaçait de temps en temps s’il forçait un peu trop, mais la médecienne l’avait prévenu que cela arriverait. Chaque pointe de fer rouge en respirant lui faisait penser à elle. Il avait vraiment cru voir un ange.
La campagne dura deux semaines, et le navire rentra à Stralsund les cales pleines de poisson. La ville en consommait une quantité prodigieuse. La population croissait jour après jour. Des centaines de personnes débarquaient des quatre coins du monde à la recherche d’une vie meilleure. La richesse proverbiale de la ville attirait une foule de miséreux, qui pensaient naïvement accéder d’un claquement de doigts à un changement de statut. Pauvres ils étaient, pauvres ils resteraient. Les quais des Pêcheurs fourmillaient de nouveaux venus, qui cassaient les prix. Le salaire de base chutait. En parallèle, pléthore de cultes naissaient dans la ville, venus d’ailleurs. Certains n’admettaient pas de ne pouvoir pratiquer leur culte que sur la colline du quartier des Temples et réclamaient des monuments plus proches, ce que la Citadelle ne comptait certainement pas autoriser.
La ville ressemblait à un chaudron fumant prêt à déborder. Du monde partout, des animosités croissantes entre communautés, entre quartiers… le Consul semblait avoir pris la mesure du problème et voulait régulariser la question des faubourgs. De nombreux habitants, rejetés du centre-ville, bâtissaient en effet des cahutes branlantes au pied des remparts et de nouveaux quartiers naissaient. Des maisons en bois ou en pierre remplaçaient peu à peu les huttes, des commerces naissaient. C’est dans ces terres nouvelles qu’un projet de stade en pierre était en discussion.
Karsten débarqua et une meute de débardeurs attendaient au pied de la passerelle afin de décharger, contre quelques piécettes. Le patron du navire les envoya sur les roses et il fallut que deux agents du guet passent par là pour libérer le passage. Les pêcheurs roulèrent leurs tonneaux en direction de la criée, entourée d’une horde vociférante de sans-abris.
La misère grandit à vue d’oeil dans cette ville, songea le jeune homme, inquiet.
Le patron de pêche leur versa leur salaire. La modeste poignée de pièces serait largement insuffisante pour vivre. Malgré les protestations de l’équipage, le maître, la sueur sur le front, refusa de les entendre. Fatih, un gros costaud, se fit de plus en plus menaçant. Mais là encore, le guet terminait sa ronde et le capitaine s’échappa avec fébrilité.
Karsten hésita sur la marche à suivre. Il commença par rejoindre une auberge et s’offrit un repas chaud, une espèce de ragoût dont il valait mieux ne pas connaître la composition. Tant que ce n’était pas du biscuit sec, ça lui était bien égal. Il se rendit ensuite dans la ruelle où il vivait avant son départ. Mais le propriétaire, sans nouvelles de lui depuis quinze jours, avait déjà loué la place, et le joueur de balle-en-main se retrouvait à la rue. Il n’avait que son sac au dos, et pas d’autres biens, de toute façon. A la rue, lui qu’on avait acclamé le mois dernier. La rancoeur montait.
Il se demanda ce qu’il allait faire. Probablement aller frapper aux portes de ses coéquipiers. Kiefer lui ouvrit sa porte, bien sûr. Son meilleur ami travaillait à la corderie, mais, avec une femme et quatre enfants en bas âge, il ne pourrait pas l’héberger longtemps. Russell, qui travaillait dans une voilerie, suivit, mais ce fut là aussi de courte durée. Dans l’intervalle, Karsten vivait de petits boulots et tenait à au moins payer ses repas et une petite pièce pour le toit sur la tête. Il ne trouvait cependant pas de logement : les propriétaires profitaient d’une demande considérable pour augmenter les prix et leurs exigences.
Au bout d’une semaine, Karsten, à la fois déprimé et furieux, toqua à la porte du dispensaire, en désespoir de cause. Il mourrait d’envie de revoir celle qu’il avait pris pour un ange. La médecienne, Dina Petersen, ouvrit la porte.
-Tiens ! Notre champion… vous n’avez pas brisé vos côtes encore une fois, j’espère ?
Karsten vit le sourire de cette petite blonde aux joues rebondies, et espéra qu’elle était contente de le voir. Il se serait noyé dans ses yeux verts.
-Non, la campagne de pêche s’est bien passée mais… j’ai perdu mon logement, et je me disais… enfin…
-Et vous ne savez pas où aller, je me trompe ?
-Ouais, avoua-t-il avec réticence.
-L’ennui c’est que le dispensaire ne fait pas auberge… si vous voulez dormir ici, il va falloir travailler.
-Il y a du travail ici ? S’étonna-t-il.
-Plein. Je manque de gros costauds, s’amusa Dina.
Ravi, il suivit la femme à l’intérieur. Elle le guida vers une petite pièce sous la mansarde où il déposa son sac. Elle l’incita à prendre un bain et à se frictionner avec du savon. “Pas question qu’un homme aussi sale s’approche de mes malades”, imposa-t-elle.
Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas bénéficié d’une telle aubaine. Il en profita à plein et se délassa dans le baquet d’eau chauffé par un ingénieux système au sol.
Une fois récuré, Karsten revêtit un pantalon et une chemise de toile, pas vraiment à sa taille. Il trouva la médecienne dans une grande salle, où elle s’occupait de ses patients. On comptait une dizaine de lits de chaque côté de la pièce, séparés par des rideaux de toile. A l’étage du dessus des chambres individuelles minuscules abritaient d’autres malades plus contagieux. Dina lui confia des tâches de force : porter des malades, principalement, lorsqu’elle devait procéder à des examens spécifiques. Et porter les personnes décédées, aussi, pour les confier aux charognards, les hommes qui prenaient soin des morts hors les murs.
Il découvrit tout un monde dont il ne soupçonnait pas l’existence. Dina travaillait aux côtés de trois infirmières plus âgées, et elles n’économisaient pas leurs efforts. Elles ne connaissaient pas vraiment de repos. Karsten s’accoutuma à ce rythme étrange qui, par certains côtés, lui rappela la vie à bord des navires, où l’on dormait peu, en pleine tempête. Il apprit quelques gestes de base - poser une attelle, bander une épaule, préparer des remèdes en pilant des herbes - et fut surpris de prendre du plaisir à ces tâches. Il ne vit pas passer le temps, dans ce dispensaire.
C’est là que Kiefer et Russell vinrent le trouver.
-Eh bien ! On ne te voyait plus sur les quais ! Tu t’es encore blessé ?
-Non, je travaille là…
Les deux amis éclatèrent de rire, avant de se rendre compte qu’il était sérieux.
-Non ? T’es là juste pour la séduire, c’est ça ?
-Même pas. J’apprends à devenir infirmier.
-Merde, tu t’installes ! T’as pas oublié la reprise quand même !
Karsten, ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. En réalité, il avait effectivement oublié.
-Putain, tu déconnes ! On compte sur toi nous !
-Je vois avec Dina et j’arrive.
-Ha ! Elle t’a ferré mon gars ! Quand un homme en vient à ne pas sortir dans la permission de sa femme…
-C’est pas ma femme, c’est ma patronne, bouda Karsten.
Il rentra dans le dispensaire avec un petit sourire. C’est vrai qu’il aimerait bien qu’il se passe quelque chose avec Dina. Mais contrairement aux femmes qu’il séduisait pour un soir ou deux, elle l’intimidait. Sans doute parce qu’elle avait bien plus d’instruction que lui.
La médecienne accepta, bien entendu. “Je ne voudrais pas que vous ne puissiez défendre l’honneur du quartier par ma faute”, décréta-t-elle. Il la remercia platement. Une fois changé, il retrouva ses compères dehors et le trio partit au pas de course vers leur terrain au pied des remparts.
Toute l’équipe les attendait. A la vue de Karsten, les cris de joie saluèrent son arrivée. Il en fut ému. Ses coéquipiers lui mirent des claques dans le dos, les rires parcouraient les joueurs et chacun donna les dernières nouvelles de sa vie quotidienne : travail pénible, amours contrariées, naissances… la vie avait repris son cours, après leur victoire mémorable contre les Artisans. Lorsque Kiefer expliqua qu’il avait déniché Karsten au dispensaire, où il filait le parfait amour avec la médecienne, il eut du mal à mettre fin à l’hilarité générale.
-Tu sais qu’il y a une autre équipe du quartier qui veut se monter ? dit Russell.
-Ha, les Académiciens se sont améliorés, je les ai vu jouer contre les Marchands, expliqua Russell.
-Ouais, j’ai vu aussi. Il parait que des filles veulent jouer aussi ! confirma Gunnar.
-Non ? Remarque ça serait marrant un match de filles !
Quelques rires gras retentirent, peuplé de blagues d’un goût douteux. Karsten, peut-être parce qu’il travaillait avec des femmes toute la journée au dispensaire depuis plusieurs semaines, s’interrogea.
-Quand on voit les douleurs qu’elles peuvent supporter à l’accouchement… Je pense qu’elles nous surprendraient. Pourquoi pas après tout !
Un blanc répondit à cette tirade inattendue. Deux ou trois gars se regardèrent, d’autres ricanèrent, mais l’idée divisa l’équipe. Finalement, Karsten, conscient d’avoir semé le trouble, secoua les joueurs. “Bon, assez causé, on commence par deux tours de terrain au pas de course !”
L’entrainement s’éternisa. Il lui faisait un bien fou : il ne s’était pas rendu compte à quel point le jeu lui avait manqué. La camaraderie, l’effort, l’énergie qui se dégageait de chaque action. Il fallait une communauté d’esprit, un sens du collectif, et s’immerger dans de telles valeurs lui rappelait les moments de communion autour de la Dame, lorsqu’ils partaient en procession aux falaises jeter l’olivier et le sel. Et surtout, courir et lancer la boule de bois lui permettaient de dépenser un trop plein d’énergie un peu muselé par la vie très restreinte du dispensaire.
Epuisé après deux heures d’effort, Karsten et ses amis bouclèrent leur séance par quelques jeux de passe, puis par des séances de tirs sur les mannequins de bois. Il n’avait pas autant perdu la main qu’il pensait. Lorsqu’ils se séparèrent, il reprit la direction du dispensaire, mais fit tout d’abord un détour.
La construction du deuxième rempart avançait bien. Stralsund aurait doublé de superficie lorsqu’il serait achevé, et les milliers de pauvres hères serait protégés au même titre que la ville-centre. Peut-être qu’un logement y serait plus accessible. Des terrains vagues subsistaient cependant, et les négociations durait. Lorsqu’il monta vers le nord-est des faubourgs, il s’aperçut que de vastes étendues de terres avaient été débarrassées des taudis qu’elles accueillaient auparavant. Il avisa un groupe d’hommes en pleine discussion et se permit de les interrompre.
-Excusez-moi, messieurs… Que va-t-on construire ici ?
-Ce n’est pas encore décidé, répondit l’homme.
-Ce sera le stade ? Pour la balle-en-main ?
-Ha ! Les chefs de guilde aimeraient bien. Pas sûr que le Consul accepte. Ou alors, avec un hippodrome autour, il préfère les courses de chevaux.
-Mais le peuple adore la balle-en-main… argumenta Karsten.
-Pour ce qu’ils s’en préoccupent à la Citadelle… Le seul bâtiment qui est certain de pousser, c’est un vrai hôpital. Les dispensaires de quartier sont débordés, et l’hôpital militaire de l’Arsenal sature aussi. Ça, c’est indispensable !
Karsten remercia les hommes et les laissa à leurs conversations. Il rumina tout le retour. Un vrai hôpital… Dina y travaillerait-elle ? Elle adorait son dispensaire de quartier, et se sentait au plus proche de ses patients. Elle aidait les femmes à accoucher, soignait les plaies et bosses, se battait au quotidien pour ces hommes et femmes pauvres. Un grand hôpital se préoccuperait-il des pauvres ?
Et en parallèle, il songeait à son stade de pierre. Il revivait ce match contre les Artisans, l’émotion, les hurlements de bonheur de la foule. Il rêvait d’un terrain et de milliers de spectateurs acclamant son nom. Dina le regarderait sûrement, s’il gagnait devant tant de monde. Il s’en fichait, de l’hippodrome du Consul. Les courses de chevaux, c’était bon pour les peuples des steppes du nord. Stralsund préférait la balle-en-main, c’était comme ça.
Il rentra au dispensaire, son nouveau chez lui. En nage après tant d’efforts, il prit le temps d’un bain chaud et reprit sa garde près des malades, assistant Dina comme il le pouvait, la contemplant avec le plus de discrétion possible. Peut-être un jour…
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