mardi 3 novembre 2020

Pieter (2)

 C’est mon premier jour. Il faut que je fasse bonne impression.

Pierer van Ryn se préparait, nerveux. Sa mère, telle une abeille affolée, tourbillonnait autour de lui, ajustant les plis de son uniforme flambant neuf. 

-Je t’ai préparé ton déjeuner, mon lapin !

-Maman ! M’appelle pas comme ça, je n’ai plus cinq ans…

-Tu restes mon lapin, répondit-elle, catégorique.

Pieter soupira. Sa mère rayonnait de fierté. Tout le quartier était déjà au courant de son entrée dans le guet des Pêcheurs.

Lorsque le jeune agent sortit de chez lui, plusieurs voisins le saluèrent et les félicitations le retardèrent. Le bonheur simple de ces gens laborieux du quartier lui fit chaud au coeur. Il espérait s’en montrer aussi digne que son père.

La petite rue étroite accueillait une population de marins et de métiers des gens de mer. La plupart des femmes écaillaient et préparaient le poisson pêché par leurs maris. Certains ravaudaient les filets, effectuaient des travaux de vannerie ou cousaient les voiles. Payés à la tâche, ils n’avaient pas grand chose. Les petites maisons de trois étages aux façades étroites paraissaient souvent surpeuplées. Des familles entières vivaient sur de petites surfaces, dans un dénuement total. Pieter s’estimait heureux de son nouvel emploi, qui lui offrait des perspectives d’un meilleur logement. Il mettrait de côté pour sa mère, le plus possible.

Le bâtiment du Guet ne se situait qu’à quelques rues de chez lui. Il fit le chemin avec angoisse. Et si on lui disait qu’il y avait eu une erreur ? Pieter serrait et desserrait les poings. Il accéléra le pas.

Il était en avance, et hésita sur la marche à suivre. Devait-il attendre sur le parvis ? Entrer et patienter à l’intérieur ? Finalement, lorsqu’il vit un agent en uniforme entrer, il le suivit le coeur battant.

-Ha, le fils de Jan ! Salut gamin, l’accueillit le sergent Larsen.

Le petit homme au cheveux rares et gras roulait sa cigarette. Mal rasé et l’uniforme froissé, il lui tendit une main et la serra plus fort que ce que Pieter n’attendait.

-Pieter c’est ça ? J’ai travaillé avec ton père. Un chic type. Bah, tu lui ressembles trop. Te mets pas la pression gamin, quand même.

Le jeune homme hocha la tête, faute de savoir quoi répondre. Il songeait déjà suffisamment au poids du passé de son père pour en rajouter.

-Le patron est de sortie, mais il m’a chargé de t’accueillir. Les deux nouvelles seront sous la charge d’un autre. La Barbara est déjà en route vers les Archives, ça sera surtout son boulot. La Cristina, c’est Adama qui la prend en charge. Un comique lui, tu verras.

Le sergent Larsen lui fit le tour du propriétaire. Pieter découvrir la salle commune, le vestiaire, la tisanerie. “A l’étage, c’est le patron, les archives, les fournitures”.

Au fond, des salles munies de barreaux lui firent prendre conscience de la réalité de son métier. 

-Ouais, on a des cellules aussi… Bon, souvent c’est plutôt des pochtrons et des prostituées sans autorisation. Les voleurs à la tire, aussi. Des escrocs. Dès que c’est grave, c’est direct la prison vers l’Arsenal, tu vois où ?

Pieter répondit que oui. Il n’osait pas trop poser des questions, intimidé par l’aisance et le franc-parler du sergent.

-T’sais, ici, c’est une ambiance familiale. Le capitaine y tient. Un héros, cet homme-là. L’équipe le respecte, car il est juste. Il sait dire c’qui va pas, et a l’mot qu’il faut quand c’est bien. Pas de favoris. Un type incorruptible aussi. C’est pas le cas de tous, fait gaffe. Ya quelques brebis galeuses dans le guet… aux Pêcheurs moins qu’ailleurs, heureusement, mais bon. Accepte rien des gens. Le p’tit gâteau, le p’tit verre… ça devient vite le p’tit passe-droit, et t’es ferré. 

Larsen expliqua que le quartier était gangrené par un groupe de contrebandiers, les Cortenova. “Y’s’terrent dans les égouts comme des rats, mais passent des marchandises en douce vers les falaises. S’ils te tiennent, dis-le au capitaine”.

Pieter tenta de retenir toutes les subtilités, mais le sergent se perdit vite en digressions. Il sautait du coq à l’âne, entre les problèmes de la théière du premier étage, les réglementations sur le travail des enfants ou le dernier match de “balle-en-main” de l’équipe du quartier. Le tout en l’enfumant avec un tabac atroce… 

-On va faire la tournée gamin.

Au bout d’une bonne heure donc, Larsen le guida vers l’accueil et la portière, Ophélie, une fille boulotte au rire facile, leur donna leur feuille de route. Une patrouille qui devait durer jusqu’à l’heure du déjeuner, principalement sur le quai.

Le duo offrait un singulier spectacle. Le sergent, court sur pattes et mal habillé, suivi comme son ombre par le grand gabarit de Pieter, à l’uniforme impeccable. 

-Ralentis gamin, j’ai pas tes guiboles moi !

Pieter avait pris quelques pas d’avance et se força à réduire l’allure. Ils entendirent et sentirent le quai avant de le voir. Les cris des mouettes se mêlaient aux voix sonores des matrones, qui appelaient le chaland, vantant la pêche du jour. Le parfum iodée de l’océan, les algues et le poisson pourri empestaient. Les débardeurs ahanaient sous l’effort, s’invectivaient. Tout un monde vivait, travaillait, se pressait, se serrait.

-C’est là qu’il faut avoir l’oeil, petit. Ya du vide-gousset ici.

Le nouvel agent plissa les yeux, concentré. Il se voyait déjà mener une arrestation triomphante dès son premier jour. Il regarda avec suspicion les gamins des rues et toute personne qui lui paraissait ne rien avoir à faire ici.

-Plisse pas tant les yeux bon sang ! On dirait qu’tu louches ! Soit naturel…

Pieter sentit le rouge lui monter aux joues et s’efforça de marcher normalement.

-Bon sang, si c’est ça qu’t’appelles naturel… commenta le sergent Larsen, hilare.

-Je… pardon, je suis nerveux…

-Ha, t’inquiète. Mon premier jour, j’ai fait la tournée avec ton père. J’suis tombé dans la mer. Passé trop près du bord, glissé sur une algue. Ha ! On m’a surnommé le plongeur pendant des mois. T’as de la marge, tiens, s’esclaffa le vétéran.

Pieter sourit. 

-M’a sauvé la peau plus d’une fois, ton paternel. Un chic type.

Larsen tomba dans un certain mutisme, et dirigea sans en donner l’air la patrouille à travers la foule. Les souvenirs semblaient l’assaillir avec nostalgie. Autour d’eux, le marché aux poissons bruissait d’activité. On y trouvait de tout, on y pataugeait dans des choses indéterminées. L’odeur y était parfois insoutenable. Tous se pressaient, soucieux de livrer leurs prises au plus vite. Des glaciers, qui avaient charrié d’immenses blocs de glace depuis les montagnes lointaines, débitaient avec leurs pics des morceaux enveloppés dans des tissus huilés, afin de conserver un peu plus les plus beaux morceaux dans les caves de la ville haute. Les plus pauvres n’en auraient pas les moyens. Les pièces changeaient de mains à toute vitesse, contre des morues salées ou des sardines, principalement : les morceaux les moins chers alimenteraient bien des ventres creux dans le quartier.

-T’sais, ton père… ouais, il m’a sauvé la mise. Un jour, j’ai trempé dans une affaire pas nette. J’en suis pas fier, mais bon. Et il a été là pour me tirer d’affaire. Il a réglé son compte à un caïd qui me tenait, plus entendu parler de lui. Et il m’a couvert auprès du patron de l’époque. Ouais, un chic type…

-Vous étiez là, le jour où… enfin… tenta Pieter.

-Quand il est mort tu veux dire ?

-Oui.

Larsen se mura dans le silence, ruminant sa réponse. Le jeune agent eut peur de l’avoir vexé et faillit s’excuser. Mais le vétéran finit par répondre.

-Ouais. J’suis arrivé trop tard. Une sale journée. Un sale type l’avait ciblé. Trois contre un. Il se débrouillait bien à l’épée, mais le poignard dans le dos… l’a rien pu faire.

Pieter s’arrêta, étonné.

-Je croyais que c’était un duel ?

-Nan. Une exécution. Un attentat lâche et fourbe, voila c’que c’était.

Ebranlé par cette révélation, Pieter n’écouta même pas la suite de l’histoire. Il avait l’impression d’une douche froide, et les voix lui parurent lointaines. Les couleurs disparurent. Un monde au bruit étouffé, comme en noir et blanc, cotonneux…

-Eh, mon gars, ça va ? T’es tout pâle… bon sang, me fait pas l’coup du malaise, t’es trop gros pour moi. Assieds-toi là, le long du mur.

Larsen guida son jeune collègue, qui perdait pied et pesait de plus en plus lourd sur son épaule. Il grogna sous l’effort et Pieter s’affala.

-Bois ça gamin. Ça te requinquera.

Le sergent sortit une flasque de sa poche arrière. Il déboucha le flacon et l’odeur forte d’un rhum bon marché s’immisça dans les narines du nouvel agent. Quelques gouttes glissèrent dans sa bouche et fouettèrent ses sangs. Pieter toussa, manquant s’étouffer, mais son malaise se dissipa.

-Ouais, c’est un choc. Désolé gamin, t’aurais sans doute fini par le savoir. Mais ton père a jamais lâché. Il en a eu un des trois, blessé le deuxième. Il était honnête et droit. Courageux. Loyal. Accroche-toi à ça. 

Pieter opina, le souffle court. Il repensa aux contes de son enfance. Ceux des héros, aux morts glorieuses. Pas de poignard lâche dans le dos.

-On l’a choppé, l’assassin ? Demanda-t-il.

Le sergent Larsen hésita. Mais la lueur dans les yeux du jeune homme le décidèrent. Il devait savoir.

-Ouais. On l’a choppé. Et, garde-le pour toi… mais la justice l’a jamais su. La justice, c’était nous, ce jour-là.

Pieter tendit sa main au vétéran, et la serra tout aussi fort. Il se releva, s’appuyant sur l’épaule du vieux grognard. 

-Je me sens mieux, merci. Finissons cette tournée. Le quartier doit savoir qu’on est là. J’ai des gens à rendre fier. Et on a des justices à rendre, si possible avec la loi.

Le sergent Larsen, le mégot coincé entre les lèvres, sourit. Il cracha un jet de salive brunie par le tabac, s’essuya du revers de la manche et répondit :

-T’as bien raison gamin. Si possible avec l’aide de la loi. C’est ce que faisait ton père. Si possible… 



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