lundi 9 novembre 2020

Yulia (2)

 Pour une première journée mouvementée, ce fut une journée mouvementée !

Yulia Tarasova était désormais agente du guet des Pêcheurs. Elle allait patrouiller en uniforme, marcher pendant des heures dans cette ville crasseuse… et sans doute sentir le poisson tous les soirs. Le maudit soleil de Stralsund transformait la criée en bouillon de poisson pourri. Quelle horreur, cette chaleur.

Enfin, au moins aurait-elle une solde qui tomberait régulièrement et lui permettrait de payer son loyer. Dommage que le guet ne fournisse pas une caserne pour s’y installer sans frais.

Protéger et servir, disait-on. Elle avait eu besoin d’aide, un jour. A son tour de rendre la pareille. Éviter que des gamines ne fassent de mauvaises rencontres.

L’examen… elle ne s’attendait pas à cela, mais tout s’était bien passé. Et Olivia était là. Elle avait surpris ses regards toute la journée. Une attention qui l’avait rendue mal à l’aise, et l’avait en même temps flattée. La voir partir sur les quais avec une troupe en armes lui avait fait un choc. Pire, lorsque les vétérans étaient revenus le visage en sang, Yulia sentit ses jambes se dérober. Elle n’avait jamais réfléchi au danger de ce métier. Est-ce que c’était plus menaçant que de vivre seule sans le sou en ville, sans doute pas… Mais tout de même.

L’inquiétude la rongea tout le reste de la journée. Elle décida de finir la soirée dans la taverne “Les Battantes”, anxieuse de voir arriver Olivia. Et s’il lui était arrivé quelque chose ? Après tout, rejoindre le guet était son idée à elle.

La tenancière la connaissait bien et lui servit son alcool hoornien favori. Le parfum de chez elle la transporta comme d’habitude dans la nostalgie, sans parvenir cette fois à s’y plonger toute entière. Olivia traînait à l’orée de ses pensées. 

Elle se fit violence pour se recentrer sur Hoorn et son désir d’y retourner. Sur sa colère envers les marchands-pirates de Narval. 

Au fond de la taverne, des musiciens entamèrent une balade. Un homme donnait le rythme en frappant sur un tambour, pendant qu’une joueuse d’accordéon accompagnait un chanteur. Les chansons évoquaient la vie à bord, l’amour… Yulia se laissa bercer et rêvassa. Jusqu’à voir Olivia entrer dans la salle.

-Enfin ! Je pensais que tu étais morte ! s’exclama Yulia avec soulagement.

-Pas passé loin… j’ai cru qu’ils allaient s’entretuer… souffla Olivia.

-Il s’est passé quoi alors ?

Olivia fit signe à la tenancière et lui demanda un rhum corsé. “Pas un Jadien hein !”, ajouta-t-elle.

Elle prit son temps avant de répondre à son amie. Yulia avait le sentiment qu’elle jouait avec elle, qu’elle voulait la tenir en haleine… la tenir avec elle, sans aucun doute. Oui, ses intentions se lisaient dans son regard. Yulia n’était pas prête à ça. Oh non, pas prête du tout. Et elle ne savait même pas vraiment si elle le serait un jour.

-Des marins jadiens trop imbibés qui ont malmené les femmes du bordel La Sirène. Les gens aiment pas trop ça, dans le coin. Et ça a viré en baston générale… le capitaine m’a demandé de traduire, puis on a fouillé le bateau. Il avait l’air préoccupé par un truc. Il a fait toute une histoire d’un carnet bizarre. Faut que je le traduise. Bref, j’ai mon premier boulot !

-La chance… je sens que demain je vais crapahuter dans la ville à surveiller les poissonnières, répondit Yulia.

-Le métier qui rentre ! pouffa Olivia.

Elle était jolie quand elle riait, songea Yulia. Une réflexion qui l’embarrassa, aussi cacha-t-elle sa gêne dans son verre.

Les deux femmes sirotèrent leur verre, pendant que les artistes entamaient une chanson lente et agréable, qui parlait d’une bohémienne avec un foulard rouge à la cheville, d’amour… C’était beau.

Elles soupirèrent en même temps. Se regardèrent. Éclatèrent de rire, comme une manière d’évacuer le stress de la journée.

Au bout d’une heure à refaire toute la journée de recrutement, elles sortirent. Il y avait sans doute eu quelques verres de trop. Elles marchèrent en silence dans la nuit, à peine éclairée de quelques lanternes perchées sur des devantures. Olivia frissonna, pas habituée à la fraicheur nocturne. 

-Tu as froid ? demanda Yulia.

-Ouais. Toi jamais, tu as l’habitude j’imagine…

La Hoornienne sourit et enleva sa veste. Elle la déposa sur les épaules de son amie. Le temps s’arrêta un instant.

Et Olivia se colla contre elle et approcha ses lèvres. Tétanisée, Yulia ne réagit pas. 

Le baiser fut… étrange. Yulia se laissa faire, sans savoir pourquoi. L’alcool, peut-être ? L’inquiétude de la journée ? Elle se laissa faire, sans s’abandonner pour autant. Son cœur martelait sa poitrine et un torrent d’émotions la traversait. Elle eut l’impression que ce baiser dura mille ans, alors qu’il ne dura que quelques secondes.

Olivia se détacha, la regarda droit dans les yeux. Elle lut la surprise, et dit :

-Désolé… j’ai cru…

-Non ce n’est rien… enfin…

La gêne s’empara des deux femmes, qui s’écartèrent un instant. 

Olivia fit un pas, puis deux et s’apprêtait à partir à grandes enjambées.

-Attends ! 

Yulia la prit par la main et la serra dans ses bras. Elle prit ensuite son visage dans les mains, sécha les quelques larmes d’Olivia avec tendresse, et lui rendit son baiser.

-C’est la première fois que j’embrasse une fille, s’excusa-t-elle. 

-Chut… répondit Olivia.

Elle restèrent là, enlacées, au milieu d’une ruelle perdue du quai des Pêcheurs. D’autres femmes sortaient de la taverne et les montraient du doigt. Cela faisait bien longtemps que les habituées les voyaient se tourner autour, ces deux-là !

Les deux nouvelles agentes finirent par partir, main dans la main. Yulia tremblait. Ce n’était pas le froid, non… mais l’inquiétude. Elle ne se voyait pas aller plus loin. Ses expériences avec les hommes avaient été décevantes, la plupart du temps, et cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas partagé l’intimité d’une autre personne. Olivia la rassura, lui murmurant à l’oreille des mots doux. Mais Yulia flancha, et lui demanda du temps. Elles s’embrassèrent encore, comme une promesse, et Yulia monta dans sa soupente, seule. Son corps le regretta, un peu excité, mais il était hors de question d’aller plus loin pour l’instant.

La Hoornienne mit du temps à s’endormir. La soirée défilait en boucle dans ses esprit. Le parfum d’Olivia et le goût de ses lèvres… Pourquoi la vie était-elle si compliquée ? Et aurait-elle du accepter d’aller plus loin ?

Elle dormit cependant comme un loir. Le soleil la réveilla tôt. Son esprit embrumé peina à lui rappeler qu’elle avait désormais un travail et qu’on l’attendait tôt au guet des Pêcheurs, où on lui fournirait un uniforme et une arme. 

Yulia dévora un quignon de pain pas encore trop dur et se servit un verre de cidre léger. Elle piocha une pomme dans un seau, mais le visage d’Olivia se superposa à la pomme et elle se retint de la croquer un instant.

- Ça va vraiment pas toi, murmura-t-elle.

Elle se força à finir son petit déjeuner et partit pour le guet.

Yulia y retrouva les cinq autres nouveaux dont… Olivia. Elles hésitèrent à montrer qu’elles se connaissaient. Ignorantes de la réaction des autres, elles s’abstinrent.

Martha, la troisième femme des recrues, se rapprocha avec hésitation. Le trio commença à faire connaissance, pendant que les trois hommes, chacun dans leur coin, ruminaient. Lukas Hollander, un ancien mercenaire, s’était assis sur le bord de la fontaine et affûtait sa lame. Karl Reinhart, taciturne, regardait dans le vide, essayant d’échapper au bavard Georgios Kourgis, qui finit par abandonner. 

Enfin, le sergent Larsen arriva. Le petit homme aux cheveux gras leur fit signe d’entrer et les mena vers la salle commune.

-Vous êtes tous à l’heure, c’est bien. Important, ça, la ponctualité.

Yulia retint un sourire. Le sergent avait un bon quart d’heure de retard.

-M’enfin. Le ‘pitaine m’a d’mandé de vous accueillir, donc… bah bienvenue quoi. Merci d’avoir accepté de joindre notre équipe de dingues. Bref. Bon, là, c’est la bouilloire, pis là le placard où’s’qu’on range les biscuits et tout le tremblement. Bon. Chai pas si j’aurais du commencer par ça… bon, servez-vous quoi, on rajoute un truc chacun, quand on peut… c’est partage hein.

La Hoornienne peinait un peu à comprendre l’accent des bas-quartiers du sergent, qui semblait particulièrement mal à l’aise. Olivia pouffa, et Yulia la suivit…

-Ouais, marrez-vous, moquez-vous d’un vétéran, grommela Larsen, qui n’avait pas vraiment l’air vexé.

Leurs tasses fumantes à la main, elles le suivirent dans une visite guidée des lieux. Il leur présenta toute l’équipe. Tous semblaient déjà à pied d’œuvre. La caporale Kiara Chimienti se révéla une forte personnalité, qu’elles entendirent avant de la voir. Yulia n’avait jamais entendu autant de gros mots en si peu de temps. Elle sursauta en revanche lorsqu’elle repéra une dénommée Omikami Kazé, qui se taillait les ongles avec un poignard imposant, adossée à l’ombre d’un pilier. Celle-ci était silencieuse comme un chat.

Plusieurs hommes, la vingtaine, se présentèrent avec des sourires chaleureux. Yulia eut le sentiment de rencontrer un troupeau de paons qui cherchaient à impressionner, notamment un certain Mauro, qui baisa la main des trois nouvelles en leur lançant un regard langoureux. Pathétique. Elle se tourna vers Olivia et lut dans son regard l’ironie de la situation. S’il savait !

Le reste de la journée défila à toute vitesse. Essayages de leurs tenues, entrainement au terrain - course, maniement des armes, combat à mains nues. Après un déjeuner offert par le guet, elles furent assignées à un binôme d’expérience et patrouillèrent tout l’après-midi. Quelques conflits de voisinages, un vol ou deux, un cas de violences… Yulia observa son collègue, Adama - un natif de Delta qui apaisait les tensions avec des traits d’humour bien trouvés - et apprit. Les rues, les ruelles, les commerces importants, les relais dans le quartier… Il lui faudrait du temps pour tout retenir.

Ces heures de travail ne l’empêchèrent pas de penser à la soirée précédente. Ces baisers… l’alcool, vraiment ? Elle pourrait le prétexter, mettre fin à cela tout de suite. Ou prendre le risque. 

Lorsque leur service se termina, Yulia avait décidé. Alors qu’elles se changeaient, elle murmura un mot à l’oreille d’Olivia, dont le visage s’éclaira.

Elles filèrent ensemble aux Battantes, refirent leur journée, l’une contre l’autre. Lorsque la nuit les appela, elles partirent ensemble. Anxieuse mais curieuse, Yulia suivit Olivia chez elle, cette fois…

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