Le premier mois à l’Académie eut tout du calvaire pour Pauline Dubois.
Sa réussite lors de l’examen d’admission au département des sciences avait rapidement fait le tour du petit milieu universitaire. Les autres candidats ne supportaient pas d’avoir été relégués au rôle de faire-valoir. De quel droit cette femme venue de nulle part pouvait les humilier à ce point et se retrouver non seulement acceptée dans les murs, mais qui plus est directement en troisième année ?
Ses condisciples, tous des hommes, se répartissaient en deux camps. Le premier cherchait ouvertement à la séduire, en s’y prenant avec la subtilité d’un babouin des îles du sud. Ses admirateurs se montraient insupportables, mais peu nombreux, et surtout, la plupart cherchaient simplement à exister sur le plan social. Séduire la fille la plus méprisée et rejetée les aurait fait sortir de la masse anonyme, et l’aurait rabaissée, elle, au rôle qu’ils imaginaient pour les femmes : maîtresse, amante, et surtout soumise.
Le deuxième groupe se chargeait de lancer les rumeurs les plus infâmes à son propos. Fille cachée ou maîtresse d’un enseignant, tout y passait. Pauline grinçait des dents à chaque nouvelle absurdité inventée par des crétins qui ne méritaient pas leur place. Cependant, leur pouvoir de nuisance était réel. Lorsqu’elle parcourait le campus, elle remarquait bien les regards en coin, les changements de sujets, les coups de menton. La jeune femme, seule au monde, serrait ses livres contre son corps, accélérait le pas et s’efforçait de rester la plus anonyme possible.
Mais sa poisse légendaire la suivait et s’amusait à lui jouer des tours. Après sa mésaventure avec une bouse de bœuf dès le jour d’admission, sa malchance n’avait pas traîné. Dès son deuxième jour d’enseignement, la bandoulière de son sac s’était rompue, renversant ainsi l’intégralité de son contenu sur la terre battue. Un jour de pluie, bien sûr, et au moment où l’on trouvait le plus de monde pour la voir depuis les allées couvertes. L’hilarité générale qui avait suivi confirmait ce qu’elle pensait : personne ne lui ferait aucun cadeau.
Depuis, les incidents fâcheux se multipliaient. Sa paranoïa grandissait à mesure que les chaussures trouées, robes tâchées ou bouteilles d’encre renversées s’enchaînaient. Elle finissait presque par croire à la théorie du mauvais génie.
Le soir, dans sa chambrette d’étudiante, elle s’emmitouflait dans une couverture près du poêle et lisait le plus possible. S’immerger dans la lecture lui permettait d’oublier un instant les têtes vides qui l’entouraient. Peut-être les méandres de la connaissance finiraient par porter leurs fruits. Il lui fallait une découverte éclatante, qui lui gagnerait le respect de ses pairs.
Le mépris général autour d’elle la contraignait à anticiper sa journée. Elle ne pourrait compter sur aucune aide si elle venait à se perdre dans le dédale de couloirs, à la recherche d’une salle d’étude. La bibliothèque ? Une zone déconseillée pour le travail. Il lui fallait choisir son interlocuteur avec soin : certains employés la servaient de la même manière que n’importe quel étudiant, mais une poignée de vieux bibliothécaires à l’air pincé exigeaient des documents signés par ses professeurs pour l’autoriser à accéder à des ouvrages spécifiques - quand bien même ils les laissaient sans sourciller à ses homologues masculins.
Cette discrimination la mettait en rage. Dès la première semaine, elle avait dépeint le bibliothécaire en chef sous des traits peu amènes devant bien trop de monde après une remarque désobligeante.
-Mmf, je ne vous prêterai pas ce livre, mademoiselle, il est bien trop difficile pour une femme, avait-il dit.
-Donnez toujours, je peux essayer.
-Non.
-C’est pourtant le livre que m’a recommandé mon professeur. Je pense qu’il en sait plus sur mes capacités, non ?
-Je regrette mademoiselle, je refuse.
-Madame. Dites-moi, vous utilisez vos yeux pour lire, ou vos testicules ?
-Comment ! S’offusqua le vieil homme.
-Cela expliquerait pourquoi vous pensez que je ne sais pas lire… Sérieuse erreur de biologie de votre part !
-C’est inadmissible !
-Votre refus est inadmissible. Ma demande est légitime ! Rugit-elle.
-Je ne prête pas mes livres pour les aérer !
-Vous prêtez vos oreilles ?
-Pardon ?
-Je voudrais savoir si je pouvais aérer vos idées poussiéreuses. Mon professeur m’a demandé ce livre, il m’a signé ce papier confirmant sa demande, je vous demande donc juste de faire votre putain de boulot !
Ce culot ! Mais elle n’aurait pas du l’insulter, cependant. Elle était partie en furie avec son livre en mains, et, lorsqu’elle avait voulu claquer la porte, elle avait juste réussit à se coincer un doigt dans le battant. Sa sortie avait donc manqué un peu du spectaculaire qu’elle espérait.
Depuis, sa réputation d’hystérique circulait, et cela n’arrangeait pas son dossier.
Du coup, seuls deux ou trois assistants acceptaient de lui dénicher les ouvrages essentiels à ses études, et encore le faisaient-ils en catimini. Violette, la plus jeune employée, était à peu près la seule avec qui elle pouvait vivre un échange amical, mais sa spécialité était l’histoire, pas les sciences. Elle avait parfois du mal à comprendre ce que Pauline cherchait.
Une fois franchi l’étape de l’accueil, la bibliothèque aurait pu être un havre de paix. Pas de chance : elle abritait surtout une bande d’andouilles au visage ravagé par l’acné, qui ricanaient dès qu’ils voyaient un bout de mollet. Impossible d’avoir la paix. Lorsqu’elle était venue travailler les premiers jours, naïvement, elle avait été dérangée par ces puceaux imberbes, ou par le groupe des hyènes, ceux qui lui pourrissaient la vie à grand renfort de boulettes de papier lancée dans son dos, de taches d’encre, de bousculades, ou pire, de réservation longue durée des livres dont elle avait besoin. Dès la deuxième semaine, elle avait répliqué d’une gifle sonore à une main aux fesses, et c’était elle qui avait été mise dehors pour avoir fait du bruit !
Ses nerfs étaient mis à rude épreuve, dans cet environnement. Même si la jeune femme faisait profil bas, même si ses résultats parlaient pour elle, il lui fallait serrer les dents, retenir les noms d’oiseaux qu’elle avait en tête à chaque avanie. Ils finiraient bien par se lasser. Et le soir, elle libérait ses larmes, épuisée d’avoir affiché un visage imperturbable toute la journée.
Afin d’éviter les catastrophes, son repas se passait à l’extérieur du campus, dans des gargotes à deux sous proches du quartier du port. Parfois, elle se rendait aux Archives, où l’archiviste en chef, Bertrand Delestre, ne jugeait pas ses usagers tant qu’ils ne laissaient pas de traces de gras sur les ouvrages, et qu’ils tenaient le silence. Le cadre de de travail s’y révélait plus propice, bien qu’aucun ouvrage de sciences dures ne s’y trouve.
Enfin, il y avait les cours eux-mêmes. Stralsund s’enorgueillissait de proposer les recherches les plus avancées du monde connu en mathématiques, biologie, astronomie. Pauline excellait dans ces matières. Mais prétendre sauter deux niveaux et commencer directement en troisième année… Elle devait admettre qu’elle s’était montrée un peu présomptueuse. Plus le temps passait, plus elle se rendait compte de l’étendue de son ignorance. Les professeurs maîtrisaient leurs sujets du bout des ongles, et ils n’attendaient pas les étudiants en route. Si vous aviez compris, tant mieux. Sinon, tant pis pour vous. Leurs postures ridicules l’agaçaient prodigieusement : aucun de ces arrogants spécimens n’était là pour transmettre quoi que ce soit. L’humiliation par le langage obscur, renforcé par un jargon pseudo-scientifique uniquement destiné à embrouiller les pistes, la fit plus d’une fois rire jaune. Ils auraient appelé des carottes râpées des “émincés de délices du lapin” afin de passer pour des hommes au dessus de la mêlée. Un ego pathétique.
Ses professeurs, globalement, l’ignoraient. Ils savaient pertinemment qu’elle avait obtenu les meilleurs résultats depuis quinze ans au concours d’entrée, mais elle restait une femme, un handicap clairement indépassable pour leurs esprits étroits. Donc, elle avait cessé de lever la main afin de répondre aux questions, puisque pas un seul ne lui donnerait la parole, quand bien même aucun autre ne savait répondre. Mais elle fumait intérieurement de devoir s’écraser.
Un jour, elle s’imposa donc. Lorsque son professeur d’astronomie posa une question qui sembla dépasser les capacités limitées de ses condisciples, Pauline leva la main.
-Eh bien, personne ne sait répondre ? Dit l’enseignant, qui refusait de porter son regard sur elle.
-Je peux répondre, répondit-elle.
-Personne ? Diable, c’est pourtant facile…
-Je peux répondre, insista-t-elle, plus fort, la main levée à s’en déboîter l’épaule.
-Eh bien tant pis, cela sera l’objet de votre recherche de demain, poursuivit-il, affichant tout de même un peu de malaise.
-La recherche de quoi ? De votre cornet acoustique ? Un essai sur la surdité ? explosa Pauline.
Curieusement, cette fois-ci, il l’avait entendue et l’expulsa du cours. C’était fou cette audition sélective…
Leurs discours verbeux et ampoulés décodés, l’apprentie scientifique se rendit vite compte de leurs lacunes dans certains domaines. Tout demeurait très théorique, et personne n’expérimentait vraiment les choses. Elle se serait attendue à travailler la nuit pour ses cours d’astronomie, mais non : les enseignants régurgitaient des recherches vieilles de plusieurs décennies ou siècle, sans rien vérifier à l’aide de lunettes. En biologie ? Des théories fumeuses. Sa mère, qui en connaissait beaucoup sur les plantes, aurait pu corriger certains recueils sur les plantes des îles, vus pourtant comme incontournables, mais truffés d’âneries. En mathématiques, aucune application pratique n’était réellement envisagée.
Pauline rongeait son frein. Elle rédigeait des notes, des analyses, commentait et critiquait certains ouvrages. Elle pensait pouvoir les publier dans les revues savantes. Mais se vit offrir une fin de non recevoir, puisque personne ne la prenait au sérieux. Elle reçut des lettres de refus à ses premiers commentaires sur la flore de Coriandre, son île natale, répondant à un article qui, clairement, prouvait que l’auteur n’avait jamais mis les pieds là-bas. Un courrier anonyme, “la remerciant de son intérêt” déclina la publication.
-On va voir ce qu’on va voir !
Après trois ou quatre refus du même genre, elle recopia mot pour mot un article déjà publié : la réponse fut la même. Puis, elle envoya un article fantasque, truffé de jeux de mots et d’erreurs de calcul, mais sous le nom d’un homme. Celui-ci fut publié ! Pauline se rendit donc dans le bureau de la revue et passa ses nerfs sur ces prétentieuses andouilles qui ne lisaient même pas les articles qu’on leur envoyait.
Après trois mois à tourner comme une lionne en cage dans sa chambrette, à pester après ses condisciples, les bibliothécaires, les professeurs, la jeune femme se décida.
Elle rendit visite à Violette, la bibliothécaire qui lui témoignait de la sympathie.
-Bonjour Violette!
-Bonjour Pauline. Que puis-je pour vous, aujourd’hui ?
-Je voudrais savoir s’il existait des fraternités étudiantes réservées aux femmes. Des sororités, devrais-je dire.
La bibliothécaire leva un sourcil intrigué.
-Je ne crois pas… Nous ne sommes pas très nombreuses, sur ce campus.
-Justement, l’union fait la force, non ? Vous même, vous travaillez dans cette bibliothèque afin de financer vos études d’histoire, je me trompe ?
-Euh, oui, mais je ne vois pas le rapport…
-Eh bien, est-ce le cas d’un seul de vos condisciples doté d’une paire de gonades ?
Violette rougit. Le langage très cru de Pauline la mettait toujours mal à l’aise.
-Non…
-Et vos articles de recherche sont-ils publiés ?
-Non…
-C’est bien ce que je dis. Comment peut-on créer une revue ?
-Je peux me renseigner, répondit Violette.
-Merci. Je sens qu’il y a une révolution à faire dans ce campus poussiéreux.
Ragaillardie par cette discussion, Pauline quitta la bibliothèque avec un grand sourire. Une idée germait, grandissait, se rapprochait d’un plan. Bien décidée à secouer le cocotier, elle décida de sécher sa journée de cours barbants et se rendit dans les autres départements de l’Université.
Elle aborda quelques étudiantes du département d’histoire, puis de droit, et enfin de lettres. Elles n’étaient pas bien nombreuses, mais, lorsque Pauline partagea son expérience, et s’intéressa aux leurs, elle reçut un accueil bien plus réceptif qu’elle ne pensait. Une fois la méfiance dépassée, une fois la crainte d’être assimilée à une folle hystérique, plusieurs jeunes femmes semblèrent intéressées.
Le soir même, une douzaine d’entre elles répondit à son invitation. Elles se réunirent dans une taverne située à quelques rues de l’université. Pauline l’avait sélectionnée avec soin : il fallait trouver un lieu éloigné des lieux de rencontre habituels des étudiants, mais pas trop loin pour autant. Et surtout, il fallait que la tenancière soit une femme et qu’elle puisse offrir une petite pièce séparée de la grande salle.
Le “Chez Louise” lui sembla parfait. Derrière la salle principale où quelques tables accueillaient une clientèle de clercs de notaires et greffiers dans une ambiance familiale, une arrière-salle, avec une table ronde, permettait d’accueillir des réunions. L’ensemble avait tout du lieu chaleureux et agréable, avec ses boiseries, ses fenêtres de verre coloré, son lustre à bougies et quelques toiles originales représentant des scènes marines ou de vie portuaire. Un tableau étrange, avec de grandes tours blanches en bord de mer, l’intrigua.
La dizaine d’étudiantes, dont Violette, la bibliothécaire, s’installa avec une certaine gêne autour de Pauline, qui se présenta.
-Mesdames, merci à toutes d’être venues. Je suis Pauline Dubois, la seule et unique étudiante du département des sciences. Depuis trois mois, je subis remarques sexistes et désobligeantes. On m’a mis la main aux fesses. On m’a ri au nez. On ne m’écoute pas, on m’évite, et, lorsque je donne une bonne réponse, on m’ignore prodigieusement. Je corrige des articles truffés d’erreurs, sans que personne n’en tienne compte. On m’a même accepté un article volontairement erroné, mais publié sous le nom d’un homme : personne ne relit rien. Je sais que certaines d’entre vous vivent la même chose. Je vous propose donc de travailler ensemble.
-Mais comment ? demanda Violette.
-Nous allons créer notre propre revue scientifique.
Les femmes se regardèrent, incrédules.
-Mais avec quels moyens ? s’étonna une juriste, une brune au visage en lame de couteau.
-L’une d’entre vous sait-elle comment les revues sont financées ?
-Ce sont les départements de l’université qui les financent, avec l’aide de la ville et des dons de quelques riches mécènes, souligna sa voisine, elle aussi juriste.
-Exact. Pour en bénéficier, il nous faut donc créer notre association étudiante, comme nos andouilles de mâles soi-disant dominants, mais tout perturbés par la vision d’une robe. Faire valider la création de la revue comme faisant partie de notre association, au même titre que les fraternités.
-Ils ne voudront jamais…
-Pas si nous mettons la Gazette dans le coup.
-Mais… que vient faire le journal local ?
-Dorotéa Taormina. Teresa Kouros. Leurs journalistes les plus marquantes sont toutes des femmes. Avez-vous entendu les dernières annonces d’Inessa Markov, qui va créer une colonie à la pointe de Karlsson ? Ou encore le recrutement des agents du guet des Pêcheurs, largement mixte ? L’université est le dernier bastion qui élimine les femmes sur la base de leur genre. Il est temps que nous apportions un autre regard sur nos spécialités. Les livres de biologie traitent les problèmes féminins par dessus la jambe. Les récits d’histoire ? Les grandes batailles, les grands hommes, mais rien sur les femmes. Le droit ? Outil de domination, là encore, qui fait de nous des êtres juridiquement inférieurs. Et vous, femmes de lettres, n’avez-vous pas lu des textes magnifiques écrites par des femmes, mais rejetés en dernière page ?
Son auditoire soupesait l’idée. Il n’y avait que des vérités, dans ce discours. Les conversations démarrèrent, à deux ou trois, et les petits groupes se racontèrent leurs anecdotes, leurs doutes et leurs drames. Certaines avaient vécu des attouchements déplacés, du chantage. L’une fondit en larmes en racontant un viol commis par un étudiant.
Ce fut la goutte d’eau. Révoltées par l’indifférence de l’université après cet acte infâme, les douze filles, la colère bouillonnante au coeur, mirent en place leur plan de bataille.
Pauline Dubois, émue et épuisée, les laissa prendre en main son idée, l’étudier, la renforcer. Elle avait mis en route une force qui renverseraient ces andouilles de mâles arrogants. Elle n’était plus seule.
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