samedi 21 novembre 2020

Amani (1)

 De quel droit Bertrand avait-il amené cette petite dinde à l’Optimiste curieux ?

Amani Chandragupta enrageait. Leurs recherches étaient de la première importance. Une novice ! Qui plus est du Guet ! Avait-il perdu tout sens commun ?

Il réfléchissait encore par ses boules, pas par sa tête. Et elle était bien trop jeune pour lui, fulmina-t-elle.

Amani allongeait le pas. Sa grande taille diffusait de longues ombres sur le pavé, dans cette nuit éclairée par quelques lampes diffuses dans le quartier de l’Académie. Ses bracelets précieux s’entrechoquaient dans un léger tintement, qui finit par l’agacer.

Cette gamine !

Une petite blonde, qui vient la bouche en coeur traiter leurs recherches sur la Cité blanche de contes pour enfants ? Qu’elle aille au diable ! Et Bertrand avec.

Arrivée devant son immeuble, elle prit un instant afin de fouiller dans son sac. Elle en tira une grosse clé, l’introduisit dans la serrure et poussa la porte. Elle claqua le battant avec colère, et entendit un chien aboyer. “Oh, la ferme !”hurla-t-elle.

Elle grimpa son escalier sans aucune discrétion et parvint à son étage. Enfin enfermée chez elle, la longiligne brune à la peau matte jeta son sac et son manteau sur un fauteuil. Ses chaussures tombèrent elles aussi, dans un bruit tonitruant. Le voisin du dessous cria un mot indéfinissable et Amani répondit d’un nom d’oiseau entendu sur les quais. Qu’ils aillent tous au diable, tous !

Elle se servit un verre de rouge, puis un deuxième, sans s’apaiser.

Bertrand les avait tous trahis. 

Ils s’étaient rencontrés plusieurs années auparavant lors de recherches communes aux archives de Kimberley. Il compulsait de vieux textes sur des voyages d’exploration ou des récits de marchands. Elle étudiait les contes et légendes de l’ancien temps. Leurs recherches s’étaient mêlées de manière inattendue, lorsqu’ils eurent besoin du même curieux petit opuscule. On l’eut dit écrit par un homme victime d’hallucinations. Ce marchand évoquait une ville de l’autre côté de l’océan, loin à l’Est, au-delà des mondes connus, une cité aux tours blanches. Après un récit de voyage abscons, le texte, parfois truffé d’ésotérisme, tombait dans l’imaginaire le plus complet, avec l’évocation d’engins volants. Fascinant pour l’aspect mythologique.

Elle en gardait un souvenir tendre, car c’était autour de ce texte que Bertrand et elle avaient pu mûrir leur attrait pour cette Cité blanche. Un intérêt qui leur avait offert de longs moments d’amitié et de partage. Jusqu’à ce qu’ils franchissent la fine lisière entre amitié et amour.

Ils avaient vécu ensemble quelques temps à Kimberley. Elle pensait qu’elle avait trouvé l’homme de sa vie. Gentil, prévenant, cultivé, passionné… Mais le destin les avait un temps séparés. Il avait reçu l’opportunité de rejoindre les archives de Stralsund, à un poste important. Il était parti, des promesses plein la bouche. De son côté, elle avait reçu l’opportunité de voyager de port en port, compilant les légendes. A Sirân, surtout, elle avait rencontré un vieux marin à moitié alcoolique, qui parlait pendant des heures de la Cité blanche. L’ivrogne semblait en avoir après les Olsen, la grande famille qui dirigeait Stralsund. Dissimuleraient-ils des informations ?

Amani avait fait le long voyage vers le nord, des jours de mer, afin de rejoindre la capitale. Elle pensait y retrouver Bertrand, reprendre leur vie commune.

Mais elle avait déchanté.

Pour lui, il ne s’était s’agit que d’une passade d’étudiant. 

Son monde à elle s’était écroulé. Il n’en restait que des ruines. La rage avait failli la consumer, mais elle s’était contenue. Seule comptait la Cité blanche. Ses trouvailles l’avaient passionné et elle avait retrouvé cette symbiose d’esprit, lorsqu’ils avaient épluché, encore et encore les archives et les textes anciens.

Au fur et à mesure des discussions, quelques autres participants avaient rejoint l’aventure. Mais ce projet, c’était Bertrand et Amani, leur projet, leur… bébé. 

Rien que ce mot… 

La mettait dans un état atroce. Il refusait d’en avoir un avec elle. La certitude d’y voir la raison de leur rupture la hantait. Et maintenant, il avait trouvé une gamine, lui faisait les yeux doux… 

De colère, Amani balança son verre de vin, qui éclata contre le mur, y laissant une trace écarlate et des bouts de verre. Elle fondit en larmes, perdant pied. A genoux sur le sol, le visage ravagé par les larmes, un bouillonnement d’émotions la submergeait. Des souvenirs de leur vie à deux, des rires et des joies. Et la haine, vibrante, un torrent de lave qui l’emportait. La part de chercheuse en elle identifiait très bien cette émotion : la jalousie. Mais le reste de son cerveau la réduisait au silence.

Après une nuit agitée, Amani se leva tard. Les yeux cernés, épuisée et engourdie par des réveils multiples et des moments d’insomnie, la chercheuse sentit la gueule de bois venir lui marteler la tête. L’envie de l’effacer avec une autre bouteille la tenaillait. Tout pour effacer la vision de cette archiviste du guet, son petit visage de poupée et ses cheveux blonds lumineux… et Bertrand, son regard niais… Elle serra les poings. 

Comme d’habitude après une crise de colère, elle concentra son attention sur le mur. Une vaste étagère s’y trouvait, croulant sous les ouvrages au reliures de cuir, les registres, les cartes. Des objets, aussi, étranges artefacts dénichés au cours de ses voyages. Dans tout ce fatras, il y aurait une preuve de l’existence de la Cité blanche. Elle en était convaincue.

Elle travailla toute la matinée, lisant et relisant certains textes, y cherchant des correspondances, des points communs.

Les textes manquaient bien trop souvent de clarté. Les mentions de créatures légendaires abondaient : sirènes, krakens, monstres marins, le fameux dauphin argenté de la Dame… les quelques dessins que l’on trouvaient sur les cartes montraient surtout que les auteurs de ces âneries n’avaient jamais pris la mer. Prenez le dauphin, par exemple. Ils avaient accompagné l’un des voyages d’Amani, et elle se les représentait parfaitement. Sur les livres en revanche, on aurait dit des sortes de phoques avec de grosses moustaches et des écailles. Rien qui ne ressemblasse à la finesse des traits et aux courbes douces des animaux.

Par conséquent, ces textes devaient être abordés avec un certain recul. La difficulté de ces études était là. Les rares récits se révélaient confus : pour certains, la Cité blanche était à l’Est. Mais on en trouvait aussi quelques uns l’évoquant à l’Ouest, ou loin au sud… Par où monter une expédition ?

Elle aurait aimé disposer du financement pour affréter un navire et tenter un voyage d’exploration. Ils en avaient tant parlé avec Bertrand… encore lui. Amani ferma les yeux un instant, les émotions à fleur de peau. Pourrait-elle le reconquérir ? Discréditer cette potiche dont il s’était entiché ?

Dans sa famille, du côté de Jade, les traditions familiales évoquaient ces femmes qui sacrifiaient tout à la déesse de l’Air. Corps et esprit. Elles pratiquaient des formes de magie, des sacrifices, appelaient la bonne fortune à l’aide d’incantation. Elle y avait cru, plus jeune. Peut-être faudrait-il y croire à nouveau.

Elle ricana de sa propre bêtise. Ses nombreux voyages l’avaient confronté à bien trop de cultures et de mythes pour y croire, maintenant. Dans sa jeunesse, peut-être… mais elle était femme maintenant. Trop vieille pour Bertrand apparemment. 

Non, elle n’arriverait pas à travailler, aujourd’hui. La soirée de la veille la rongeait bien trop.

La chercheuse reprit son long manteau, se coiffa sommairement et sortit. Le chemin des quais, toujours aussi embouteillé, s’imposa naturellement. Les cris des mouettes, les appels des camelots, les voix des marins, les odeurs de sel, d’iode, d’algues et de déjections animales l’enveloppèrent. Le parfum des épices, aussi, lui rappelaient ses nombreux voyages.

Amani se planta au bord du quai et contempla les mâts des navires, qui ondulaient au rythme du vent. Les coques grinçaient sous le léger roulis d’une rade protégée par une longue jetée, au bout de laquelle un phare gigantesque signalait l’entrée du port.

Elle prit une longue inspiration, afin de chasser de son esprit le choc de la soirée de la veille. Bertrand et elle, c’était du passé non ? Une vieille histoire de jeunesse. Quinze ans plus tard, cela n’avait plus de sens… si ? 

La jeunette, cette… Barbara ne savait sans doute rien. Elle était tombée dans les mêmes pièges qu’elle. Bertrand en avait sans doute conquis plus d’une, depuis leur séparation. Sans doute. Même si c’était la première fois qu’il en ramenait une dans leur petit cercle d’amateurs de la Cité blanche.

Combien de temps resta-t-elle les yeux vers le large ? Elle n’aurait su le dire. Autour d’elle, la vie du commerce continuait. Le soleil déclinait déjà, et un petit vent frais la fit frissonner. Amani serra les pans de son manteau et sortit de sa torpeur. Deux chemins s’ouvraient à elle : l’acceptation ou la vengeance. L’abandon d’une histoire vieille de quinze ans, qu’elle agrippait comme une couverture confortable, ou la haine, et la destruction. 

La décision ne lui venait toujours pas, et son estomac se rappela à son bon souvenir. Elle prit la direction d’une taverne du port, fréquentée par de vieux marins taciturnes. Elle y allait souvent, y prenait note des chants de marins, toujours à la recherche d’évocations de la Cité blanche.

Cette fois encore, la salle, sombre et mal éclairée, attirait foule. Les odeurs de sueur et de bière bon marché agressèrent ses narines un temps, puis elle s’y habitua. La chercheuse fit signe au tenancier, qui la reconnut et la dirigea vers une table. Au passage, il lui murmura : “ce vieux là, il va te plaire”. Intriguée, elle le suivit et s’installa.

Il s’agissait d’un vieux marin à la barbe blanche très fournie. La peau ravagée par une méchante cicatrice sur la joue droite, un oeil crevé… Oui, il en avait vécu de belles, celui-ci. Il s’attelait à mastiquer avec lenteur des tranches d’une miche de pain frais, qu’il émiettait dans une écuelle d’une soupe épaisse dans laquelle flottaient des haricots blancs.

-Bonsoir, l’ami.

Le vieux leva son oeil vers elle, impassible. Il hocha la tête en guise de salut, puis se concentra sur son pain.

-Je m’appelle Amani. Je fais des recherches sur les contes et légendes. Et surtout, sur la Cité blanche.

L’homme arrêta son geste et releva la tête. Il la scruta de son oeil unique, l’autre, vitreux, semblant la transpercer. Un sentiment de malaise s’empara d’elle. Que lisait-il en elle ?

-Vous en savez quoi, vous, de la Cité blanche, avec vos fines mains et votre gueule bien propre ?

-J’ai beaucoup voyagé, vous savez. Sirân. Kimberley, Jade, et même Narval et Hoorn. J’ai discuté avec des centaines de vieux marins comme vous. Si vous pensez m’impressionner, j’en ai vu d’autres. Soit vous avez quelque chose à dire, soit je m’en vais.

-Ha ! Allez-vous en si vous voulez. C’est vous qui avez besoin de moi, pas l’inverse.

Amani sourit, tira sa besace vers elle et y chercha sa bourse. Elle en tira une pièce d’or, qu’elle posa sur le bord de la table.

-Et maintenant ?

L’homme se mordit la lèvre, l’oeil fixé sur la pièce. Elle savait parfaitement ce à quoi il pensait : oserait-il en négocier une deuxième ?

-C’est dangereux, la Cité blanche. Ils aiment pas qu’on en parle, les Olsen…

Du genre à négocier donc. Amani soupira, mais la réponse l’intéressa. Elle collait aux divagations du vieux fou de Sirân, mais ce vieux-là semblait plus lucide.

-Un dénommé Ignacio Malavita m’a dit la même chose, à Sirân.

-Vous avez vu Ignacio ?

-Vous le connaissez ? demanda Amani.

Il hésita, et donna un coup de menton vers la pièce. Agacée, Amani en sortit une deuxième. 

-Alors ?

-Ouais, j’le connais. On était à bord du même navire, quand on l’a vue. La Cité blanche. Ça l’a rendu fou, lui. Moi, j’ai failli y passer ce jour-là. Pris un palan en pleine tête. Perdu mon oeil, et eu la jolie décoration, là… Mais je l’ai vue, ça oui, je l’ai vue la Cité blanche. Au loin, à travers l’orage. De tours immenses. On a pas pu s’approcher. Un sale coup de tempête comme j’en ai jamais vu. Ça nous a repoussé, on a failli verser. J’suis sûr que plus d’un navire a coulé, par là.

-A l’Est ?

-Ouais, soleil levant, loin de Ritinu, loin de la côte du sud aussi. On s’est retrouvé là bas par un orage de colère des dieux, on en est revenus par le souffle de la Dame, pour sûr. La Dame nous a sauvés… 

Le vieux rumina ses pensées, le regard sur ses haricots qui surnageaient dans son bol. Amani laissa passer un temps, puis questionna à nouveau.

-Comme faire pour y aller, là-bas ? 

Le vieux hésita. 

-Vous pouvez pas, c’est dangereux. On se retrouve encalminés, sans vent pendant des semaines. D’un coup, vous prenez un orage, des creux de trente mètres, vous manquez d’être engloutis. Et vents contraires, qui vous rejettent. On veut pas de nous, là bas, c’est sûr.

-Et les Olsen, que viennent-ils faire là-dedans ?

L’homme blêmit. Il trembla comme une feuille. “J’peux pas dire”, souffla-t-il.

Amani tira une troisième pièce de sa bourse, et l’empila sur les deux autres.

Le conflit intérieur qui rongeait le vétéran se lisait sur son visage buriné. Finalement, il répondit, des phrases saccadées par un début de crise de panique.

-Ils savent comment y aller, eux… Notre capitaine, c’était un Olsen. Il nous a fait jurer de garder le silence. Y’a qu’eux qui ont les moyens d’aller là bas. J’en suis sûr. Le capitaine a tout noté dans son journal, les latitudes, tout. Nous, avec Ignacio, on était des grouillots, on tirait les voiles, c’est tout… 

-Combien ont survécu au voyage ?

-On était douze. Mais c’était il y a si longtemps… 

-Vous vous souvenez des noms ?

Le vieux opina. Amani sortit son carnet et sa pointe de mine. Elle nota les noms, jubilant intérieurement du bond dans leurs recherches sur la Cité blanche. Les Olsen savaient… est-ce de là qu’ils tiraient leur richesse ?

Bertrand serait fière d’elle. Tant pis pour la vengeance : Amani avait trouvé une autre raison d’exister.


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