dimanche 15 novembre 2020

Giovanni (2)

 Giovanni Di Solari vivait un cauchemar. De Jong et ses hommes de main avaient pris leurs aises dans son ambassade de Kimberley. Une aile de la propriété servait désormais de prison pour les domestiques. Les truands ne comptaient pas les laisser partir, au risque de les voir vendre la mèche. Ils étaient vivants… pour l’instant. Quelques mercenaires jouaient le jeu de la domesticité afin d’accueillir les livraisons habituelles, expliquant aux visiteurs qu’un renouvellement de personnel avait été décidé.

De Jong s’était emparé des plus belles pièces de la maisonnée et contraignait Di Solari à servir de larbin. Le gros marchand suait sang et eau, la rage au ventre. L’autre lui demandait de le servir, comme s’il était un domestique ! Lui servir ses meilleurs vins, vider son garde-manger, lui couper sa viande, par les dieux ! Mais pour l’heure, il ne trouvait aucune échappatoire.

L’ancien capitaine du quai des Marchands, évadé en cavale, envoyait ses hommes de main aux quatre coins de la ville. Il semblait qu’un gros coup se préparait. Di Solari y aurait un rôle, bien entendu. 

-T’inquiète pas, mon gros. Tu auras ta part, expliquait le chef du réseau Opale, confiant.

De Jong avait besoin de lui, sans qu’il sache pourquoi. Di Solari résumait dans son esprit ses atouts : sa fortune, ses connexions arrivaient en tête de liste. Clairement, il lui faudrait financer quelque chose d’important. Ou jouer de son influence…

-Si je ne me présente pas à mes rendez-vous habituels, quelqu’un finira par se douter de quelque chose, tenta-t-il.

-Ne t’inquiète pas de cela, mon ami. Tu es officiellement “indisposé”.

Et De Jong éclata de rire. Il leva un verre de cristal fin, rempli d’un vin rouge hors de prix et le salua. Le regard de cet homme… Il avait clairement basculé dans la folie. Le marchand de Kimberley sentit comme un bloc de glace couler le long de sa colonne vertébrale. 

Il n’arrêtait pas de se poser des questions. Comment De Jong avait-il pu infiltrer la Citadelle ? Le quartier était bouclé sur trois accès : les deux ponts, sur la Stral et le Sund, aux parties sud ; et la grande porte du Nord, gardée par la caserne. Le réseau criminel disposait donc de complicités dans ces postes de gardes. Jusqu’à quel point cet homme était-il protégé ?

Bien sûr, Di Solari n’était pas un saint. Il avait commis son lot d’horreurs : manipulations, chantage, contrebande, escroqueries et même commandité un ou deux meurtres. Mais la grande différence, c’est qu’il avait alors le contrôle. Il maîtrisait le plan, les objectifs, et les bénéfices retombaient uniquement dans ses coffres. Il n’aimait pas l’idée de devenir un pantin, à qui l’on ferait porter le chapeau si les affaires tournaient mal. Il ne faisait aucune confiance à cet homme. Jamais il n’aurait pu imaginer que le capitaine du guet des Marchands faisait partie d’une telle organisation. Lorsqu’il l’avait rencontré, l’homme n’avait demandé que quelque pots-de-vins pour fermer les yeux sur certaines marchandises, et éviter les taxes. Après les pièces d’or, il avait fallu offrir quelques petites faveurs… Aider un “ami” à obtenir un marché… Livrer une marchandise à tel endroit, ou transporter un “ami”… De plus en plus exigeant, De Jong lui avait mis le doigt dans un engrenage insidieux. Et lui, ambassadeur de Kimberley, n’avait rien vu venir. Enfermé chez lui avec ces fous, il lui faudrait jouer finement et se ménager une porte de sortie. 

-Bien, assez profité des largesses de notre hôte. Au travail !

De Jong claqua des mains et deux truands encadrèrent Di Solari. Les mains sur ses épaules, ils le dirigèrent vers son  bureau et l’installèrent sans ménagement.

-Tu vas nous signer quelques papiers.

-Et si je refuse ?

De Jong eut un sourire horrible, qui hanterait le marchand pour le restant de ses jours. Il fit un signe et un autre larbin conduisit une jeune soubrette terrorisée. Le couteau sous la gorge, elle fondit en larmes. Un filet d’urine coula le long de ses jambes tremblantes.

-Allons, ma mignonne… Il ne faut pas s’en faire comme cela… chuchota De Jong à son oreille.

Il lui caressa la joue, et, avec son poignard, coupa une mèche de cheveux. Il fallut soutenir la gamine, qui s’évanouit.

-Zut, je l’ai cassée, ricana l’ancien capitaine.

Blême, Di Solari hésita. Cette domestique n’était rien pour lui. Il ne savait même pas comme elle s’appelait. Pour lui, ses serviteurs étaient… des meubles ? Utiles, sans doute. Ils traînaient dans sa maison et il s’en servait quand il en avait besoin. Ce qu’ils faisaient hors de sa vue ma foi…

Mais avec cette soubrette au sol, et De Jong qui commençait à découper ses vêtements, laissant quelques traces de sang sur la peau coupée, le marchand de Kimberley flancha. 

-Vous savez, mon cher Giovanni… Nous autres, de Jade, nous avons nos petits rituels. Afin d’appeler la bonne fortune. Certains de mes amis adorent la déesse de l’Air. Voyez vous, ils estiment que sans air, pas de vie. C’est juste, non ? Donc, afin de plaire à leur déesse, il suffit de lui offrir le dernier soupir. Des étrangleurs, ils savent se montrer très efficaces. Vous avez lu la Gazette, non ? Ce maudit capitaine Henrik en a arrêté un, il y a quelques temps.

La main de l’évadé eut un mouvement presque imperceptible à l’énoncé du nom. Un geste de colère qui n’échappa pas à Di Solari. Y-avait-il une faiblesse de ce côté-là ?

-Mon autre ami, lui, ce sont plutôt les pierres, qu’il aime. Les opales, surtout. Elles le fascinent. Il a fait fortune dans les mines, et souhaitait financer une révolution avec des gemmes. Cela n’a pas fonctionné, bien sûr. Kalandra… encore Henrik.

Encore une fois, ce geste de colère. La malheureuse domestique aurait une cicatrice de plus. Di Solari, tétanisé dans son fauteuil, ne bougea pas.

-Et moi… j’aime les secrets. Et le corps en contient tant… J’ai été initié aux arts mystiques par des confréries anciennes, sur Jade et ailleurs. Saviez-vous que chaque épice à sa signification ? Pour vraiment faire des offrandes efficaces au dieu, rien de tel que la mort. C’est le cadeau suprême, vous ne pensez pas ? La vie, si précieuse, fragile, instable… sacrifiée à une cause plus noble. Mais pas n’importe comment, attention. Tuer, n’importe qui peut le faire. Mais envoyer le bon message aux dieux… Il faut prendre son temps. Tout son temps. Faire durer la souffrance, la transcender…

-Je vais signer vos papiers, laissez cette gamine tranquille, s’entendit parler Di Solari.

-Moui, peut-être… 

Le sourire carnassier de De Jong fit transpirer le marchand. Ce fou hésitait ! 

-Vous avez raison. Ce n’est pas la femme… 

Cette dernière phrase, à peine murmurée, intrigua le marchand de Kimberley. Il chercha à se donner une contenance en taillant sa plume et en préparant son encrier. De quelle femme parlait-il ?

-J’ai besoin de vos coffres, j’ai besoin de vos relations, mais cela, vous vous en doutiez, non ?

De Jong ignora la domestique évanouie, qu’un de ses complices évacua de la salle en la traînant au sol par les bras. Un filet de sang macula le sol de marbre blanc et noir. Di Solari ne put s’empêcher de contempler les dégâts avec un sentiment d’effroi. Jusqu’où ce monstre pouvait-il aller ?

Il passa donc une heure à signer des documents : autorisation d’accès à son coffre, recommandations auprès d’un confrère, mais aussi des consignes à certains de ses employés. Déplacement de marchandises d’un entrepôt à l’autre, achat ou vente de produits divers… Malgré son expérience de grand marchand et ses combines tout au long de sa carrière, il ne parvenait pas à discerner une quelconque logique. D’un côté, un teinturier du quartier de l’académie devait expédier des ballots de tissu à travers la ville. De l’autre, des mouvements quartier de l’Arsenal. Des commandes qui devaient partir vers des cités de l’Est. Des navires, mobilisés par dizaines. 

Lorsque le marchand de Kimberley chercha à protester, De Jong se cura les ongles avec son poignard, et son regard carnassier, sans aucune pitié, se tourna vers les traces de sang au sol. 

-Je peux rappeler la petite si vous voulez. Et d’autres. Autant qu’il faudra. Après tout, je peux aussi imiter votre signature. Il ne me suffit que de votre sceau… et je le vois là, à votre main droite…

Di Solari tourna la tête vers la bague à son doigt, et, affolé, déglutit. Il signa le reste du tas de feuilles sans même lire.

-Parfait ! Vous voici membre de notre petite équipe. De quoi s’enrichir ! Vous trouverez de jolies compensations, j’en suis sûr. Pour la grandeur de Kimberley bien sûr, se moqua De Jong, sarcastique.

Il s’empara des missives, vérifia rapidement que toutes étaient correctement signées et que le cachet de cire les certifiait.

-Et nos excuses pour les dégâts, dit le malfrat, qui se fendit d’une petite révérence.

Il sortit en coup de vent, suivi de ses sicaires.

Di Solari se renversa sur son fauteuil. Il leva sa main, dont le tremblement ne cessait pas. Qu’avait-il fait ? Quelle sombre machination avait-il contribué à lancer ?

Pendant ce temps, l’ancien capitaine du guet des Marchands rassemblait ses hommes dans l’entrée. 

-Messieurs, la partie débute. Vous n’êtes pas sans savoir que nous jouons gros. Notre petit triumvirat du réseau Opale a été chargé de mettre la ville à feu et à sang. Créer des troubles partout. Nous devons déstabiliser tellement cette ville que le Consul en perdra sa charge et que la ville sera sans défense. Le projet de ce foutu Olsen de doubler les remparts doit être stoppé. Notre employeur, le seigneur des steppes Boskan, veut s’approprier le secret de ces maudits canons. Il veut cette ville, coûte que coûte. 

-On fait quoi du gros, là-haut ? Demanda un des mercenaires.

-Un inutile, désormais. Mais attendons deux jours, le temps d’avoir fini nos petites affaires, au cas où nous aurions besoin de lui. Jouez le jeu deux jours. Puis massacrez-les tous et brûlez tout. Enfin, pillez, avant, bien entendu… 

Le rire fou de De Jong gagna ses acolytes. L’ancien capitaine s’enroula dans son manteau noir et sortit de l’ambassade de Kimberley. Derrière lui, ses hommes de main commençaient à décrocher les tableaux et à déposer prudemment des vases précieux dans des caisses. Plusieurs carrioles attendaient dans le parc de l’ambassade. A l’entrée de la propriété, les grandes grilles s’ouvrirent devant une calèche dont les fenêtres étaient masquées de rideaux noirs. De Jong, en fuite, mettait son plan en branle. 

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