Pour Martha, cette journée de recrutement fut une révélation. Lorsqu’elle était arrivée devant le poste de guet, une quarantaine de personnes patientaient. Des jeunes, des anciens, des hommes et des femmes. Certains se connaissaient et discutaient, d’autres observaient de loin. Face à certains hommes aux carrures imposantes, elle s’était sentie comme une petite souris au milieu des fauves. Sa rapière au côté lui sembla incongrue. Qu’est-ce qu’elle faisait là ?
Nerveuse, elle esquissa un pas en arrière et faillit faire demi-tour. Mais la voix de son ancien maître d’armes à Kimberley résonna dans sa tête : “A l’épée, au sabre, à la rapière, au fleuret, c’est pareil. On fait face.”
Faire face… Elle suivit donc la foule dans le poste du guet, et s’installa à une table, comme une écolière. Elle plancha sur des questions surprenantes et inattendues et fit de son mieux. Elle estima s’en être bien sortie. Son expérience à la boutique de ses parents l’avait familiarisée avec de nombreuses notions, et, depuis quatre ans qu’elle sillonnait le quartier des Pêcheurs de petit boulot en petit boulot, elle avait appris l’essentiel des lois et coutumes importantes. La traduction en jadien, en revanche… quelle drôle d’idée.
Après cela, les agents les avaient orientés vers un terrain d’entrainement. Martha y découvrit un parcours d’obstacles, une piste de course, un pas de tir à l’arc et des râteliers d’armes. On l’invita à déposer sa rapière. Le sergent instructeur, privé de l’usage d’un bras, s’installa à une table avec un sablier gradué. “Vous allez partir pour trois tours de piste chacun. Quatre par quatre, et pas de coups bas !, annonça-t-il.
Il appela les premiers noms, et Martha assista aux différentes courses. Pendant ce temps, elle échauffa ses muscles avec quelques étirements, comme l’avait recommandé son maître d’armes.
Elle s’en sortit bien sur ces tours de piste. Elle termina en tête de sa série, bien aidée par le profil de ses compagnons : deux gros gabarits bedonnants, et une femme plus âgée qui paraissait s’essouffler facilement. Il n’y avait pas de quoi se vanter… Sur une autre série, une femme originaire des pays nordiques filait comme le vent et laissa sur place un mercenaire pourtant très rapide. Cela l’impressionna. On leur fit tirer quelques flèches par la suite. Pour le coup, c’était une arme qu’elle ne maîtrisait guère et fut à peine passable.
Ce fut ensuite le temps des duels. On leur confia une épée en bois, plus lourde qu’elle ne s’y attendait. Pas de quoi la traumatiser, cependant : à Kimberley, elle avait travaillé avec tout type d’épées, sabres, fleurets et rapières.
Les premiers duels se passèrent bien. La plupart des participants ne maniaient pas ce genre d’armes. Martha s’en débarrassa rapidement. Jusqu’au mercenaire.
Il l’avait surprise. Mobile, le pas mesuré, les appuis sûrs. La prise parfaite de l’arme. Et ce regard… Il n’avait pas battu les autres, il les avait dominés. Elle avait même cru qu’il allait les achever, sans aucune pitié. Certains auraient peut-être des bleus après cette journée.
Leur duel commença par quelques passes d’observation. Il la testa avec quelques attaques puissantes, mais le bras de la jeune femme, rompu à l’exercice, ne trembla pas. Son adversaire recula et son regard changea. Presque appréciateur. Lui aussi ne s’attendait pas à découvrir une telle résistance chez une femme si jeune et en apparence si frêle.
Leur duel dura un bon moment. Toutefois, elle sentait bien qu’il jouait avec elle, qui la poussait dans ses retranchements. Elle se réfugia derrière sa technique, appliquant instinctivement les consignes de son maître d’armes.
Et c’est ce qui la fit perdre.
Le mercenaire recula, donna un coup de pied dans la terre battue et lui propulsa du sable au visage. Elle poussa un petit cri de surprise et esquissa un geste de défense. Elle perdit sa garde et sentit immédiatement le sabre de bois la percuter au corps. Elle en tomba sous le choc.
-T’as perdu gamine. Va falloir t’habituer aux sales coups. Mais t’es pas mauvaise, j’avoue.
-Il faudra m’apprendre, répliqua-t-elle en saisissant sa main pour se remettre debout.
Martha s’était bien rendu compte qu’elle ne connaissait rien à l’escrime de rue. Celle où tous les coups étaient permis, celle de la survie dans des ruelles sombres. Face à un homme taillé comme un athlète, au regard de tueur, elle n’avait fait que repousser l’échéance. Trop gentille, sans doute. Oui, son vieux maître d’armes l’avait assurément protégé. Ce n’était qu’une gamine avec une épée de bois, et elle se détestait pour cela.
Furieuse - envers elle-même et sa vanité - elle s’efforça de sourire, mais le duelliste était déjà parti.
Elle l’observa à la dérobée à l’heure du repas. Sa façon de se mouvoir, le moindre geste. Il s’était placé à un endroit stratégique : une porte de sortie à proximité, et personne dans son dos. Méfiant, jusqu’au bout. Martha décida donc de se déplacer et choisit un emplacement similaire, à l’opposée. Alors qu’elle enfournait mécaniquement le repas offert par le guet, elle survola du regard les candidats, essayant d’y lire ce que l’autre homme y lisait. Peine perdue : elle ne savait pas vraiment quoi chercher.
Le capitaine appela son nom à la fin du repas, parmi une dizaine d’admis. Y compris le mercenaire, dont elle découvrit le nom : Lukas Hollander.
L’entretien avec le capitaine et le superintendant Olsen se déroula bien. Ils avaient été séduits par sa passe d’armes.
-Vous avez bien figuré contre cet autre candidat. Un homme d’expérience, qui a beaucoup bourlingué. Il en sait plus que vous, mais résister comme vous l’avez fait… Nous ne nous y attendions pas de la part d’une jeune femme de dix-neuf ans. D’où vous vient cette escrime ? demanda Olsen.
Martha décrivit son parcours à Kimberley et expliqua les méthodes de son maître d’armes.
-Je le connais. Oui, un sacré personnage…
Le superintendant connaissait son maître ? Martha en fut surprise, et décontenancée. Fort heureusement, le capitaine relança sur quelques questions pratiques : sa vie à Stralsund, ses expériences, sa famille… Il la congédia avec un sourire chaleureux et l’invita à patienter dehors.
Elle fut soulagée d’entendre son nom. Les félicitations des titulaires lui réchauffèrent le cœur. Hollander en était, bien sûr. Même avec ce côté festif, son côté loup en cage ressortait. Toujours sur le qui-vive, il saluait les autres, sans vraiment que son regard ne colle avec le sourire qu’il affichait. Cet homme l’intriguait.
Peu après, il fut mobilisé par le capitaine suite à une échauffourée sur les quais, en compagnie d’une autre nouvelle. Martha ne le revit pas avant de rentrer chez elle.
Avant cela, elle fit un crochet par le quartier de l’Académie. Son frère, sa belle-sœur et leur adorable bambin débordaient de joie en apprenant son entrée dans le guet, qui allait lui procurer une certaine sécurité. Comme d’habitude, elle s’était arrêtée en chemin et offrit une toupie de bois à son neveu. Son visage enfantin éclairé de bonheur valait toutes les peines du monde.
Le lendemain, elle retrouva les autres nouveaux devant le poste de guet. Les hommes s’isolèrent : Hollander affûtait sa lame avec méthode. Martha décida de se rapprocher des deux autres jeunes femmes, un peu plus âgées qu’elle. Olivia et Yulia semblaient déjà se connaître, même si elles cherchaient à le dissimuler. La discussion fut sympathique, avant une visite guidée comique menée par le sergent Larsen, puis tous furent répartis dans différentes patrouilles.
Martha accompagna Maurice Charpentier, un agent de grande taille, d’une maigreur étonnante. Il marchait tel automate : rigide, jambes et bras sans aucune souplesse. L’archétype du garde à vous permanent. La jeune femme n’avait jamais vu un uniforme aussi rutilant. Parfaitement repassée, les boutons lustrés, la tenue semblait sortir tout droit du placard. Les bottes, cirées, luisaient.
-Bonjour, mademoiselle. Nous allons nous rendre chez le tailleur pour votre uniforme. Nous n’avions pas votre taille en stock.
Elle le suivit donc vers une petite boutique. Maurice s’y révéla étonnant : très critique sur les tissus, les coupes, les teintes, il fit aussi une estimation de ses mensurations d’une précision diabolique. Il négocia ensuite le prix comme une matrone des quais et obtint un rabais non négligeable.
-Comment avez-vous fait cela ?
-Humpf. C’est la boutique d’un ami de mon père. J’ai grandi chez un tailleur, je connais tous leurs trucs. Ma famille voulait que je reprenne l’échoppe. Hors de question.
Maurice se drapa dans un silence hautain et procéda de la même manière chez un bottier. Martha hérita donc de bottes confortables et souples, idéales pour l’escrime.
Ils terminèrent la journée par une ronde dans le quartier. La nouvelle remarqua que son expérimenté collègue évitait soigneusement les ruelles les plus sales et surveillait ses pas. Il s’arrêta même un instant en pestant contre l’incurie de la Citadelle à nettoyer ce bouge, le tout en sortant un mouchoir d’un blanc immaculé, qu’il sacrifia avec un regret visible afin de retirer quelques tâches de ses bottes.
La journée s’acheva. Elle avait les jambes lourdes. Ils rentrèrent en même temps que la patrouille de Hollander. Sur une impulsion, Martha se dirigea vers lui. Combattant sa timidité, elle se planta devant lui.
-Pouvez-vous me donner des cours ? D’escrime, je veux dire.
L’ancien mercenaire la détailla, surpris. Elle rougit sous ce regard inquisiteur, serra les dents et les poings, et compléta :
-Si vous faites un geste déplacé, je vous tue.
Lukas Hollander éclata de rire, à se plier en deux. Il se frappa la cuisse d’une main, hilare, pendant que Martha bouillait.
-T’en as dans le pantalon, gamine, je dois reconnaitre, répondit-il en essuyant une larme au coin des yeux.
Il expliqua que le capitaine lui avait justement donné comme mission d’assister Marcus, l’instructeur manchot proche de la retraite.
-Donc on peut commencer quand tu veux ma jolie.
-Maintenant.
-Maintenant ? T’as pas assez marché aujourd’hui ? Et la nuit approche.
-Justement. Disons que j’ai besoin d’auto-défense…
Hollander ricana encore et secoua la tête.
-T’as pas besoin d’autodéfense contre les pauvres types des rues, tu t’en sors pas mal. Tu manques juste de vice et d’envie de tuer. C’est pas pareil, dit-il, les yeux soudain glacés.
Martha ne sut que répondre, mais ils prirent tout de même la direction du terrain d’entrainement. Il était temps de compléter sa formation.
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