dimanche 8 novembre 2020

Olivia (2)

 L’examen s’était bien passé.

Cela avait commencé par un test écrit qui n’avait posé aucune difficulté à Olivia. Les questions de droit et les traductions correspondaient parfaitement à ses compétences. En revanche, elle ne s’attendait pas à devoir courir autour d’une piste ou manier des armes… D’une certaine manière, son idée du travail au guet avait été bien trop naïve. Oui, elle pouvait être amenée à se défendre car tout le monde ne respectait pas les agents. Le massacre de la via Oktora aurait du lui servir de rappel.

Elle avait donc sué autour d’une piste, tenté de tirer à l’arc ou de manier un sabre. La jeune femme s’était sentie ridicule, mais au moins n’avait pas lâché son arme et, à sa grande surprise, avait même réussi à toucher la cible avec quatre flèches sur dix. Loin du centre, certes… 

Mieux, son expérience à bord du baleinier dans sa jeunesse l’avait habituée à manier les couteaux - surtout pour se défendre face à des marins trop pressants -, ce qui s’était révélé utile. Lorsque son nom fut appelé après la pause déjeuner, elle supposa qu’elle avait limité les dégâts.

Elle fut contente de voir que Yulia avait elle aussi réussi cette première étape. Cette femme la fascinait, depuis leur rencontre dans la taverne “Les Battantes”. Une attirance qui ne semblait pas complètement réciproque. Mais pas complètement à sens unique non plus. Une situation qui forçait à la patience, et qu’elle veillait à ne pas faire basculer en obsession non plus. Même si elle avait du mal à ne pas la déshabiller du regard.

Olivia entra dans le bureau du capitaine Henrik. Impassible, il était accompagné de Mark Olsen, un cousin du Consul, nommé superintendant du guet. La jeune femme répondit aux questions et camoufla sa nervosité. Froide, rigoureuse. Elle s’efforça de montrer son professionnalisme et ses compétences. Seul Olsen posa des questions gênantes sur sa vie privée, qu’elle balaya d’une réponse un peu trop cinglante. Non, elle n’était pas mariée. Non, elle n’avait pas d’enfant. Non, elle n’envisageait pas d’en avoir. Et cela ne le regardait pas.

Après coup, elle eut un sentiment d’horreur : elle était persuadée d’avoir coulé ses chances. Olsen grommela dans son coin, et n’insista pas. Le capitaine Henrik avait eut un sourire en coin et avait enchaîné avec des questions pratiques, tournant beaucoup autour de l’ile de Jade. 

Olivia reprit confiance. Elle y avait vécu quelques temps et connaissait bien la langue et les coutumes de cette singulière colonie. Ses réponses, concises et prononcées d’un ton clinique, semblèrent intéresser le héros de Kalandra. Elle apprécia sa façon de parler, droit au but, et ses connaissances. Sa réputation de rigueur semblait fondée. Il entra dans des détails au sujet des coutumes et des religions locales : elle en fut surprise. Elle aurait pensé qu’il orienterait plutôt la discussion sur Stralsund et la vie à la capitale. Elle avait déjà expliqué son enfance sur un baleinier et son parcours, mais il se focalisa plutôt sur Jade, avant de mettre un terme aux échanges et de la remercier d’un ton rassurant.

Elle patienta à la fin de son entretien en compagnie d’autres recrues. Un homme de forte carrure à la barbe fournie engageait la discussion avec des agents du guet, s’insurgeant contre les actes de violences en ville. Une blonde timide s’était installée dans le coin le plus éloigné de la foule. Un autre homme à la barbe poivre et sel, appuyé contre une colonne, les bras croisés, affichait un air taciturne qui décourageait d’engager la discussion. Enfin, il y avait Yulia, longiligne, un peu plus âgée qu’elle, sa voix flûtée… Olivia se retint de se tourner vers elle. Hors de question de lancer des rumeurs à peine recrutée. Mais chaque regard de cette beauté froide du nord l’enflammait.

Enfin, le dernier candidat sortit du bureau avec un grand sourire. Un homme costaud, déjà la rapière au côté, à la démarche de prédateur. Il lui sembla dangereux.

-Messieurs dames, merci à tous d’être venus. Nous avions prévu cinq recrutements et vous êtes onze ici présents. Après discussion avec Mark Olsen, surintendant des guets municipaux, nous avons finalement choisi six candidats pour un essai de quinze jours, dont voici les noms. Georgios Kourgis - le barbu bavard leva le poing avec enthousiasme -, Martha Wozniacki -la petite blonde timide souffla de soulagement -, Olivia Silvanelli…

Elle entendit à peine les autres noms - Karl Reinhart et Lukas Hollander -, contente de voir sa candidature retenue. Tout juste fut elle heureuse de voir Yulia Tarasova faire partie des admis, le rouge aux joues.

Les agents du guet s’avancèrent, offrirent des boissons chaudes et des félicitations. Le capitaine les congratula un à un et leur donna rendez-vous le lendemain pour définir leurs missions, puis s’éclipsa avec Mark Olsen.

Mais les festivités ne durèrent pas. Un sergent crasseux déboula à l’accueil et se précipita dans l’escalier, ouvrit la porte du bureau et cria, essoufflé : “Capitaine ! Y’a du remue-ménage au port, Alain et Svletana sont blessés ! C’est le Bolon !”

Le capitaine descendit, le sabre au côté, et donna ses ordres. Il réquisitionna dix agents en tenue et armés. Il invita l’homme à l’allure de mercenaire tout juste recruté - Hollander - et… “Silvanelli, on aura peut être besoin de vos services également. Vous resterez en retrait.”

Pâle comme la mort, Olivia suivit les autres vers l’armurerie. On lui donna une veste pas vraiment à sa taille, un poignard et un casque… La réalité la frappa à ce moment là : elle partait à la guerre. Elle suivit les autres, évoluant dans une sorte de brouillard cotonneux, irréel. Yulia, secouée par la scène, lui fit un petit geste qui réchauffa son coeur.

Le groupe, mené par un Henrik déterminé, partit au pas de course vers les quais. Olivia s’efforça de suivre le rythme et de tenir son rang, deux par deux. 

Face aux navires, une foule paraissait en pleine émeute. Deux archers et un arbalétrier restèrent en retrait à ses côtés, pendant que les autres ignoraient les insultes et séparèrent les meneurs. La jeune femme admira leur courage : encerclés par des marins aguerris aux mines patibulaires, ils ne tremblaient pas et rejoignirent deux agents malmenés, qui s’efforçaient de séparer les émeutiers. Fort heureusement, la vue des rapières du guet fit effet et les groupes se séparèrent. Le capitaine ordonna à la foule de de disperser, d’une voix forte et assurée. La plupart des excités décidèrent que le jeu n’en valait pas la chandelle, et il ne demeura qu’une poignée de badauds. Les marins incriminés furent repoussés dans leur bateau et Henrik prit dans ses bras une agente au visage ensanglanté, visiblement terrorisée par l’événement. 

Inquiète, Olivia vit le capitaine lui faire signe et s’avança donc. Il lui paraissait aller vers un échafaud : autour d’elle, des marins, certains avinés, avec un air agressif. De l’autre, d’autres marins, dans un état similaire. A leur bonnet, elle reconnut des Jadiens et comprit le sens des questions du capitaine lors de son entretien. 

-Olivia, c’est ça ? demanda-t-il. Je suis navré de vous lancer au front sans formation, mais ces marins ne parlent guère autre chose que le jadien, et ce n’est pas vraiment ma langue de prédilection. Pourriez-vous traduire ces échanges ?

La jeune femme hocha la tête et commença donc son travail au guet.

L’homme expliqua qu’il était un négociant, et qu’il avait reçu une forte somme d’argent pour débarquer ici, quai des Pêcheurs, au lieu du quai des marchands. Il s’excusa du comportement de ses hommes dans un bordel, qui avait semble-t-il déclenché les hostilités. 

-Demandez-lui qui l’a payé.

Olivia traduisit et le Jadien, mal à l’aise, chercha à éluder la question. Intriguée, elle insista et il finit par lâcher un mot - vrath ? - qu’elle peina à comprendre. Surtout, l’homme trembla de tout son être en le prononçant. Il transpirait la peur.

-Je ne suis pas sûre capitaine… Il semble évoquer une obligation religieuse, ou quelque chose comme cela. Il jure qu’il n’avait pas le choix, que c’était une promesse à la déesse de l’Air afin d’avoir des vents favorables pour ses prochaines campagnes de pêche…

Le navire était arrivé trois jours plus tôt et Henrik souhaita le fouiller. Il fit signe à Olivia de monter à bord. Elle suivit et retrouva l’ambiance familière de son enfance. Les cordages, les voiles affalées, les tonneaux… Les odeurs de sel et d’algue. Des jours passés à bord du baleinier de son père. Elle frissonna. Le capitaine lui donna des consignes à traduire à l’équipage - une douzaine de marins mal rasés, plus ou moins ivres. Le navire était bien entretenu, cependant. La longue cabine dans laquelle quelques hamacs pendaient puait la sueur et le poisson, mais des caisses remplies d’épices importées illégalement embaumèrent rapidement lorsque le capitaine ordonna leur ouverture.

Dans une des deux cabines individuelles, ils dénichèrent un coffre contenant un petit carnet. Henrik tourna quelques pages et se tourna vers elle.

-Dites-moi si vous y comprenez quelque chose.

Elle le prit et chercha à déchiffrer une écriture en pattes de mouches, tremblantes. Du Jadien de cérémonie, des invocations, des rituels… Un fatras ésotérique. Elle connaissait mal la religion jadienne et le texte était particulièrement mal écrit.

Le capitaine ordonna à l’un des agents d’emporter le coffre et demanda à Olivia de rentrer au poste de guet et d’entamer le travail de traduction du carnet. 

-Merci de votre aide dans cette affaire. Je sais que c’est un peu ardu de vous demander cela alors que ce n’est même pas votre premier jour, que vous êtes ici avec un uniforme d’emprunt sans aucune formation, mais vous avez fait du bon travail avec ces traductions. La situation aurait pu exploser. Et j’ai malheureusement l’impression que les événements du jour ne sont qu’un échantillon de ce qui se trame…

Le capitaine, soucieux, la renvoya donc, aux côtés des autres agents du guet. Il ne garda que l’autre recrue, Hollander, à ses côtés, ainsi que le sergent Larsen et un autre agent armé.

Olivia, soulagée, rentra donc, avec à la main un carnet au texte enflammé, parcouru de runes inquiétantes. Dans quoi s’était-elle fourrée ?



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