mardi 10 novembre 2020

Lukas (2)

 Lukas Hollander avait connu son lot de sale coups dans sa vie. Il avait donné à peu près autant de gnons qu’il en avait reçu. Il avait commis des actes bien moches. Trafiqué, tué même. Le pire restait quand même cette caravane maudite, abandonnée en plein désert. Le regard de ces esclaves… de ces gosses…

Comme toutes les nuits, ces fantômes venaient se rappeler à son bon souvenir. Il aurait pu devenir marteau. Mais il s’accrochait. 

Il avait discuté avec des vétérans des campagnes de Stralsund, dans des bouges bien dégueulasses. Des gars avec une guibole ou un bras en moins. Comment faisaient-ils pour oublier ? 

Un manchot au visage rougeaud lui avait conseillé l’alcool. De la bonne gnôle de campagne, le genre à vous décoller la rétine. Après ça, l’esprit, anesthésié, ne pensait plus à rien. Mais cela ne durait pas longtemps. Alors l’ancien soldat augmentait la dose… jusqu’à en crever. Lukas l’avait trouvé raide mort un soir, dans une taverne oubliée d’une ruelle peu fréquentée. Il avait lui même pratiqué le rituel du pain et du sel, et l’avait jeté en haut des falaises de Tolsson, un roc au pied, avec une prière à la déesse de la mer.

Un deuxième estropié fumait des trucs pas très communs et riait comme un débile, la bave aux lèvres. Non, clairement, Lukas n’aimait pas cette solution.

L’alcool, les drogues… le jeu.

Il avait essayé, un temps, les cartes, la roulette clandestine dans des arrière-salles peu recommandables. Il avait vu des gars se faire planter à coups de couteau pour une dette pas payée, ou pire, pour la mauvaise paire de cartes au mauvais moment. L’oubli n’arrivait pas, avec le jeu. Les emmerdes, si. Et de toute façon, il serait vite fauché.

Il lui restait les femmes. Lukas Hollander se réfugiait dans les paires de seins plutôt que les paires de cartes. Tarifées ou non - quand il avait la chance d’en séduire une -, les femmes lui offraient un peu de tendresse, d’affection, et d’oubli le temps d’une partie de jambes en l’air.

Il avait écumé la plupart des bordels du quartier, de plus en plus moches à mesure que ses économies diminuaient. Il avait chopé des saloperies, à se gratter l’entrejambe jusqu’au sang. Et pourtant, chaque matin, même avec une pute dans les bras, les fantômes revenaient. La fillette de la caravane, les esclaves assoiffés et la charge de cavalerie… tous les putains de jours.

L’attaque de la via Oktora lui fit l’effet d’un coup de tonnerre dans sa nuit d’enfer. Des salauds avaient fait évader De Jong, la pire ordure de l’histoire de Stralsund - ou pas loin. Et pour cela, ils avaient massacré tous les passants qui avaient eu le malheur de traîner dans cette rue. Des tas de morts, hommes, femmes, gosses. Des gosses, bordel ! 

Comme cette gamine de la caravane. Des innocents… Il n’avait rien pu faire dans le désert, mais là, il pouvait. Le lendemain du massacre, la Gazette locale titrait : “Carnage via Oktora”, et un encart plus bas “Le guet des Pêcheurs, décimé, doit recruter”. Et à côté, il avait vu le nom du capitaine Henrik. Le héros de Kalandra. Il saurait, lui. Pour les fantômes.

Lukas avait pris son sac, sa rapière, et déboulé parmi les premiers devant le guet. On l’avait mis devant une feuille imprimée et un encrier avec une quarantaine de clampins comme lui, plus ou moins paumés. Des hommes, des femmes, jeunes et vieux. Lukas n’avait pas écrit depuis bien longtemps. Il mit du temps à déchiffrer les questions. Pas su répondre au quart des trucs. Bon sang ! Qu’est-ce qu’on en avait à foutre des réglementations des places de marché ? De la traduction d’un texte en jadien et inversement ? Des tarifs de l’octroi à la porte Esterna ? 

Il y avait un criminel dans la nature bon sang ! Fallait le chopper et le couper en deux à la hache !

Fort heureusement, après cette mascarade, on les avait mené à un terrain d’exercice. La course ? Une blague, même si une pimbèche bien roulée venue du nord l’avait laissé sur place. Il avait fini deuxième, et ça l’avait mis en rogne. Elle avait moins fait la maligne au duel. Ha ! Là, il les avait tous laminés. La rapière… des années à subir les taloches du beau-père. La lame, elle faisait partie de lui. Elle chantait pour lui, elle réclamait du sang et de la mort. Il avait du se retenir pour ne pas achever des pauvres gars qui n’avaient visiblement jamais tenu une lame de leur vie. Heureusement qu’il n’avait eu droit qu’à un sabre en bois… son fourreau avait attendu à côté du cercle de duel, et paraissait ricaner.

Dans tout ce paquet de nazes, seule une personne l’avait fait douter. Une putain de gamine d’à peine vingt ans, encore de la morve au nez. Une nénette bien roulée, concentrée, appliquée. Ça se voyait qu’elle avait pris des cours, et pas qu’un peu. Elle avait du avoir un bon prof… Ils dansèrent, un bon moment. Sacrés réflexes, mais elle n’avait jamais eu à mettre sa vie en jeu. Pas habituée aux coups bas. Elle jouait selon les règles. Il avait fini par la toucher avec le sabre en bois en la piégeant d’une feinte, un coup de pied dans le sable projeté au visage. Elle avait glapi comme un lièvre, esquissé un geste pour se protéger les yeux.

-T’as perdu gamine. Va falloir t’habituer aux sales coups. Mais t’es pas mauvaise, j’avoue, avait-il dit en lui tendant la main pour la remettre debout.

La jeunette - Martha - avait accepté la main tendue et simplement répondu : “Il faudra m’apprendre”. 

Ça lui en avait bouché un coin. Lui apprendre ? Bon sang, il était pas son père ! Bon techniquement, il aurait presque pu… Putain de jeunesse. Où était passé la sienne ?

Après ça, ils avaient eu droit à un repas chaud, pas mauvais. Une bonne partie des candidats avaient été remerciés après. Au moins ils avaient eu un repas gratuit. Et lui était resté, avec une dizaine d’autres dont la blonde qui courait vite et la jeune épéiste Martha. Et il avait attendu. Attendu… Interminable. Ils étaient tous passés avant lui. Le dernier, bordel !

Lorsque Lukas était entré dans le bureau, il y avait un gars au visage fin, élégant, courte barbe taillée, fine moustache, fringues de luxe. Il se présenta : “Mark Olsen, superintendant du guet”. Un Olsen ! Dieux des mers. Et à côté, le capitaine Henrik. Froid comme la glace. Des gestes précis, calculés, sans excès. Lukas savait reconnaitre un tueur, et là, il en voyait un sacrément bon. Un vrai guerrier. Il le sut dès que leurs regards se croisèrent. Oh que oui, il savait. 

Une lueur de compréhension passa entre eux. Comme un message, comme une symbiose. Ils avaient vécu le même genre d’emmerdes.

-Bonjour, monsieur Hollander. Je suis le capitaine Henrik. Je dirige ce guet. Je suis très exigeant sur la qualité des agents sous mes ordres. Je veille à disposer de profils les plus variés possibles. Je recherche à la fois des personnalités et des compétences. Très honnêtement, votre écrit était catastrophique. Mais les quelques lignes pour vous présenter… votre parcours… Intrigant. Et j’en ai eu la confirmation par la suite. Vous êtes un excellent épéiste. Vraiment excellent. Voyez-vous, aujourd’hui j’ai vu de tout. Une fille de notaire incollable sur le droit et qui maîtrise le Jadien à la perfection. Une femme rapide, une jeune fine lame, un costaud… J’ai déjà dans mon équipe des profils étonnants : archiviste ou gros bras. Ce qui me manque, c’est une vraie rapière. Un homme qui sait ce que c’est que l’enfer. Qui a perdu ses illusions et sait ce qui est sale dans la vie. Les idéalistes, ceux qui s’engagent pour faire le bien… Parfois, il faut savoir se salir les mains. Car avec l’évasion de De Jong, c’est ce que je prédis. L’enfer, et des ennemis qui ne jouent pas selon les mêmes règles du jeu. Et tous ces jeunes, là dehors… ils sont bien trop tendres.

Lukas ricana. “Ça, la jeunette à l’épée… elle a du potentiel, mais elle manque de vice”, répondit-il.

-Précisément. Voyez-vous, mon maître d’armes, Marcus, prend de l’âge. A terme, j’ai besoin d’un remplaçant.

Lukas en resta bouche bée.

-Moi, maître d’armes ? Vous déconnez ?

-Pas du tout. Vous avez eu d’excellents maîtres à la Citadelle, bourlingué en tant que garde de caravane, connu votre lot d’horreurs, je me trompe ?

Un fantôme de gamine semblait flotter sur l’épaule du capitaine. Hollander, troublé, baissa la tête.

-Plus d’une ouais…

-Moi aussi. Kalandra… 

Le capitaine ne termina pas sa phrase et grimaça, la main sur le flanc, sans même s’en rendre compte. Il paraissait ailleurs, un instant.

Ils se regardèrent et se comprirent. 

Olsen posa quelques questions pour la forme, puis Lukas attendit dehors. Pas bien longtemps. Le capitaine sortit, annonça les six heureux élus. Trois gamines, dont l’épéiste, deux types baraqués, et lui.

Lukas Hollander, agent du guet. Un boulot honnête. Merde, si on lui avait dit ça quand il s’était barré de chez lui…

La fête n’avait pas duré bien longtemps. Un sergent essoufflé avait déboulé, alerté son nouveau patron. Et dix minutes plus tard, il courait avec une cuirasse d’emprunt, un casque à peine à sa taille. Et sa rapière au côté, son amante, rassurante. La seule qui ne l’avait jamais laissé tomber. Une lame forgée dans le sang et les larmes.

Sur les quais, une foule de débardeurs roulaient des muscles. Un groupe de marins manifestement bourrés étaient pris à partie par la foule. Lukas distingua deux agents au milieu, qui cherchaient à séparer les émeutiers. Une sale idée, à son avis. Ils allaient y passer.

Et là, il vit le capitaine plonger dans la masse grouillante et vindicative, traverser cette mer d’agressivité tel une frégate. Impassible. Impavide. Lukas s’engouffra et le suivit comme son ombre, admiratif. Il en avait, son patron !

La voix forte, assurée, le capitaine Henrik en imposait. Tout le monde savait qui il était ici. La moitié des hurleurs fermèrent leur claque-merde et déguerpirent en ronchonnant. Impressionnant.

Hollander repoussa quelques gros bras, la main sur le pommeau. A son allure, sa démarche, les pauvres malheureux comprirent vite son savoir-faire. Ils reculèrent. Bientôt, il ne reste qu’une dizaine d’indignés, qui parlaient de putes malmenées dans un bordel. Une des nouvelles rejoignit le capitaine en tremblant comme une feuille et traduisit une langue incompréhensible. Du Jadien apparemment. Hollander avait bourlingué, mais surtout sur le continent sud. Les îles, il ne connaissait pas. 

En tout cas, le capitaine avait plié le truc en quelques minutes. Il fouilla le bateau avec la traductrice, pendant qu’Hollander tenait la passerelle. Les jambes bien posées, la rapière prête à sortir, la mine patibulaire. Ça, il savait faire. Si ce capitaine voulait ça de lui, il le ferait.

Parce qu’après avoir vu un gars comme ça se jeter au milieu d’une foule prête à s’entretuer… ouais, ça, c’était un bonhomme qu’il pouvait suivre. Peut-être qu’il saurait comment réduire les fantômes au silence.

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