jeudi 19 novembre 2020

Vladimir (2)

 Lorsque l’on a quinze ans, et que l’on a pas une pièce en poche, les choses s’annoncent mal. C’est ce qui arrivait à Vladimir Mozyakin. Depuis son départ du monastère de la déesse de la mer, il lui fallait se creuser la cervelle pour assurer les actes du quotidien les plus simples.

Il avait Sun Li à ses côtés, bien sûr, ce qui, il l’avouait volontiers, lui apportait toute la richesse dont il avait besoin. Sauf un toit sur la tête et de quoi remplir son ventre… Les deux adolescents avaient choisi de quitter un avenir tout tracé de prière et de don de soi au profite d’une vie égoïste ensemble. Les conséquences tombaient sous le sens : ils devaient se débrouiller.

Leur sortie du quartier du Temple, main dans la main, aurait fait une belle balade romantique, mais ce qui l’était moins, c’était la réponse à la question : et maintenant ?

L’endroit le plus simple restait le quartier du port, aussi descendirent-ils vers la côte, en direction du quai des Marchands. Là, Vladimir proposa ses services un peu partout, pour de petites tâches ne demandant pas grand chose que la manutention. Il porta des caisses, fit rouler des tonneaux, roula des cordages… Sun Li proposa son aide pour ravauder des voiles. La concurrence s’avéra plus compliquée que prévu : bon nombre de pauvres hères cherchaient eux aussi une poignée de pièces pour survivre. 

Fort heureusement, le travail ne manquait pas, et les deux jeunes, plein d’énergie et d’insouciance, acceptèrent à peu près tout. Sun Li eut la partie la plus difficile, car elle dut repousser les avances de quelques marins insensibles à son jeune âge. Elle se tint près de vieilles ravaudeuses qui, révoltées par cette attitude, la prirent sous leur aile.

Lorsque la nuit commença à tomber, ces femmes leur furent d’un grand secours. Émues par l’histoire de ces deux orphelins, leurs âmes nostalgiques d’un romantisme depuis longtemps oublié les incitèrent à conseiller une auberge bien tenue et au tarif raisonnable, un peu plus loin à l’intérieur du quartier.

Les quelques pièces récoltées suffirent à un repas très modeste et à une nuit d’hébergement. C’était la première nuit qu’ils passaient ensemble, hors du monastère. Bien sûr, ils en avaient passé quelques unes dans la chapelle mais, mais hormis quelques baisers, il ne s’était rien passé de plus. 

Nerveux, Vladimir et Sun Li durent partager leur chambre et leur intimité… Maladroits, ne sachant trop s’ils iraient plus loin, tout en étant tenaillés par le désir, ils passèrent un cap. Leur première nuit d’amour fut assez catastrophique et les laissa tous deux dans une gêne mêlée de honte.

L’aube se leva bien trop vite pour deux adolescents épuisés par les travaux de la veille. Et il leur faudrait travailler aussi dur s’ils voulaient pouvoir conserver cette chambre une nuit de plus. 

Habitués à se lever très tôt, ils furent parmi les premiers arrivés sur les quais, ce qui leur permit d’obtenir des embauches plus rapidement. Longue et usante, la journée leur rapporta à peine plus que la veille malgré tout. Ils eurent à peine de quoi s’acheter un potage dans lequel surnageait quelques légumes, et une miche de pain de la veille. La seule chose positive fut que la chambre de l’auberge était toujours disponible. Cette fois, ils prirent un peu plus leur temps pour découvrir leurs corps, et la jouissance fut un peu plus au rendez-vous. Le sourire revint et ils s’endormirent collés l’un à l’autre, heureux.

Un autre jour, et encore un, et encore un… Ils ne mangeaient pas vraiment à leur faim, passaient d’un travail à l’autre. Ils eurent des déconvenues, avec quelques employeurs malhonnêtes qui ne leur versèrent pas leur dû, ou moins que prévu. Sun Li maigrissait à vue d’oeil et Vladimir, les yeux cernés, souffrait de tous les muscles de son corps. Ils gardaient tous leurs gains pour la chambre de l’auberge, leur refuge, où ils se découvraient, s’aimaient avec de plus en plus de passion, comme pour compenser la difficulté de leur vie.

-On ne peut pas continuer comme cela, il faut que l’on trouve quelque chose de plus stable, finit par déclarer Vladimir.

-Je suis d’accord, mais comment ? Si l’on sacrifie une journée de travail pour rechercher ailleurs, nous n’aurons pas de quoi payer la chambre… soupira Sun Li.

Elle avait raison. Dans leur petite chambre d’auberge, blottis l’un contre l’autre après avoir fait l’amour, la réalité revenait, cinglante. Vladimir caressait le dos de son amante, qui tortillait ses cheveux à lui. Ils firent mille hypothèses, qu’ils abandonnèrent aussi vite. 

Ils convinrent finalement que l’un des deux prendrait le risque de chercher un emploi plus stable, pendant que l’autre cravacherait sur les quais. Vladimir se dévoua pour le premier jour.

Il quitta la chambre avant même le lever du soleil, courbaturé mais conscient que leur sort reposait sur ses épaules. A grand pas, l’odeur de Sun Li flottant autour de lui - avec embarras, il se rendit compte qu’ils n’avaient pas eu les moyens de s’offrir un bain depuis leur départ du monastère - il accéléra et entreprit de proposer ses services aux quelques capitaines et marchands déjà présents sur la place. Le jeune homme aida à charger et décharger des charrettes, roula des barils, usa son corps pendant des heures, grappillant quelques pièces de cuivre dont il sacrifia une partie pour un repas chaud dans un bol de bois. La prise de risque était réelle, mais il ne pouvait pas travailler le ventre vide si longtemps, sous peine de ne plus avoir la force de travailler tout court. Il mit donc les bouchées doubles l’après-midi, sans la moindre pause. Désormais, après quelques jours, certaines figures des quais le reconnaissaient et son bon travail des premiers jours paya. Il trouva plus facilement de petits boulots, et termina sa journée avec juste assez pour deux brochettes de viande, un bol de soupe et surtout, de quoi payer l’auberge.

Sun Li l’y attendait, le visage grave et inquiet.

-Alors ?

-Tiens, mange. Et voici pour la chambre, dit-il en lui donnant les pièces.

Son baiser et son grand sourire soulagèrent sa fatigue.

-Moi aussi j’ai des nouvelles. J’ai discuté avec l’aubergiste. Il n’a pas d’emploi pour nous, mais m’a recommandé une autre taverne. Ils cherchent une serveuse. Ils m’ont pris à l’essai aujourd’hui et m’ont dit de revenir demain. Et… surprise !

Une miche de pain surgit, dissimulée dans son dos. Vladimir la souleva de terre en riant, l’embrassa.

Ils terminèrent dans leur chambre et leur repas patienta un temps…

Le lendemain, Vladimir se tua encore à la tâche, mais avec un bien meilleur moral. Rassuré par l’emploi de Sun Li, il pouvait prendre un peu plus de temps pour discuter avec ces employeurs, afin de savoir si un travail plus stable était possible. Certains lui proposèrent un embarquement à bord, même s’il était un peu vieux pour un mousse. Il déclina : hors de question de laisser Sun Li derrière lui, alors qu’ils venaient à peine de se retrouver. Après une série d’échecs et des gains modestes ce jour-là, il rentra à l’auberge un peu déprimé.

La semaine passa à toute vitesse. Les deux adolescents ne ménageaient pas leur peine, mais il était compliqué de faire des projets d’avenir. Tout restait nébuleux : la priorité restait de trouver un logement à eux, hors de cette auberge, même si le patron s’était pris d’affection pour eux. Et après ? Ils n’allaient pas vivre à ce rythme, avec ces travaux pénibles, toute leur vie. Et, même si cela était très flou à cause de leur enfance au monastère, ils étaient conscients du risque que Sun Li tombe enceinte, en dépit de son âge. Et là, ce serait une catastrophe…

La solution survint de manière inattendue. Elle prit la forme d’une rumeur sur les quais, que Vladimir entendit par hasard. Deux marchands venus du nord devisaient près de la Bourse.

-Alors ton voyage ?

-Long, interminable. La péniche descendait le Sund, et, avec les crues, le fleuve avait gonflé. J’ai cru qu’on allait verser plus d’une fois. Nous avons même du nous arrêter en chemin vers la pointe de Karlsson pour une escale, et figure-toi qu’il y avait l’armée.

-L’armée ? Mais de qui ?

-De Stralsund enfin ! répondit le marchand.

Il expliqua que tout un régiment était en train de réparer la citadelle sur cette pointe rocheuse.

-Ils s’installent là ? demanda l’autre marchand, incrédule.

-Pour sûr ! Enfin une caserne, au moins. C’est une île, cette pointe. Sale réputation, des histoires de fantômes… Bref, ils étaient en train de réparer la tour, et de construire un quai. M’est avis qu’ils vont construire un relais pour les marchands et, vu l’emplacement, ça sera pas du luxe. Si on peut s’arrêter là, avec quelques auberges et entrepôts… ça sera une halte bienvenue !

Vladimir, qui avait tendu discrètement l’oreille, osa interrompre la discussion. Les deux hommes, richement vêtus, observèrent en plissant le nez ce jeune débardeur aux vêtements sales comme si un cochon s’était laissé allé sur leurs pieds.

-Excusez-moi… vous savez s’ils embauchent, à cette pointe de Carlesson ?

-Karlsson ! Et je n’en sais rien moi, je suis pas dans le secret du Consul ! Fous-moi le camp !

Le jeune homme s’excusa platement, et termina sa journée de travail le cerveau en ébullition. Il y avait du travail là-haut, c’était sûr. Il ne savait pas bien où se situait cette pointe, mais il suffisait de remonter le fleuve.

Sun Li avait entendu la même rumeur à l’auberge, et eut la même idée. Mais elle en savait bien plus.

-Apparemment, une femme de la caserne de la ville haute veut monter une expédition ! C’est son fiancé qui dirige le régiment. Elle veut le rejoindre avec des colons ! Il y a rassemblement quartier des Artisans demain pour en savoir plus.

Ils virent cela comme un coup de pouce du destin. Le lendemain, ils quittèrent l’auberge, avec chacun une besace contenant leur maigres possessions - à peine un couteau, une cuillère et un bol de bois, et une petite statue de la déesse de la mer, un ou deux bibelots, un peigne… 

Lorsqu’ils parvinrent quartier des Artisans, la plus belle femme qu’ils aient jamais vu se tenait sur une estrade montée à l’aide de caisses retournées. Une trentaine de personnes attendaient déjà, et quelques autres curieux approchèrent peu après. Petit à petit, une foule de badauds, intéressés ou intrigués, se forma devant la jeune femme.

Grande, coiffée d’un chignon compliqué fait de tresses blondes cerné d’un bandeau perlé, elle leur fit l’impression d’une apparition mythologique. La réincarnation de la Dame de la mer, assurément, ce que renforça sa longue robe bleue. Quelques soldats en tenue entouraient l’estrade, et un greffier assis à une table patientait, avec un registre, un encrier et une plume d’oie.

-Mes amis, merci d’avoir répondu présent, commença la femme.

Elle s’appelait Inessa Markov, fille d’un officier de l’armée de Stralsund. Son fiancé, le capitaine Hornqvist, avait été chargé de bâtir un poste d’observation au nord, le long du Sund. La ville de Stralsund avait accédé à sa requête et décidé d’y bâtir une colonie, qui serait un relais commercial, une halte pour les marchands qui descendraient le fleuve. Elle cherchait des volontaires pour bâtir cette nouvelle cité. Il leur serait fourni du matériel de travail, des vêtements, des vivres et un lopin de terre sur cette île, pour y cultiver ou y construire. Le discours enflammé ne convainquit pas tout le monde. Quelques questions fusèrent, quelques blagues graveleuses, aussi. La jeune femme s’empourpra lorsqu’un gros homme lui balança quelques mots salaces, qui firent rire ses amis. De nombreux spectateurs quittèrent la place en secouant la tête.

Mais devant le greffier, des hommes et des femmes vinrent se renseigner plus avant. En première ligne, Vladimir et Sun Li s’avancèrent vers Inessa Markov et s’inclinèrent.

-Madame, nous venons de quitter l’orphelinat de la déesse de la mer, au quartier du Temple, il y a quelques jours. Nous voulions… être ensemble, dit Vladimir, avec hésitation.

-Nous sommes travailleurs, madame… mais nous n’avons rien, ajouta Sun Li.

-Quel âge avez-vous ?

-Quinze ans…

-Mon dieu si jeune… et que savez-vous faire ? demanda la femme.

Ils expliquèrent leurs travaux de la semaine, et insistèrent sur leur envie de se bâtir un chez eux. Ils apprenaient vite. Ils savaient lire, écrire et compter. Elle était leur espoir.

Inessa Markov sourit et hocha la tête. Les noms de Vladimir Mozyakin et de Sun Li furent les deux premiers de la liste. Les colons partiraient dans une semaine, porte Esterna. En attendant, la fille de l’officier les installa dans une auberge proche : dès le lendemain, elle s’appuierait sur eux pour mettre un point final à l’organisation de cette future colonie.

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