vendredi 13 novembre 2020

Teresa (2)

 Teresa Kouros torturait son chignon gris avec agacement. L’autre main tenait un malheureux crayon à mine, qui battait la cadence sur la table. A ses côtés, dans la salle de Justice, un greffier lui fait les gros yeux. Elle n’en tint aucun compte, comme d’habitude, et soupira avec ostentation.

Le juge se racla la voix et poursuivit d’une voix monocorde, annonçant une sentence jouée d’avance. Ce procès pour un vol de bijoux s’était révélé sans intérêt. Un voleur, trois témoins fiables, des preuves retrouvées… Rien de croustillant pour égayer son article dans la Gazette.

Elle décida qu’elle en avait assez et n’attendit même pas la fin de la phrase pour se lever et quitter la pièce. Les murmures indignés des rares spectateurs qu’elle dérangea en sortant ne lui procurèrent aucune gêne. Ils pouvait bien aller au diable.

La journaliste s’installa sur un banc, dehors, et appuya sa tête contre le mur. Les yeux fermés, elle songea aux bouleversements récents en ville.

Il y avait eu le procès de cet étrangleur, arrêté par le capitaine Henrik, du guet des Pêcheurs. Malgré les déclarations sibyllines de l’ancien soldat, Teresa savait qu’il y avait quelque chose de bien plus grave que le meurtre d’un maître pêcheur et de sa femme derrière cela. Puis, peu après, l’affaire De Jong, évadé juste avant son procès. Une évasion spectaculaire, qui avait provoqué la mort de dizaines de citoyens. Il y avait fort à faire, et on l’avait pourtant envoyée là, couvrir un banal vol de bijoux ! Il y avait de quoi hurler.

Le reste des procès du jour n’allait guère relever le niveau : une escroquerie banale, des actes de violences conjugales, de la contrebande et encore de petits vols. Ces affaires seraient vite expédiées, vite écrites, vite oubliées. Des notes de bas de page dans l’histoire judiciaire, bâclées en deux lignes. Trente ans de carrière pour couvrir de telles sottises !

Ce qui serait intéressant, ce serait de voir la réaction du guet après l’évasion. Ils vont courir à travers la ville comme des poulets sans tête, songea-t-elle.

Le guet des Marchands paraissait pourri jusqu’à la moelle. Celui de l’Académie ? Pimentel lui paraissait juste, sans certitude. Jacobsen était une ordure au guet de la Citadelle, dûment arrosé par la moitié des représentants du Sénat. Tout le monde le savait, mais il était bien trop protégé pour sauter. Kost aux Artisans ? Gentil, sans imagination, laxiste. Aux Pêcheurs, le capitaine Henrik était d’un autre calibre. Si remue-ménage il y aurait, cela se passerait là-bas.

Ses doigts tambourinèrent sur le banc. Son chef lui avait demandé de couvrir les procès du jour. Mais le public s’en fichait, non ? 

Ce que les habitants voulaient savoir, c’était ce qu’allait faire le guet après l’évasion… Où était le criminel évadé ? La ville les protégeait-elle ?

-Et merde.

Elle se leva et prit la direction du guet des Pêcheurs. Sa sacoche au flanc, la journaliste pressa le pas, comme pour laisser derrière elle ces ennuyeux procès - et les consignes de son employeur. 

Toute son expérience professionnelle, tout son instinct de limier, lui hurlaient que c’était là-bas que tout allait se passer.

Les rues menant au quai demeuraient toujours aussi bouchées. L’activité n’allait pas s’arrêter après le décès d’une poignée de gens via Oktora. Le commerce n’avait pas le temps de vivre le deuil. Aussi, charrettes, tonneaux, animaux circulaient comme si rien ne s’était passé. Tout juste distinguait-on quelques bouquets de fleurs alignés au sol, à l’entrée de la grande avenue. 

Alors que la cohue s’intensifiait, une gamine rousse pressée la bouscula, cria un “un désolé” et disparut comme une souris.

-Faut pas se gêner, grommela Teresa.

Elle prit sa sacoche en main et vérifia qu’il ne manquait rien. Les vide-goussets étaient légion dans le coin, en dépit des efforts du guet.

Au loin, elle distingua un attroupement. 

-Tiens donc…

Intriguée, elle s’avança.

-Ha ! J’avais raison, triompha-t-elle.

Deux groupes s’invectivaient. D’un côté, des marins, visiblement ivres, crânaient. Leurs bonnets colorés sentaient le Jadien à plein nez. En face, des débardeurs agressifs vociféraient. Et au milieu, deux malheureux agents du guet qui cherchaient à séparer l’enfer en deux.

-Oh que ça sent le roussi, jubila Teresa.

Les titres de son article défilèrent dans son esprit : “Colère sur les quais”, “Deux agents massacrés par la foule”, ou encore “Des marins Jadiens attaqués”… de quoi vendre des Gazettes pendant des jours. Tout dépendait de l’angle choisi. Et la différence entre elle et certains de ses collègues consistait en sa volonté farouche de savoir de quoi il retournait avant de choisir son angle.

Elle se déplaça donc et contourna l’attroupement, s’infiltrant vers l’arrière du groupe des débardeurs. Elle avisa une poissonnière qui, indifférente, continuait à couper les têtes et queues avant de les jeter dans une caisse.

-Il se passe quoi ?

-Des foutus Jadiens qu’ont abimé des putes. Les gars aiment pas trop qu’on touche aux filles, ici. Surtout celles de la Sirène

-Rien à voir avec le fait qu’ils soient Jadiens, donc.

-Mpf. Foutus Jadiens.

La matrone coupa la conversation avec un regard venimeux et asséna un violent coup de hachoir sur le billot. Teresa s’en alla prudemment et interrogea une autre femme, qui roulait un cordage.

-Ha, ces Jadiens… commença-t-elle.

-Pour sûr. Des malhonnêtes ! Ils paient jamais les taxes. Ce bateau, là, le Bolon… l’a pas débarqué un seul poisson depuis trois jours. Mais des caisses, ça… et un type bizarre aussi.

-Bizarre comment ?

La femme, trop heureuse de pouvoir dispenser ses ragots, décrivit un homme maigre et à l’air halluciné, vêtu de noir, une cordelette autour de la taille. Teresa sentit son intérêt se lever. La description ressemblait celle de Tagzyk, l’étrangleur arrêté par le capitaine Henrik quelques temps plus tôt. Ouh que cela puait la catastrophe !

La journaliste poursuivit son enquête pendant que des pierres volaient. Des gamins lui confirmèrent qu’aucun poisson n’avait été débarqué. Certains enfants avaient même reçu des pièces pour porter des messages au quai des Marchands, après quoi des carrioles avaient traversé la ville et chargé des caisses.

Teresa modifia son titre : “Contrebande jadienne quai des Pêcheurs”.

Alors que les deux agents subissaient de plus en plus de violence, elle entendit une voix tonner.

-Ho là ! Que se passe-t-il ici ?

Le capitaine Henrik, bien sûr. Impavide, il fendit la foule, sabre à la main, suivi par un soldat à l’air menaçant et une dizaine d’autres agents. Des archers armèrent en arrière et les épéistes repoussèrent les deux camps, gagnant l’endroit où leurs collègues résistaient. Les deux victimes, dont l’une le visage en sang, furent immédiatement exfiltrées.

L’intérêt de la journaliste monta d’un cran. Elle assista, incrédule, à la fin des hostilités. L’autorité naturelle du capitaine - autant que l’attitude dangereuse des agents du guet - fit disparaitre la moitié des débardeurs. De l’autre côté, les marins, ivres, voulurent jubiler, mais leurs gestes d’insultes ne furent pas du goût du capitaine. Il repoussa lui-même le meneur vers la passerelle, suivis des autres marins, et cantonna au pied du Bolon son assistant. Campé sur ses deux jambes, rapière à la main, il avait tout d’un tueur, affublé d’un costume du guet pas vraiment à sa taille.

-T’es qui, toi ? 

Intriguée, Teresa, qui connaissait tous les agents du guet, assista avec surprise à l’arrivée d’une jeune femme mal habillée également, avec un casque trop petit et un plastron d’homme, qui sembla traduire les propos des marins. Trop loin pour entendre quoi que ce fut, la chroniqueuse échoua dans ses tentatives de se rapprocher. Le cordon créé par les agents du guet termina les hostilités, et les débardeurs reprirent le chemin de leur travail.

Teresa demeura à proximité, dans l’espoir de pouvoir poser des questions au capitaine, ou à un autre agent. Un espoir vite douché : tout le groupe rentra au guet, compact, et les armes toujours tirées des fourreaux la dissuadèrent d’insister. Le capitaine Henrik avait plié l’affaire en moins de temps qu’il n’en fallait pour dire “catastrophe”. Une part d’elle admira son sang-froid.

La journaliste se contenta donc de retrouver les meneurs des débardeurs afin d’agrémenter son compte-rendu de témoignages. Ils renforcèrent les informations apprises par les femmes des quais et ajoutèrent des détails probablement exagérés afin de se donner le beau rôle. Puis, elle se rendit au bordel La Sirène, et persuada quelques filles de raconter leur histoire, une histoire tellement banale. Des marins ivres, des impayés, des mauvais traitements sur les filles… Malheureusement, dans un port comme Stralsund, même les maisons de passe les plus prestigieuses étaient confrontées au problème. Le fait que les Jadiens et les Strasundis se méfient naturellement les uns des autres n’arrangeait rien. Jade grondait toujours et supportait mal la tutelle de la grande capitale marchande. Une île insoumise… Par acquit de conscience, elle se rapprocha du Bolon, mais des agents du guet en surveillaient les abords et lui interdirent la moindre entrevue avec les marins. Ils restèrent muets. La seule nouvelle qu’elle put ajouter à son compte-rendu fut l’explication de la présence de ces deux nouveaux agents : le guet des Pêcheurs, suite à l’annonce parue dans la Gazette, avait procédé au recrutement le jour même et six agents avaient été engagés. Elle nota mentalement d’aller les trouver afin de voir si elle pouvait dénicher des failles chez eux et obtenir des informations inédites.

Il était tard lorsqu’elle s’estima satisfaite. Teresa Kouros s’approcha du guet des Pêcheurs, mais, encore une fois, l’accès lui fut refusé. Le sergent Larsen lui signala que “le capitaine dînait avec sa dame”. Sans doute sa collègue Dorotéa. Elle ne se laisserait pas cuisiner facilement… Peste, voila une journaliste qui avait accès au personnage le plus intéressant de la ville, et qui n’en publiait pas une ligne ! Teresa rageait. Quelle romance à deux sous !

Privée d’explication officielle, elle choisit de reprendre le chemin du quartier de l’Académie. Elle passa ses nerfs en envoyant paître quelques vendeurs ambulants. Puis, elle mit une heure à rédiger son article sur les événements de la journée, mettant en avant les témoignages poignants des femmes de la Sirène. Elle transcrivit les propos entendus le plus fidèlement possible. Des faits, rien que des faits. Elle laisserait l’analyse politique aux spécialistes.

Pour ce qu’elle en savait, il ne s’agissait que d’une bagarre d’ivrognes sur fond de violences sexuelles, et c’était déjà suffisamment grave. Son patron avait bien sûr râlé au sujet de son abandon de poste, mais il savait reconnaître les bons choix. Et l’article sur les incidents du Bolon avait bien plus de saveur qu’un banal vol de bijou.

Mais alors même que son papier filait vers ses collègues typographes, Teresa ne put s’empêcher de se dire que rien n’arrivait près du capitaine Henrik par hasard. Il y avait ce type maigre débarqué un peu plus tôt du Bolon. Il y avait ces agents étranges - cet homme à l’allure de mercenaire et la femme tremblante qui traduisait. Ces six recrutements ne ressemblaient en rien aux recrutements précédents.

Oui, il y avait quelque chose à creuser. Elle tenterait de faire parler Dorotéa. Elle paierait quelques gosses des rues pour surveiller les alentours. Définitivement, il se passait des choses, guet des Pêcheurs. Avec en plus De Jong dans la nature, la ville sentait la poudre.

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