Mikhail n’aimait pas ce qu’il voyait.
-Vous êtes sûrs du chemin ? demanda-t-il.
-Evidemment !
Les deux marchands de Delta lui avaient proposé de les accompagner lors de ce premier voyage. Le négociant de Stralsund se retrouvait donc sur les berges d’un fleuve d’une largeur incroyable, au débit rapide, dévoré par des moustiques. La chaleur était étouffante. Il croyait avoir connu l’enfer en traversant le désert depuis Oasis, droit vers le sud. Mais une fois la savane franchie, puis la jungle, il avait découvert que les dieux pouvaient encore augmenter la température du four.
Ce n’était pas tant la chaleur, se corrigea-t-il. Mais plutôt l’humidité. Le moindre mouvement lui donnait des suées à tordre sa chemise. Les deux hommes à la peau noire souriaient, indulgents. Ils avaient l’habitude de ces climats. Foutu pays.
Pourquoi avait-il quitté Hoorn ? Il rêvait de ses hivers rudes, glacés, de ces étendues de steppe aux buissons bas et à l’herbe rase. Ici, la végétation luxuriante cachait des dangers permanents. Il avait l’impression d’être un poisson hors de l’eau. Guidé tel un enfant par ses deux partenaires commerciaux, il devait s’en remettre à eux pour sa propre survie.
Dès le premier jour de voyage, au milieu du désert, ils lui avaient sauvé la vie. Vif comme l’éclair, Moussa, le plus grand des deux Deltaèdes, avait propulsé sa pique droit sur l’insecte qui s’apprêtait à expédier son dard sur lui. L’horreur fut encore plus grande lorsqu’il avait ri aux éclats et entreprit de cuire le scorpion pour le manger. Au coin du feu de leur bivouac, l’homme et son compagnon, Samba, lui avaient raconté les légendes de leur pays. Sous la vaste couverture céleste, ils avaient décrit les étoiles, expliquant que les hommes n’étaient que des dieux déchus, tombés du ciel et qu’ils passaient leur vie à expier leurs pêchés. Seuls les vertueux se voyaient une chance d’y retourner à leur mort. Mikhail, dont les dieux des steppes lui paraissaient si loin, s’était allongé et avait peiné à trouver le sommeil. Le regard perdu sous les constellations, il s’était surpris à essayer de reconnaître ses ancêtres dans les points brillants au dessus de sa tête. Il y avait des croyances plus idiotes, finalement.
Le désert fut une épreuve, mais les chameaux ne s’affolaient pas. Les placides animaux traversaient les dunes, leur corps ondulant selon un rythme connu d’eux seuls. Mikhail avait eu du mal à se faire au tangage, qui lui avait rappelé l’effroyable traversée des mers du sud, entre Stralsund et Sirân. Il y avait si longtemps… Cela aurait pu aussi bien être quelqu’un d’autre. Ou alors, c’est qu’il avait changé.
La caravane de Moussa et Samba se composait d’une trentaine de chameaux, chargés des marchandises de Stralsund. Lainages, draps fins, vins, horloges. Des richesses attendues à Delta, loin au sud-ouest. Les animaux supportaient des charges importantes, en plus d’une dizaine d’employés. Le matériel de cuisine et les tentes pour la nuit occupaient plusieurs chameaux, mais le reste… devrait rapporter une fortune à Mikhail et à ses maîtres, la famille Olsen. En retour, il espérait rapporter des caisses de sirân, l’épice la plus chère et la plus convoitée du monde. Quelques grammes parfumaient les plats, offrant un bien être considérable, un regain d’énergie et de lucidité. Une sorte de produit miracle, en somme.
Après le désert vint la savane. Des étendues plates à perte de vue, des herbes basses, parfois des champs d’herbes coupantes. Les animaux pullulaient, cette fois. Autant les dunes de sables cachaient leur faune, et donc ses dangers, autant la savane offrait à la vue un festival de prédateurs et d’herbivores massifs. Voila donc d’où venaient les peaux de lion et les défenses d’éléphant, songea Mikhail.
La traversée fut sans histoire, même si les porteurs se relayèrent chaque nuit afin de repousser des menaces bien réelles. Même les insectes, comme certaines énormes fourmis, pouvaient se révéler mortels. Chaque point d’eau regroupait des masses sauvages. La caravane des deux frères connaissait bien son travail et ses chants et hululements chassaient assez facilement bon nombre de bestioles craintives. Les plus lentes n’échappaient pas aux sagaies, lancées avec une précision stupéfiantes. La viande égaillait les repas du soir, fort monotones par ailleurs.
La jungle s’annonça par une pluie diluvienne. Mikhail n’aurait pas pensé être plus trempé qu’à l’approche de la forêt, lui qui avait tant manqué d’eau dans le désert. Des gouttes énormes s’écrasèrent sur son chapeau. La peau rougie par les heures au soleil lui faisait mal, et la pluie n’arrangea rien. Le contraste entre la chaleur sèche du désert et celle étouffante de la jungle lui apporta des démangeaisons sur sa peau de Nordien. Et les insectes n’arrangèrent rien : sitôt la pluie disparue, les moustiques se régalèrent. Serpents, araignées… combien de dangers mortels se terraient entre les arbres ? Ils laissèrent les chameaux dans un village à l’orée de la jungle, et chargèrent à la place des dizaines d’ânes aux cuisses puissantes.
Le sol, inégal, rongé par des racines, des arbustes tordus, les troncs d’arbres immenses ravagés par les lianes… Et l’odeur d’humus, puissante, qui donnait à l’ensemble une atmosphère d’une région hors du monde. Hoorn, ses lièvres des neiges, ses renards argentés et ses ours puissants, les castors sur les fleuves… oui, les glaces lui manquaient.
Mais son devoir l’amenait là. Stralsund ouvrait là une nouvelle voie commerciale, et ce serait grâce à lui. D’habitude, les commerçants s’arrêtaient à Oasis, où les richesses du sud lointain transitaient. Mais Mikhail, lui, irait plus loin, établirait un comptoir à Delta et, grâce aux frères Moussa et Samba, se passerait d’intermédiaires. Le Consul serait ravi.
Ce n’est qu’arrivé au bord du fleuve qu’il mesura l’ampleur de la tâche.
-Donc, c’est là qu’on traverse ?
-C’est ça ! s’amusa Moussa.
Oui, Mikhail n’aimait pas ce qu’il voyait. Le petit village au bord du fleuve comptait une centaine de cahutes de terre de forme ronde. Un embarcadère se jetait sur le fleuve Delta, et de grandes barques attendaient leur chargement.
-C’est notre village, expliqua Samba. Nous possédons trois grandes barques sur lesquelles nous allons charger les marchandises. Nous descendrons le courant jusqu’à la grande ville, loin vers l’Ouest. Et nous le remonterons à la voile et à la rame pour revenir ici. C’est facile, on l’a fait plein de fois.
Les barques des deux marchands n’inspiraient pas vraiment confiance à Mikhail, mais il n’avait guère le choix. Les porteurs chargèrent donc les navires et tout le monde embarqua sur des coques branlantes, et ils levèrent l’ancre.
L’eau du fleuve, marron foncée, lui paraissait tout droit sortie des enfers. Les hommes utilisaient de grandes perches afin d’orienter le navire dans les rapides. Il distingua d’étranges animaux tout au long du voyage, que les hommes appelaient “crocodiles” ou “hippopotames”. Et toujours, les insectes qui le dévoraient… sa peau blanchâtre, désormais tannée par les épreuves du parcours, s’étoilait de boursouflures. Il doutait que sa mère le reconnaisse s’il la revoyait un jour.
Le Hoornien entreprit de rédiger son voyage, avec le plus de précision possible. Il tenait à confier ce récit aux Olsen, afin que les négociants de Stralsund de la grande famille dirigeante puisse organiser leur voyage sans intermédiaire. Ceci dit, il prenait surtout conscience de son ignorance du climat, de la faune et de la flore. Seuls les indigènes sauraient survivre ici. Il avait eu bien de la chance de rencontrer ses deux guides.
Le fleuve Delta ne ressemblait à rien qu’il connût. Le fleuve du Nord, qui traversait Hoorn, traversait des étendues herbeuses avec un lent débit, comme s’il était à peine réveillé de son hibernation. La Stral et le Sund, qui se jetaient dans l’océan dans la ville qui portait leurs noms, n’étaient pas très larges, et, s’ils traversaient des forêts denses, ils longeaient surtout des terres fertiles, plaines à blé, oliviers et vignes. Mais ici… le fleuve déchirait une forêt tropicale dont on ne voyait rien, si ce n’est quelques troncs énormes, des feuillages tombant et des lianes. Et cette largeur… On aurait pu mettre une journée entière pour traverser d’une rive à l’autre et, vu la vitesse de l’eau, il aurait ensuite fallut remonter le cours d’eau sur des lieues. Il serait impossible de bâtir un pont aussi long.
Le voyage à bord dura plus d’une semaine. Mikhail se laissa porter. On lui appliqua un onguent concocté à base de racines et de feuilles inconnues, qui sembla apaiser ses piqûres et repousser un peu les moustiques. Ils dormaient à la belle étoile, adossés aux caisses de marchandises. Il espérait que l’humidité n’avait pas abîmé les tissus, ni la chaleur gâté le vin. La qualité des marchandises jouerait un grand rôle dans la réussite de son entreprise.
Il ne comprit tout d’abord pas qu’ils approchaient de la ville de Delta. Le débit du fleuve se ralentit peu à peu. Les hommes pesaient sur les perches, guidant les barques entre des bancs de sable et des langues de terre arborées. Le fleuve semblait se diviser en de multiples bras, des méandres qui formaient un labyrinthe conçu par un dieu fou. Mikhail n’aurait jamais pu trouver son chemin, mais Moussa, à bord de sa barque, et Samba, juché à la proue d’une deuxième, guidaient le parcours avec sérénité. Ils lisaient le cours d’eau comme un livre. Au bout du chemin, des cabanes sur pilotis, puis des maisons de pierre, de terre ou de torchis, empilement d’habitations sans aucune cohésion, s’offrirent au regard. Le Hoornien découvrit ainsi Delta, dernière étape de son voyage.
La ville, peuplée de trente mille âmes environ, occupait une vaste étendue rocheuse au milieu de l’embouchure du fleuve. Personne n’avait réussi à traverser la grande barrière de récifs qui protégeait la baie. Le commerce maritime semblait impossible par ce biais, et expliquait qu’il fallait de telles épreuves pour l’atteindre. Pour autant, la ville s’imposait comme l’étape parfaite qui centralisait les richesses. Le commerce de l’or, de l’ivoire et des épices aboutissait ici. Des ponts sur chaque bras du fleuve, d’îlots en îlots, permettaient de transiter à travers cette ville, devenue passerelle entre nord et sud. De vastes entrepôts longeaient les berges et les deux frères manoeuvrèrent afin de stopper leurs barques sur les premiers embarcadères libres. Mikhail contemplait, incrédule, à une noria de petits voiliers qui transitaient sur toute la largeur de cette petite mer.
-On y est, monsieur le Nordien ! Sourit Moussa.
Mikhail savait que des natifs de Stralsund avaient déjà parcouru les rues de cette ville, mais il se demanda un instant si quelqu’un d’autre que lui était venu de Hoorn. Il se rengorgea à l’idée d’être l’homme qui avait effectué le plus long voyage nord-sud de l’histoire de l’humanité.
Les négociants trouvèrent leur propre entrepôt et toutes les marchandises y furent débarquées. Les surprises ne manqueraient pas, les jours suivants. Les deux frères pensaient prendre un peu de repos dans cette soirée, avant de conduire leur associé vers l’immense marché en plein air, où les richesses de Stralsund y seraient proposées. L’arrivée de leur caravane fut rapidement connue et plusieurs hommes importants vinrent les rencontrer et entamer les premières discussions.
Mikhail attirait les foules. Les hommes blancs étaient rares, dans la ville, et une peau aussi pâle encore plus. Les enfants surtout, fascinés, s’approchaient de lui et essayaient de toucher sa peau. D’autres, plus craintifs, croisaient leurs doigts devant lui. “Ils pensent que vous êtes un démon échappé des enfers”, s’amusa Samba. La superstition viendrait-elle plomber ses négociations ?
Le repas du soir fut une nouvelle épreuve. La nourriture exotique, lourde d’épices, lui brûla la gorge sous les rires de ses compagnons. Les plats étaient si étranges qu’il ne sut même pas ce qu’il mangeait. Il ne reconnut aucun légume, aucune viande, aucun fruit mais, en dépit de cela, il apprécia les mets proposés. On lui joua un tour en lui offrant un étrange fruit jaune, qu’il tenta de manger en croquant dedans. Hilares, ses amis finirent par lui expliquer qu’il fallait d’abord le peler. La douceur de ces “bananes”, fondantes, fut un plaisir après cela.
Le lendemain, les caisses de soieries, les lainages, les bouteilles de vin et d’huile d’olive, les horloges mécaniques, de l’ambre venu de son lointain nord, et de multiples objets travaillés par les artisans de Stralsund peuplèrent le marché. La foule se pressa, fascinée par des richesses inconnues. Mikhail, aidé par ses deux compagnons en guise d’interprètes, expliqua pendant des heures le fonctionnement des horloges, et négocia dur le prix de ses marchandises. Il comprenait que leur valeur venait de leur exotisme. Tout au long de son voyage, il avait assisté, émerveillé, à la découverte d’un nouveau monde. Plantes, animaux, paysages, mais aussi chansons, musiques et plats cuisinés, tout était étrange et inédit. Rien de cela ne rappelait sa propre terre d’origine. Lorsqu’il déballait ses produits venus du Nord, il se rendait compte que, pour les habitants de Delta, il leur apportait un aperçu du voyage, un regard sur l’étranger. Une goutte de vin des coteaux du sud, un bijou en ambre, étaient autant de fenêtres sur le rêve, sur l’ailleurs, sur l’inconnu. Un pont vers l’autre, en somme.
Lorsqu’il repartirait, ses caisses chargées de malaguette, de bois rares, d’alcools étranges, d’épices et surtout, de sirân, il donnerait à son tour, aux peuples du nord, un aperçu de l’exotisme des coutumes du sud. Ce voyage le changerait, à coup sûr. Il se souviendrait jusqu’à sa mort de cet autre monde, si étonnant, si différent.
Une fois toutes ses richesses vendues, tout l’or dans ses coffres, et tous ses achats préparés, minutieusement emballés, Mikhail se prépara au voyage du retour. Des semaines de barque, une dangereuse traversée de la jungle, puis la savane, puis le désert. Ensuite, droit vers le nord, Oasis, encore du désert, la longue remontée du fleuve Emeraude jusqu’à Kalandra, puis Sirân. Il prendrait ensuite la mer, vers les îles du sud - mais était-il correct de les nommer ainsi, tant la terre était vaste ? -, Jade, Safran ou Coriandre, escales avant Stralsund. Une fois riche et reconnu… Il eut envie, désespérément envie, de traverser encore la moitié du monde vers le nord, pour retrouver Hoorn. De la neige… pas de moustiques. Oui, cela lui plairait bien. Là-bas, personne ne le croirait, lorsqu’il raconterait son voyage.
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