-Êtes-vous prête ?
La voix de Guillaume Rodrigue résonna dans l’escalier de la la résidence du marchand-fourreur de Narval. Sarah Cattermole grogna en s’escrimant sur la fermeture de sa malle.
-Juste un instant…
Un claquement retentit et elle poussa un sourire de soulagement. Quel calvaire ! Elle remit en place une mèche de cheveu d’un souffle, et poussa un grand soupir. Elle tourna ensuite la tête et, du regard, fit le tour de sa chambre-atelier. Il lui faudrait mettre de côté bien des outils indispensables, ses bocaux de pigments… impossible de tout emmener.
La peintre sortit de la pièce, retenant un début de crise d’angoisse. Des semaines de mer l’attendaient. Guillaume Rodrigue avait à faire à Stralsund, et, sur la demande de ses contacts, il lui avait demandé de l’accompagner. De nombreux riches marchands de la ville-monde souhaitaient un portrait réalisé par ses soins. Un travail qui lui vaudrait une rémunération démesurée, et la placerait à l’abri du besoin pendant des années.
Après des adieux émouvants à Sylvia, l’épouse du marchand, et les enfants - Tilda, boudeuse, aurait rêvé de l’accompagner - Sarah et Guillaume Rodrigue prirent la direction du port. Des porteurs se chargèrent des bagages et, le visage rougi sous l’effort, peinaient avec la malle de l’artiste.
-Vous savez que nous pourrons acheter l’essentiel de vos outils à Stralsund ? C’est la plus grande ville du monde. Vous y trouverez tout ce qu’il vous faut.
-Oui, mais ce ne sera pas pareil. J’ai mes habitudes et… mes pinceaux, ma palette… certains produits…Je ne me sentirai pas à l’aise sans, avoua Sarah.
C’était la première fois qu’elle prenait la mer. Elle éprouvait le besoin de se rassurer avec quelque chose de familier. D’où une myriade d’objets qui ne lui serviraient sans doute même pas… Sans parler des vêtements, bien sûr : une femme invitée dans le grand monde se devait de disposer d’une vaste garde-robe. Un carton à chapeau aux rayures rouges roula, sous les imprécations d’un des porteurs.
Finalement, tout fut chargé. Pendant que la calèche transportait les hommes, une carriole tirée par des bœufs s’occupait des malles et sacs. Ils arrivèrent sur les quais une demi-heure plus tard.
Le port, dynamique, offrait un kaléidoscope de couleurs. En temps normal, Sarah se serait arrêtée, aurait déballé son chevalet et se serait immergée dans son travail, capturant des moments de vie quotidienne. Cette fois, elle se planta au pied de la passerelle, observa le lourd navire aux mâts dressés vers un ciel d’azur. Et monta à bord.
Elle s’attendait à être malade, et fut surprise de ne pas l'être. Le roulis la déséquilibrait bien trop pour qu’elle puisse mener à bien la moindre peinture, mais elle tenta tout de même d’esquisser quelques croquis sur son carnet à dessins. Le travail des marins la fascina. Tous ces corps musculeux, tirant des cordages, grimpant sur les vergues, menant toutes sortes d’activités incompréhensibles d’elle, lui offrirent quelques travaux d’études passionnants. Elle croqua des mains, des gestuelles, afin de maintenir son niveau. Elle aurait à peindre des portraits d’hommes puissants, et il lui faudrait réussir le moindre détail.
Le début du voyage consista à sortir de la baie au fond de laquelle se situait Narval. La ville de Kalara se trouvait au bout de la péninsule, et ils y firent escale. La deuxième ville de l’empire narvalien dominait un promontoire rocheux. Une forteresse surmontait la cité et veillait à annoncer l'arrivée d’une flotte en amont de Narval. Ils ne restèrent que deux jours, le temps de décharger quelques marchandises, d’en recharger d’autres, et de vérifier l’état des stocks. Sarah ne s’éloigna guère de leur auberge, mais travailla à nouveau sur quelques croquis de la ville et de ses habitants. Elle dénicha aussi une boutique de marchand de couleurs, où elle fit l'acquisition d'un bleu outremer original. Guillaume Rodrigue s’amusa : la jeune femme repartit avec quelques fioles aux couleurs de l’arc-en-ciel. Leur trouver une place dans sa malle surchargée fut un calvaire.
Leur route continua, monotone, avec une traversée en droite ligne vers le sud et un comptoir de Narval, la cité de Farks. Dans son anse abritée, au bout d’une plaine verdoyante, la ville exportait une bonne partie du blé et du vin nécessaires aux cités du nord. Des carrières immenses dans l’arrière-pays produisaient du marbre ou du tuffeau, utilisés dans les constructions monumentales. L’escale dura moins longtemps : Sarah ne put s’attarder à terre, mais acheta tout de même deux nouveaux carnets à dessin. Ceux qu’elle avait emporté étaient déjà remplis…
Emerveillée, Sarah subissait une curiosité dévorante pour le monde qu’elle découvrait bien plus vaste qu’elle ne pensait. En revanche, l’étape suivante fut un supplice. De Farks, ils devaient rejoindre l’île de Rogo, au large du continent, dernière colonie de Narval. Des orages incroyables perturbèrent la traversée. Des éclairs blancs zébraient un ciel d’encre, puis une pluie diluvienne emporta tout sur son passage. La couleur disparut. Sarah passa l’essentiel de ces moments roulée en boule dans sa couchette, sous une couverture, à claquer des dents de froid. Elle vomit plus d’une fois dans un seau. Elle crut mourir plus d’une fois, dans l’ombre la plus totale : le capitaine refusait d’allumer bougies ou lampes à huile, par peur de l’accident.
Secoué, leur navire, le “Nacarat”, émergea dans la lumière après trois jours épiques. Un soleil brillant raviva la flamme dans les cœurs des marins, qui saluèrent la Dame et la remercièrent en jetant des brins d’oliviers et du sel, selon la tradition.
-Eh bien, quel grain ! Pour un peu nous rejoignions la Cité blanche, souffla la capitaine.
-La Cité blanche ?
-Oh, une vieille légende de marins. On dit qu’au bout du monde se trouve une ville aux hautes tours blanches, et que c’est là que vit la Dame, la déesse de la mer, et qu’elle accueille là-bas les marins perdus.
-Je l’ignorais, avoua Sarah.
L’homme à la barbe poivre et sel ne s’attarda pas sur le sujet. Elle ne faisait pas partie des gens de mer, donc elle n’avait pas à savoir. Cependant, le soir, dans sa cabine, la peintre ne trouva pas le sommeil et sortit son carnet à dessin. A la lumière d’une lampe à huile, elle griffonna une cité aux hautes tours sans y faire vraiment attention au départ. Finalement, elle s’endormit et rêva de cette ville lointaine.
Le reste du voyage alterna entre moments d’accalmie et de vagues impressionnantes. Après quelques réparations à Ritinu, où il n’était pas initialement prévu qu’ils s’arrêtent, il traversèrent jusqu’à l’île de Rogo. Quelques échanges de marchandises plus tard, le navire prit la direction de l’est. Cette partie de l’océan était semée d’îles de toutes tailles, toutes contrôlées par Stralsund, l’ennemi commercial de Narval. Guillaume Rodrigue se méfiait des pirates dans ces eaux chaudes du sud. Les ilots volcaniques offrirent à l’oeil de Sarah des nuances de verts incroyables, tant les forêts se différenciaient de celles du nord. Si elle avait pu peindre tout cela… Elle termina deux carnets de croquis, et son imagination accumulait les idées de toiles.
Enfin, après des semaines de navigation, le Nacarat arriva en vue du port de Stralsund.
L’immense métropole du sud dominait un vaste empire commercial. Le grand phare qui dominait la rade brillait à des lieues de distance, et annonça la ville. Sarah en resta bouche bée. Narval lui apparut comme un village de province.
La Citadelle surmontait la ville, une colline rocheuse, où des palais incroyables dominaient les quartiers industrieux d’une ville qui ne dormait jamais. Lorsque leur navire franchit l’entrée de la rade, elle aperçut à droite - non, à tribord - une forêt de petits navires de pêche. Et de l’autre côté - babord donc - d’immenses caravelles et nefs. Au centre, l’embouchure des deux fleuves, la Stral et le Sund, qui donnaient leur nom à la ville. Le coeur battant, Sarah Cattermole fut assaillie par une explosion de couleurs : ciel bleu, voiles blanches, navires aux coques chamarrées de jaune ou rouge, dômes et coupoles dorées, mais aussi, au sommet de la Citadelle, de la verdure… Elle n’avait pas assez d’yeux. Guillaume Rodrigue souriait derrière elle, sans oser la déranger dans sa transe.
Le débarquement dans le quartier des Marchands fut une deuxième révolution. La peintre n’avait jamais vu autant de monde réunit au même endroit. L’activité évoquait celle d’une fourmilière. Des gens pressés, porteurs, débardeurs, camelots, gamins des rues, riches bourgeois, le tout dans un tonnerre de bruits - appels et meuglements d’animaux, cris des mouettes et hurlements des bateleurs. Une vie ne suffirait pas à dépeindre ce chaudron bouillonnant.
Le marchand-fourreur donna ses ordres et le débarquement de ses marchandises commença. La ville de Narval disposait d’un petit comptoir, vaste bâtiment composé d’entrepôts et de logements destinés aux marchands de passage. Rodrigue y conduisit Sarah et les domestiques, et ils prirent possession de quelques chambres.
-Nous ne resterons pas ici bien longtemps, de toute façon. Nous sommes invités prochainement à l’ambassade de Narval, sur la Citadelle. Je connais bien l’ambassadeur, et il préparera un hôtel particulier pour la durée de notre séjour. Ce ne sera pas sur les hauteurs, malheureusement : il n’est pas facile d’y entrer, et encore moins d’y résider. Mais le quartier de l’Académie sera parfait. Il est proche du port marchand pour mes affaires mais bien plus distingué. Vous vous y sentirez comme chez vous : c’est le quartier des artistes.
Guillaume avait raison, bien sûr. Le lendemain, Sarah s’y fit conduire par un employé du comptoir. Accompagnée de sa chambrière - elle, qui vivait dans la misère il y a quelques mois, avait une chambrière !-, la peintre sillonna les artères du quartier de l’Académie, se pâma devant des devantures extraordinaires. Si sa servante ne l’avait pas un peu retenue, elle aurait laissé toutes ses économies dès le premier jour, chez des marchands de couleurs, des vendeurs de pinceaux et des imprimeurs. De petites galeries exposaient des œuvres d’une qualité rare, et Sarah se sentit intimidée par le niveau proposé par chaque toile. Comment des marchands prestigieux pourraient faire appel à ses services depuis l’autre bout du monde, alors que des tableaux plus beaux que les siens se vendaient trois sous au pied de leurs murs ?
Un peu déprimée, et surtout désorientée par l’ampleur de la ville, elle finit par s’arrêter au pied d’une fontaine, les jambes lourdes. A ses côtés, l’employé du comptoir, chargé de sacs, déposa le tout et se creusa le dos, épuisé. La petite chambrière n’en pouvait plus, elle non plus. Sarah tira un carnet de sa poche et dessina quelques scènes de la ville. Il lui faudrait absolument peindre une toile du port. Le commis lui confirma qu’il était possible de marcher le long des remblais jusqu’au phare, et qu’elle y aurait une vue incroyable sur l’ensemble de la ville. Elle espérait avoir le temps de réaliser ce tableau.
Alors qu’ils grignotaient quelques fruits frais achetés auprès d’une petite vendeuse ambulante, le regard de l’artiste fut attirée par une échoppe anonyme. Un chevalet traînait à l’entrée. Elle ne l’avait pas vu initialement, car il était masqué par un groupe de bourgeois bien habillés, en pleine discussion.
Un tableau reposait sur ce chevalet. Sarah, intriguée, se leva et s’approcha, au grand dam de ses deux compagnons. Elle leur fit signe de demeurer là où ils étaient, et se rapprocha.
La toile, parfaitement exécutée, présentait une scène d’un navire approchant d’un port. Le camaïeu de bleus et le dessin des vagues lui arrachèrent une marque d’appréciation. Mais surtout, la ville était blanche, comme des tours. Sarah entra dans la boutique et interrogea le propriétaire.
-Quelle est cette ville ?
-Ha, c’est une vision d’artiste… Elle n’existe pas vraiment. Connaissez-vous la légende de la Cité blanche ?
-Des marins m’en ont parlé rapidement, oui…
-Eh bien voici telle que l’artiste l’imagine. Une mauvaise toile, si vous voulez mon avis. Mais le peintre est un ami, aussi je la sors quelquefois… Cela n’intéresse pas grand monde. La Cité blanche, c’est surtout un mythe de marins, une façon pour eux de vénérer la déesse de la mer. Et les marins n’achètent pas de tableau. Les riches bourgeois de la ville demandent plutôt des portraits d’eux. C’est leur réussite qu’ils veulent fixer sur la toile. Les seuls qui achètent des croûtes sur la Cité blanche, c’est les Olsen.
-La famille qui dirige la ville ?
-Ouais, c’est leur lubie, la Cité blanche. On dit qu’ils ont bâti leur fortune là-dessus.
-Comment cela ?
Le propriétaire de l’atelier expliqua que, selon une rumeur, la famille Olsen avait trouvé, loin au large, une ville inconnue, et qu’ils en ramenaient des marchandises rares et précieuses, vendues à prix d’or.
-Quoi, comme marchandises ?
-Personne ne sait chez le petit peuple. Seuls les riches le savent.
Elle pensa que cette théorie ne tenait pas debout : pour de tels voyages, il faudrait des navires solides, avec des équipages nombreux, et quelqu’un parlerait forcément de ce qu’il avait vu. Les marins n’étaient pas réputés pour leur tempérance. Avec l’alcool, les langues se délieraient. Quand aux produits mythiques ramenés de cette destination fantasque, ils auraient tôt fait de finir sur le marché.
Fascinée par le tableau, elle décida sur un coup de tête de l’acheter. Elle négocia le prix, minimisant les mérites de l’œuvre à grand renfort de vocabulaire technique, qui alertèrent le vendeur. Il se rendit compte que la femme inconséquente devant elle connaissait son sujet. Il se demanda qui elle était pour s’y connaître autant.
-Vous la ferez livrer à cette adresse, dit-elle lorsqu’ils se mirent d’accord sur le prix.
-Le comptoir de Narval ? Mais… Seriez-vous Sarah Cattermole ? demanda le vendeur, les yeux ronds.
-Mais… comment me connaissez-vous ?
-Tout le milieu artistique vous connait ici ! Votre portrait du marchand Duval a beaucoup impressionné… Il faut absolument que vous rencontriez les peintres de Stralsund ! Ils seront enchantés de vous rencontrer !
Estomaquée par cette renommée inattendue, la jeune femme sortit, le tableau sous le bras. Sa servante, les yeux vers le ciel, la gronda pour cet achat irréfléchi, alors que le jeune commis fut contraint d’appeler un gamin des rues pour l’aider à porter les affaires.
Sarah Cattermole, sonnée, n’en revenait pas. Quelques mois plus tôt, elle dormait sans feu, vêtue de hardes. Et ce soir, elle rejoindrait un cercle de peintres réputés dans une galerie du quartier de l’Académie de Stralsund. Peut-être avait-elle été bénie par la Dame de la Cité blanche, après tout…
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